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Le premier gouvernement sous Macron, ou la subtilité d’un Janus
Evelyne Perrin membre du CS
lundi 29 mai 2017, par
Le premier gouvernement nommé sous la présidence d’Emmanuel Macron ne ressemble à aucun de ceux qui l’ont précédé, de même que le quinquennat de Macron ne ressemblera probablement à aucun de ceux qui l’ont précédé.
Avec Emmanuel Macron, on va en effet de surprise en surprise. La première surprise fut la rapidité fulgurante de sa carrière ; la seconde fut son succès - beaucoup plus relatif et largement dû à la peur inspirée par le FN - à l’élection présidentielle, et le nombre impressionnant de ralliements qu’il obtint de la part de membres éminents d’autres partis que le sien. Un autre sujet d’étonnement pourrait être ce renouveau de la vie politique qu’il arrive à incarner en associant son visage souriant de chérubin à une efficacité manoeuvrière peu courante.
De fait, en tenant compte de la solidité et de la diversité du réseau qu’il a constitué à la fois en tant qu’énarque et banquier, on pouvait s’attendre à un gouvernement composé largement d’énarques, mâtiné de patrons de grandes compagnies publiques ou privées. Or, ce premier gouvernement est tout sauf un gouvernement classique de la Vème République, composé habituellement de politiciens âgés, cumulards et "rempilards", bref, de vieux routiers de notre système pseudo-démocratique. C’est un gouvernement rajeuni, comptant beaucoup de nouveaux venus dans le monde politique, dont plusieurs sont peu connus des médias mais ont réussi dans la vie ; c’est en fait un gouvernement à la composition et à l’idéologie subtiles, figure même de ce néolibéralisme qui se veut séduisant et joue sur une sorte de dédoublement, voire de duplicité, en attirant les jeunes geeks pleins de vie et en rejetant sur les pauvres leur propre manque d’initiative. C’est un gouvernement à l’image du Président de la République, qui est lui-même un Janus moderne, au sens de cette divinité romaine connue pour avoir deux visages tournés en sens contraire, l’un vers l’avenir, l’autre vers le passé.
Janus plutôt que bipolaire... ce ne sont pas des ministres connu-e-s pour alterner dépression et exaltation qui composent le gouvernement resserré d’Edouard Philippe, mais plutôt des hommes – aux postes clés – et des femmes – aux postes subalternes – enjoués, sûrs d’eux, rayonnants et inspirant confiance... au moins pour une majorité d’entre eux. Mais si l’on se penche plus attentivement sur leur profil et leur parcours, plusieurs d’entre eux dénotent une étonnante ambiguïté, voire duplicité. Le sociologue Vincent de Gaulejac fait cette même analyse dans Politis du 25 mai 2017 en qualifiant le nouveau gouvernement de « managérialisme subtil ».
Selon la légende romaine, Janus régna sur le Latium pacifiquement après avoir accueilli et associé à sa royauté Saturne chassé du ciel qui, en échange, le dota d’une rare prudence, rendant le passé et l’avenir toujours présents à ses yeux.
Commençons par l’un des rares énarques de ce gouvernement : Edouard Philippe, premier ministre, ancien maire du Havre. Il a débuté sa carrière d’énarque au Conseil d’État, mais était encarté au PS avec Rocard et s’il se décrit comme un libéral, il cultive selon l’expression d’Anne-Sophie dans Le Canard Enchaîné du 17/5/2017, « ce petit tropisme socialiste ». Et elle ajoute pertinemment : « Il fait preuve d’une louable discrétion quand on l’interroge sur ses réseaux. [...] Pas envie de parler de ses liens avec feu le directeur de Sciences Po Richard Descoings, avec Anne Lauvergeon [il a été avocat puis directeur des affaires publiques d’Areva jusqu’en 2010...], avec Alexandre Bompard, pédégé de la FNAC , ou avec les Young Leaders... ». C’est aussi un proche d’Alain Juppé, avec qui il a fondé l’UMP. Il n’a pas voté le premier texte sur la transparence de la vie politique et refusé d’indiquer la valeur de son patrimoine, en 2014, à la Haute Autorité pour cette transparence, la HATVP, il n’a pas non plus voté la Loi Macron en 2015... mais il s’est toujours prononcé pour le cumul des mandats.. il est vrai que ses multiples fonctions ont fait de lui l’un des 150 parlementaires les plus absentéistes, avec 112 semaines d’activité sur 47 mois de mandat de député.
Si l’on en vient à notre nouveau ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, plus connu pour avoir cumulé les fonctions de sénateur depuis 1999, de maire de Lyon depuis 2001 et président de la métropole lyonnaise depuis 2015, certes ce n’est pas non plus un énarque mais un agrégé de Lettres, éminent et influent membre du Parti socialiste, converti dès 2016 à Emmanuel Macron alors ministre de l’Économie. Favorable au cumul des mandats publics, il s’est déchaîné de colère en 2016, après le plafonnement à 4000 euros mensuels de ses indemnités de sénateur pour absentéisme. Selon Luc Rosenzweig, l’agglomération lyonnaise sous sa direction fut « un laboratoire du macronisme, par l’alliance entre la social démocratie et le monde de l’entreprise. » ( in Causeur, 13 mars 2017)...
