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La dérive vers un État policier : bilan et propositions

Commission Démocratie d’Attac

mercredi 5 juin 2019

Des milliers de manifestant-e-s blessé-e-s, dont des personnes mutilées à vie, des centaines de poursuites judiciaires et de condamnations immédiates disproportionnées…la répression du mouvement des Gilets jaunes est un fait désormais avéré. Il s’inscrit dans une tendance lourde de la gestion de l’ordre public, qui nécessite des résistances appropriées.

Données de la dérive autoritaire

Parmi d’autres, nous avons constaté qu’une dérive s’est manifestée depuis novembre 2015, date de la mise en place de l’État d’urgence dans le cadre de la dite « lutte contre le terrorisme ». L’État d’urgence, régime d’exception adopté le soir des attentats du 13 novembre et resté en vigueur 719 jours, a pris officiellement fin le 1er novembre 2017.
Les mobilisations écologistes, qui ont eu lieu lors de la COP 21 (du 30 novembre au 12 décembre 2015), ont été fortement encadrées, et des militant-e-s assigné-e-s à domicile ou empêché-e-s de se manifester publiquement.
Les mobilisations de rue et dans l’espace public contre la première loi Travail ont donné lieu à des répressions spectaculaires, policières et judiciaires ainsi que les mobilisations lycéennes et étudiantes protestant contre un dispositif sélectif et inéquitable, Parcoursup et la loi relative à l’Orientation et la réussite des étudiants (ORE). Les activités de Nuit Debout – occupation des places, de la République à Paris, du Capitole à Toulouse…– ont été aussi limitées dans le temps, du fait d’intimidations et d’incitations à conclure.
De nouvelles formes de répression judiciaire sont mises en œuvre contre les opposant-e-s aux grands projets inutiles et destructeurs (Notre Dame des Landes, Bure…), qui se voient inculpés d’association de malfaiteurs et exclus de leur communauté de vie. Et malgré la restriction du délit de solidarité, des maraudeurs venant en aide à des migrants en danger se voient encore inculpés.
En réponse au mouvement des Gilets jaunes, des mesures d’exception ont été prises et le degré de violences accru, cette fois-ci en raison de la dite « lutte contre les casseurs ». Les interpellations préventives de masse, qui s’ajoutent aux comparutions immédiates, respectent-elles les libertés fondamentales ? Si ce n’est pas le cas, la liberté d’expression collective est bafouée, ainsi que les droits humains à en juger par le nombre scandaleux des mort-e-s et des blessé-e-s.
Ces usages d’exception, voire illégaux, s’ajoutent au vote en octobre 2017 de la loi SILT (Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme), qui fait entrer dans le droit commun de nombreuses dispositions de l’Etat d’urgence. De manière précipitée, a été voté par l’Assemblée nationale le projet de loi « Prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations » (le 31 janvier 2019) (1) .
Selon Amnesty International, « cette proposition de loi introduit la possibilité pour les préfets d’interdire à des personnes de manifester, sans aucun contrôle par un juge judiciaire, avec une possible obligation de pointage, sous peine de prison et d’amende. Elle prévoit aussi que ces interdictions administratives s’appliqueront à quiconque « appartiendrait à un groupe ou entretiendrait des relations régulières avec des individus incitant, facilitant ou participant à la commission » d’actes délictueux. Cela n’est rien d’autre qu’une présomption de culpabilité par association. Il sera ainsi possible pour le préfet d’interdire à une personne de manifester, simplement sur la base de ses fréquentations jugées mauvaises par les services de renseignement ou le pouvoir exécutif.
Les préfets pourront aussi interdire à une personne de manifester lorsqu’il existe de « sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». (…) Une telle notion est contraire au principe de droit international de sécurité juridique. En ne permettant pas aux citoyens de connaitre les règles qui sanctionnent leur comportement et d’ajuster leurs choix en conséquence pour ne pas être punis injustement, elle ouvre la voie à l’arbitraire. »
(2)
Ainsi, un glissement s’est nettement opéré, d’un État de droit constitué (même relativement) à un État policier dont le degré d’arbitraire est à la convenance de l’exécutif. Cela en utilisant un rapport de forces dans les institutions et dans les medias qui leur est favorable, et qui joue sur le cercle vicieux des violences, au prétexte des violences terroristes et désormais des casseurs. C’est une occasion de saluer le courage des jeunes manifestant-e-s et des Gilets jaunes pacifiques, qui s’affrontent à mains nues avec des forces de l’ordre commandées pour blesser.
Contexte géo-historique
Nous en sommes au stade du néolibéralisme autoritaire, l’oligarchie nationale n’ayant plus que la contrainte pour poursuivre sa prédation sur les richesses du pays. C’est une tendance lourde à l’échelle internationale, les forces de l’extrême droite étant requises dans plusieurs cas : Hongrie, Italie, USA, Brésil… 50 à 60 % des forces de l’ordre votent FN-RN en France.
Cette dérive prend une tournure particulière en France, la 5e République étant en elle-même un régime autoritaire, dont la capacité de nuisance est renforcée par le passif néo et post-colonial, comme le montrent les nombreuses opérations militaires extérieures (OPEX), peu ou pas contrôlées, trop souvent au profit de dictatures complaisantes à l’égard des intérêts des multinationales françaises ou de l’Etat. Les quartiers populaires sont les premières zones impactées par l’arbitraire policier et judiciaire, avec des morts d’homme régulières, certes moins qu’aux États-Unis mais de manière systémique et historique. Dans l’Union Européenne, les violences policières dans les quartiers populaires français sont les plus marquées, d’où des révoltes urbaines d’un niveau correspondant, comme celles de 2005. Les forces de l’ordre françaises sont également les plus lourdement armées de l’UE.
Ce bilan doit nous inciter à trouver les voies et moyens de contrecarrer cet état de faits, avant que l’autoritarisme ne s’installe durablement dans l’opinion publique, les médias dominants insistant quotidiennement sur des violences perpétrées par les Gilets jaunes ou des casseurs qui peuvent être en fait infiltrés par l’extrême-droite ou des forces de l’ordre. Sans nier des phénomènes ponctuels de cet ordre, il est indispensable de rétablir l’ordre des causes et des effets. Faute de répondre aux revendications de justice sociale et fiscale exprimées par les Gilets jaunes, le gouvernement a fait le choix de la répression. L’utilisation massive de flash-balls LBD 40 et de grenades explosives GLI-F4 a déjà causé 2000 blessés, dont 157 au visage, 18 ayant perdu un oeil, 40 ayant été blessés aux membres inférieurs, 4 ayant perdu une main, et une mort à Marseille (à la date du 31 janvier). Aucune suite n’a été donnée au Rapport du Défenseur des Droits de janvier 2018 demandant l’interdiction ferme et définitive de l’usage des LBD 40, demande qu’il a réitérée en janvier 2019. A l’initiative de la CGT et de la LDH, une audience au Tribunal administratif parisien pour l’interdiction des balles de défense a eu lieu le 24 janvier, vainement . Le Conseil d’Etat, saisi le 30 janvier dernier de trois requêtes de suspension de l’usage des LBD 40 par quatre Gilets jaunes blessés de Montpellier, par la Confédération CGT et la LDH associant le Syndicat des Avocats de France et le Syndicat de la Magistrature, a statué de manière défavorable (3).
Dans les faits, si des dégradations de biens publics et privés ont été commises par des manifestants lors des premiers samedis de mobilisation des gilets jaunes en novembre, notamment dans les beaux quartiers parisiens, les manifestations organisées depuis mi-décembre par le mouvement ont été largement pacifiques et la plupart des blessés n’ont pas fait preuve de violence. C’est aussi l’orientation des manifestations de femmes Gilets jaunes et des blessé-e-s.

