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Déverrouillons la lutte contre la délinquance économique et financière !
Laurence BLISSON, Secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature
jeudi 29 mai 2014, par
« Tous ceux-là, les délinquants financiers, les fraudeurs, les petits caïds, je les avertis : ceux qui ont pu croire que la loi ne les concernait pas, le prochain président les prévient, la République, oui, la République vous rattrapera ! » (F. Hollande, discours du Bourget). La parole politique s’est ainsi faite plus offensive contre la délinquance politico-financière, en rupture avec les propos de Nicolas Sarkozy en 2007 qui, devant le MEDEF, qualifiait la « pénalisation du droit des affaires » de « grave erreur » et réunissait la commission Coulon pour en venir à bout !
Mais la réalité pénale demeure : le traitement pénal des affaires politico- financières est inversement proportionnel à la vigueur des attaques sur la justice auxquelles elles donnent systématiquement lieu.
C’est que tout, dans le discours politique, dans les priorités d’action publique et les dispositifs législatifs en vigueur concourt à la marginalisation de la pénalisation des affaires. Le Syndicat de la magistrature, porteur dès sa création d’une volonté de rééquilibrage de la pénalisation pour en finir avec une justice de classe, n’a de cesse de dénoncer ces procédés par lesquels les affaires sont évitées, enterrées.
Dans le discours commun, la délinquance politico-financière n’est pas l’insécurité.
Le discours politique sur la justice pénale passe singulièrement sous silence ce pan discret de la criminalité qu’est la délinquance en col blanc.
Lorsque le « droit à la sécurité » est brandi à droite – et par certains à gauche - comme l’objectif premier de la justice, c’est pour mieux s’attaquer à la délinquance visible, de voie publique, celle des exclus, identifiés comme les principaux fauteurs de trouble. Les véritables fraudeurs (fiscaux), les corrompus, les « abuseurs » de biens sociaux, eux n’en sont pas ! De manière significative, lors des débats sur la loi relative à la prévention de la délinquance (loi du 5 mars 2007), des parlementaires avaient déposé des amendements pour améliorer l’efficacité de la lutte contre la délinquance économique, amendements rejetés au motif qu’ils n’auraient rien à voir avec l’objet de la loi ! Dans le même temps, la commission Coulon préconisait la dépénalisation d’un très large pan du droit pénal économique et la réflexion sur la suppression des juges d’instruction progressait. Même dans le « discours du Bourget » précité, les « petits caïds » demeurent la principale cause de l’ « enfer » que vivent les citoyens et la première proposition vise bien cette délinquance-là, en instaurant des zones de sécurité prioritaires.
Au-delà des mots, l’activité de la justice est largement atrophiée en la matière. En 2013, sur 617 221 condamnations pénales, seules 14725 (soit 2,4 % !) concernent des faits relevant de la matière économique et financière (dont le « petit » financier, les usages de chèques falsifiés, « petites » escroqueries…). À titre de comparaison, 15 613 condamnations ont été prononcées pour des faits d’outrage et rébellion !
Les effectifs tant policiers que judiciaires affectés au traitement de la délinquance économique sont par ailleurs très réduits. Le rapport de l’OCDE sur la lutte contre la corruption en France publié le 23 octobre 2012 le relevait en ces termes : « Une fois les juges d’instruction chargés d’une information judiciaire, encore faut-il qu’ils aient les moyens humains et financiers de mener à bien leurs investigations, notait l’OCDE. Or les moyens en enquêteurs spécialisés mis à la disposition des juges ont fortement diminué ». Le premier terme de ce constat est également important : au pôle financier de Paris, les dernières années ont vu une baisse très significative des saisines par le Parquet des juges d’instruction. Le traitement judiciaire de la « délinquance organisée » est aujourd’hui très majoritairement centré sur les trafics de stupéfiants, plus visibles et donc plus facilement décelables.
Le droit en vigueur ne favorise pas la lutte contre la délinquance politico-financière
Au-delà des lacunes des dispositions européennes, de nombreuses dispositions de notre droit national constituent aujourd’hui de véritables obstacles à la découverte, aux investigations et à la poursuite pénales de ces affaires.
Dans ce domaine où la majorité des victimes sont des victimes qui s’ignorent, la restriction de la recevabilité des plaintes déposées par les associations a longtemps constitué un enjeu extrêmement important : c’est autour de ces questions que le débat pénal s’est déjà cristallisé dans les affaires, comme celle des biens mal acquis. La loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière est venu élargir les conditions de recevabilité en la matière.
À ce stade crucial du début d’enquête, les lanceurs d’alerte sont bien trop souvent bridés, voire menacés de poursuites pénales. Le pouvoir politique lanterne en repoussant l’inscription à l’ordre du jour du Parlement du projet de loi sur la protection des sources, seul à même de garantir la protection de ceux qui, par leurs investigations, contribuent au bien public en divulguant des affaires politico-financières.