Passons aux autres ministres principaux – sachant que leur nombre total a été limité à 18, plus 4 secrétaires d’État. Plusieurs des plus éminents ont ce même type de profil double, ambivalent, à la Janus, que l’on a remarqué chez le premier d’entre eux. Le ministre de l’Économie, Bruno le Maire, énarque lui aussi, député LR de l’Eure, a été rallié sur le tard en tant qu’ancien candidat malheureux à la primaire de la droite en 2016. Or, à peine nommé, il est frappé d’une affaire semblable toutes proportions gardées à celle de François Fillon, car selon Médiapart, il a rémunéré son épouse pour un emploi d’attachée parlementaire à temps plein de 2007 à l’été 2013, avec un salaire mensuel entre 2700 et 3200 euros, mais sans que quiconque parvienne à savoir en quoi consistait son emploi... « emploi flou », selon les termes employés par les médias. On peut relativiser ce cas qui n’est commun qu’à environ une cinquantaine de députés salariant leur conjoint et une cinquantaine d’autres un membre de leur famille... Par contre, aspects séduisants du personnage, il s’est prononcé en mars 2016 contre le cumul des mandats – après avoir cumulé durant six ans les mandats de député et de conseiller régional - , il a démissionné en octobre 2012 de la Fonction publique, considérant que tout élu devrait le faire pour promouvoir un renouvellement des pratiques démocratiques... Autre exemple de prises de position ambiguës sinon contradictoires : il prône la suppression de la Fonction publique territoriale, la fusion des conseils départementaux et régionaux, un code du Travail de 150 pages, une allocation sociale unique mais aussi... la suppression de l’impôt sur la fortune et l’abaissement de l’impôt sur les plus-values... Double visage ?
Les profils de plusieurs autres ministres, souvent transfuges récents du PS, sont aussi frappés de cette ambivalence due à des emprunts indifféremment à des positions dites de gauche ou de droite, mais empreints de ce confusionnisme feint destiné à rendre le néolibéralisme enfin désirable, moderne et « cool »... Ainsi en est-il du garde des Sceaux François Bayrou, d’Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, de Richard Ferrand, ministre de la Cohésion des Territoires – exit en effet tout ministère du Logement... - , de Sylvie Goulard, ministre des Armées, de Muriel Pénicaud, ministre du Travail, de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, d’Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, et de Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes Publics – ce à quoi se réduit tout supposé ministère de la Fonction Publique.
François Bayrou incarne parfaitement ce type de profil du « milieu » entre droite et gauche, marqué de bonne foi chrétienne, mais agrégé de Lettres ayant perdu jeune son père agriculteur, donc le contraire d’un énarque issu de famille privilégiée socialement.
Yves Le Drian, redoutable habitué de la casquette de ministre de la Défense sous Ayrault, Valls et Cazeneuve, cumulant allègrement les fonctions de maire de Lorient et de président du Conseil Régional de Bretagne – fonction à laquelle il va renoncer - , c’est à lui seul « un État dans l’État ; mais c’est aussi un petit fils de docker et fils de socialistes, proche de la JOC et ancien leader de Mai 68 à Rennes..."
Richard Ferrand n’est pas non plus énarque, mais diplômé de droit et d’allemand, d’abord journaliste, passé au graphisme, devenu administrateur d’une agence de graphistes en 1990 , conseiller spécial de Kofi Yamgnane en 1991, et directeur général des Mutuelles de Bretagne de 1998 à 2012... Et c’est là que le bât blesse... . Car c’est alors que ces Mutuelles concluent en janvier 2011 un bail pour louer des locaux fort vétustes à sa compagne avocate Sandrine Doucen, qui monte .. un mois plus tard une SCI immobilière, dont elle est la principale propriétaire ; ceci lui permettra, après rénovation des dits locaux pour la somme de 184000 euros aux frais des Mutuelles de Bretagne, de multiplier la valeur des parts de cette SCI par 3000 entre février 2011 et février 2017.
Le ministre est pourtant aussi celui qui s’est battu pour sauver l’hôpital de Carhaix en le faisant fusionner avec le CHRU de Brest, celui qui défendait l’économie sociale et solidaire en 2004 en tant que vice-président du Conseil Général du Finistère, et qui créa en 2008 avec Yves Morvan un garage solidaire à Carhaix... Celui aussi qui rémunéra en 2014 son fils comme assistant parlementaire quelques mois, pour tout de même un montant total brut de 8 704 euros... Chose une fois encore plus que courante. Voilà pour le mélange des genres !
Sylvie Goulard , énarque, fut avant de devenir ministre des Armées chercheuse au CERI et enseignante... un profil aussi inhabituel que son sexe pour ce poste en général dévolu à un homme au passé militaire ou au moins autoritaire...