Les mobilisations pour le respect des libertés publiques et des droits humains

Le meilleur hommage que l’on puisse rendre aux victimes, mortes, blessées, poursuivies et condamnées, est de les sortir de l’isolement et de la marginalité dans lesquels elles se trouvent. Cela commence à être fait avec la constitution de collectifs locaux de soutien, l’un des premiers en date étant celui qui a été créé en mémoire de l’écologiste Rémi Fraisse. Il existe des collectifs reliés aux quartiers populaires (4), et d’autres reliés au mouvement social et écologique (5).

À cette étape, il est urgent de constituer une coordination nationale de ces comités de soutien et de promotion des droits démocratiques. Ses objectifs pourraient être les suivants, entre autres :

 organiser un meeting national anti-répression et des meetings régionaux, réunissant comités de soutien et organisations du mouvement social et écologique ;

 organiser des Etats généraux qui débattent et listent des éléments programmatiques et stratégiques pour le retour à un Etat de droit ;

 constituer une caisse nationale de soutien aux victimes et aux familles de victimes, alimentée notamment par les organisations qui ont les moyens dont les syndicats, ainsi que par les citoyen-ne-s. Pour rappel, au regard des éléments précités, le mouvement social et écologique détient une responsabilité morale et politique, lorsqu’il appelle à manifester dans l’espace public.