Les possibilités d’enquête sont en outre largement amputées par le droit. Ainsi, les immunités dont bénéficient les parlementaires, ainsi que le statut pénal dérogatoire du chef de l’Etat (même pour les actes frauduleux, évidemment détachables des fonctions) et des ministres constituent clairement des freins aux enquêtes les visant. C’est également le cas de l’extension, par la loi de programmation militaire du 29 juillet 2009, du champ du secret défense à des lieux (au nombre desquels les locaux d’entreprises privées ayant une activité partiellement liée à la recherche ou à l’armement) qui deviennent alors quasiment inaccessibles aux autorités judiciaires.
Au stade des poursuites, au-delà des dispositions qui réduisent la marge de manœuvre des autorités judiciaires (comme le « verrou de Bercy » en matière fiscale), la possibilité de recourir à l’arbitrage – procédure confidentielle de justice privée qui fait naître tous les soupçons de conflit d’intérêt – comme à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité – procédure non publique - vient couronner un dispositif légal qui consacre l’évitement du juge.
Tous les moyens sont bons pour entraver la lutte contre la délinquance politico financière !
Quand les enquêtes ne sont pas bloquées purement et simplement sur le terrain du droit, ce sont dans les pratiques, dans les débats publics qu’elles s’enlisent.
Ainsi, le principal obstacle à cette lutte, souligné par de nombreuses associations et des organisations internationales comme l’OCDE, c’est la dépendance du parquet vis-à-vis d’un exécutif parfois peu pressé de voir poursuivre les affaires où se mêlent intérêts politiques et économiques. On se souviendra notamment de l’extrême lenteur du parquet dans l’affaire dite des « faux électeurs du Ve arrondissement » contraignant les juges d’instruction à rendre leur ordonnance de renvoi sans attendre les réquisitions du parquet, inertie – pour ne pas dire plus … – du ministère public dans l’affaire dite « des biens mal acquis » mettant en cause des chefs d’Etat africains, ou encore de l’enlisement de dossiers économiques et financiers à Nanterre.
Le statut du parquet autorise tous les soupçons d’intervention du pouvoir (en place ou passé) dans les enquêtes en cours. Ainsi, dans l’affaire dite Bettencourt, à en croire les informations révélées dans les medias, les enregistrements du majordome de la milliardaire laisseraient apparaître une relation malsaine entre l’exécutif et la justice. On aurait ainsi entendu Patrick Ouart (ancien conseiller justice de la présidence de la République) indiquer à Patrice de Maistre, en avril 2010 que « le président continue de suivre ça de très près (…). En première instance, on ne peut rien faire de plus, mais on peut vous dire qu’en cours d’appel, si vous perdez, on connaît très très bien le procureur » … Et ce n’est pas la création récente du « super » procureur financier, avec sa compétence nationale pour certaines infractions financières, qui améliorera cette situation dès lors que, comme ses collègues, il sera in fine choisi par le pouvoir exécutif.
L’histoire judiciaire a par ailleurs aussi connu des pressions exercées par des moyens détournés, souvent par la voie disciplinaire, indifféremment sur procureurs et juges trop curieux : Jean Pierre Murciano, Eric de Montgolfier, Hubert Dujardin, Renaud Van Ruymbeke…
Quand l’intervention par le biais des réseaux n’est pas de mise, c’est dans l’espace public que se déploient les derniers efforts pour entraver la justice. Ces attaques s’apparentent à celles dont les juges italiens sont régulièrement l’objet, depuis l’opération Mani Pulite, de la part de Silvio Berlusconi pour échapper à ses responsabilités pénales. À chaque mise en cause d’une personnalité politique ou du monde des affaires, la manipulation est de mise : les juges sont accusés de tous les maux, partialité, complicité avec le pouvoir ou l’opposition selon le contexte, acharnement ! Tout est permis : la contestation de la liberté constitutionnelle de se syndiquer, de la liberté d’expression du magistrat, et notamment celle de signer un appel pour bénéficier de plus de moyens pour lutter contre la délinquance financière ! A chaque fois, il s’agit d’intimider la justice.
Pour une révolution judiciaire dans la lutte contre la délinquance politico-financière
Pour enfin retirer à la délinquance économique le statut d’exception que certains veulent lui conférer, le Syndicat de la magistrature milite pour une révolution judiciaire et pose ses exigences :
– Réformer le statut du parquet pour en assurer l’indépendance vis-à-vis du pouvoir et interdire les remontées d’information ;
– Rattacher la police judiciaire à l’autorité judiciaire et renforcer l’indépendance du service central de prévention de la corruption ;
– Supprimer le « verrou » de Bercy dans les affaires fiscales ;
– Mieux protéger le secret des sources des journalistes ;
– Lutter contre le crime organisé et la délinquance financière au niveau international ;
– Pénaliser enfin le trafic d’influence en direction d’un agent public d’un Etat étranger ;
– Tendre à la constitution d’un espace judiciaire européen ;
– Supprimer la Cour de justice de la République et aligner les conditions de jugement du Président de la République sur celles des ministres.
Ce n’est qu’à ces conditions (et d’autres…) que la justice luttera réellement et efficacement contre la délinquance économique et financière !