Muriel Pénicaud a un passé tout autant double : celui de « business woman » ex-DRH chez Danone, habituée des comités d’administration de grands groupes internationaux de 2002 à 2013 – DG adjointe du Groupe Dassault Systèmes de 2002 à 2008, membre du CA de la SNCF, administratrice du Groupe Orange, des Aéroports de Paris, de l’établissement public Paris-Saclay... Bien que non énarque mais dotée de DEA en psychologie clinique, elle est en outre diplômée de l’Executive Program de l’Institut Européen d’administration des affaires. .. Et cependant, en tant qu’ancienne conseillère à la formation de Martine Aubry ( 1991-93) elle a rédigé en 2009 pour François Fillon, avec deux autres personnalités du monde de l’entreprise, un Rapport sur le stress au travail auquel on ne peut rien reprocher, car il insiste sur l’augmentation des contraintes dues à la mondialisation et sur les causes de la dégradation des conditions de travail. Elle y préconise notamment de créer des espaces de parole pour les salariés. C’est donc aussi une ancienne DRH adepte de la méthode douce...
Jean-Michel Blanquer, agrégé de droit, a aussi ce profil ferme de pragmatique entreprenant qui, en tant que recteur de l’académie de Créteil, osa proposer des primes pour les étudiants les plus assidus et le recrutement de simples détenteurs de licences face à la pénurie de professeurs, ce qui suscita un tollé des syndicats. Se disant admiratif de Descartes et d’Edgar Morin, il est toutefois proche du très libéral Institut Montaigne, comme le rappelle Anne-Sophie Mercier dans Le Canard Enchaîné du 17/5/2017. Son livre-programme sur « L’école de demain », paru en pleine campagne présidentielle, annonce la couleur des réformes à attendre de ce nouveau gouvernement en termes de flexibilité, de performance et de numérisation.
Agnès Buzyn est une professeur de médecine hématologue. Si, en tant que présidente de l’Institut national du cancer, elle a soutenu le projet de loi sur le droit à l’oubli pour les anciens malades du cancer, et si, en juin 2015 engagée dans la lutte contre le tabac et l’abus d’alcool, elle a dénoncé le rôle des lobbies, ou encore en juillet 2016 l’augmentation excessive du prix des nouveaux médicaments anti-cancéreux par certains laboratoires, on découvre encore une sorte de dédoublement en elle lorsqu’elle affirme, alors à la tête de la Haute Autorité de Santé et lors d’une rencontre organisée par un cabinet de lobbying, que « les liens d’intérêt entre experts et laboratoires sont un gage de compétence », au grand dam d’Irène Frachon, lanceuse d’alerte sur le scandale du Médiator... ! Enfin, elle a beau annoncer qu’elle ne traitera pas avec l’INSERM dont son mari Yves Lévy est le directeur, le ministère dont elle prend la direction exerce une co-tutelle sur cet institut national...
Seul le profil du détenteur du tout nouveau ministère de l’Action et des Comptes Publics, Gérald Darmanin, a un profil clairement droitier. Juriste ayant fait Sciences Po, jeune maire de Tourcoing à 34 ans et proche de Xavier Bertrand, venu des Républicains, il a voté contre le mariage pour tous et contre les lois Taubira.
Pour finir, on remarquera que la part belle est faite à des ministres présentés comme venant de la « société civile ». En fait, il s’agit plus de prises de guerre venues des deux anciens partis, le PS et LR, représentatifs de la crise démocratique de la Vème République. Ce sont des personnalités ayant su tourner leur veste au bon moment, et ayant le plus souvent une bonne expérience et donc une compétence technique dans leur domaine, pour avoir tenu des fonctions de direction tant dans le domaine public que privé. La parité – obligatoire – y est plus que symbolique, car les postes réellement importants sont pratiquement tous dévolus à des hommes. Et si quelques profils féminins apportent la touche du coeur ou de l’inattendu, comme Françoise Nyssen, venue au Ministère de la Culture depuis la maison d’éditions Actes Sud, ou Laura Flessel, double championne olympique appelée au Ministère des Sports, il n’est que Nicolas Hulot qui ait une véritable carrière totalement éloignée du monde politicien en tant que grand reporter des causes écologiques et dont la fonction de ministre d’État chargé de la Transition écologique et solidaire reflète fidèlement les engagements antérieurs... au risque pour lui de devoir les tordre jusqu’à la cassure, tant il est peu probable que Macron fasse des choix douloureux pour les firmes qui détruisent le climat.
En conclusion, on peut avancer que le style du gouvernement macronien va être tout sauf classique, et va faire preuve à la fois de subtilité, de rouerie, et de maîtrise managériale. Face à ce défi jamais encore rencontré par une opposition classique, espérons que les représentants du peuple patentés, syndicats, partis dits de gauche, et ceux qui naissent tous les jours de la rage populaire sous la forme de collectifs militants et mouvements sociaux – des « Nuit Debout » aux « zadistes » - , sauront faire preuve également d’intelligence redoublée et inventeront des modes d’agir rénovés.