Contre l’Etat policier : préconisations de la commission Démocratie d’Attac France

1-Organisation de plaintes collectives en justice, pour mise en danger de la vie d’autrui et violation des droits des mineurs/violation aussi du code de déontologie de la police et gendarmerie
2-Suspension par l’exécutif et interdiction législative de l’usage des lanceurs de balles de défense et des grenades de désencerclement, ainsi que de l’emploi des techniques d’immobilisation entraînant la mort.
3- Amnistie des manifestants Gilets jaunes poursuivis en justice
4- Indemnisation par l’Etat des victimes de violences policières
5-Sanction administrative et pénale (pour interdiction effective) des polices parallèles et privées
6-Sanction administrative et pénale des interpellations arbitraires, dites "préventives", pour interdiction effective à l’avenir
7-Interdiction des contrôles d’identité au faciés et répétitifs dans les quartiers populaires (suspension par l’exécutif et vote d’une loi)
8-Sanction effective, rapide et proportionnée des dérives et crimes policiers
9-Commission d’enquête parlementaire sur les pratiques policières et judiciaires, et préconisations législatives et judiciaires à l’encontre de leurs dérives
10-Médiatisation et mise en débat des conclusions des enquêtes parlementaires et judiciaires concernant l’affaire Benalla
11-Contrôle des services de police et de gendarmerie, en sus de leurs inspections générales propres, par des instances indépendantes de leurs ministères de rattachement (Intérieur et Défense), et si possible dépendant du ministère de la Justice
12- Dissolution de la BAC (Brigade Anti-Criminalité de la Police Nationale) et de tous les corps spéciaux, hérités de l’ère coloniale
13-Abrogation de la loi SILT (Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme) et abandon du projet de loi « Prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations »
14-Opposition à une réinstauration de l’état d’urgence au prétexte du mouvement social des Gilets jaunes et/ou de nouveaux attentats terroristes
15-Constitution d’une coordination nationale contre la répression, pour le respect des libertés constitutionnelles et des droits humains, ainsi que pour la promotion des droits démocratiques.

4 février 2019
Références :
Appel unitaire, cosigné par Attac France « Contre la répression, pour la liberté de manifester »
https://paris.demosphere.net/rv/66987

Commission Démocratie Attac France : « Affaire Macron-Benalla : non à l’impunité des violences policières »
https://blogs.attac.org/commission-democratie/textes-de-la-commission-democratie/article/affaire-macron-benalla-non-a-l-impunite-des-violences-policieres


(1) https://reporterre.net/INF-Les-deputes-ont-vote-la-loi-anti-casseurs-qui-renverse-la-presomption-d?fbclid=IwAR3WoD5-IkOgb5mwmuQDE9U7VG8U6rGskXkUxZsKgZLwucaQwdQI0CbxRtHonteux

(2) Communiqué d’Amnesty International, « Droit de manifester en France : les parlementaires doivent arrêter la casse » (28.01.2019)
https://www.amnesty.fr/presse/droit-de-manifesteren-france--les-parlementaires

(3) https://desarmons.net/index.php/2019/01/25/retranscription-de-laudience-au-tribunal-administratif-contre-les-lanceurs-de-balles-de-defense-24-janvier-2019/
(4) - Collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri http://collectif-ali-ziri.over-blog.com/
- Collectif « Urgence notre police assassine », fondé après la mort d’Amine Bentounsi
http://www.urgence-notre-police-assassine.fr/
  Observatoire national des violences policières, https://www.facebook.com/276700012772191/photos/a.276700822772110/276700809438778/?type=1&theater
  Collectif La vérité pour Adama Traoré https://twitter.com/laveritepradama?lang=fr
  Collectif Vérité et Justice pour Gaye https://fr-fr.facebook.com/VeriteetJusticePourGaye/
  Collectif Vies volées en France https://fr-fr.facebook.com/collectif.viesvolees/
  Collectif Justice pour Angelo https://fr-fr.facebook.com/pages/category/Personal-Blog/Justice-Pour-Angelo-1307118499372039/

(5) - Résistons Ensemble contre les violences policières et sécuritaires, initié en 2002 http://resistons.lautre.net/
 Collectif unitaire Non à l’Etat d’urgence http://www.syndicat-magistrature.org/Appel-du-collectif-Non-etat-d.html
  L’Assemblée des blessés, Collectif Désarmons-les https://desarmons.net/
  Collectif Sortez couvert.e.s, initié fin 2018 https://paris-luttes.info/sortez-couvert-e-s-7928
 Observatoire des pratiques policières (OPP) : http://ldh-midi-pyrenees.org/2017/11/observatoire-des-pratiques-policieres-de-toulouse-appel-a-temoignages-policiers-nhesitez-pas-a-diffuser/
  Collectif contre l’usage des Flash-Ball et des grenades de désencerclement, pour la liberté d’expression des gilets jaunes