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Banlieues : crise politique et expériences locales de résistance et d’agir (Evelyne Perrin)

samedi 14 juillet 2012, par Groupe Société-Cultures

1. Crise du politique

Les habitants, et en premier lieu les jeunes, des banlieues populaires, ceux que l’on persiste à nommer « issus de l’immigration » même lorsqu’ils ont nés en France et leurs parents aussi, semblent brouillés avec la chose politique. S’ils votent encore massivement à l’élection présidentielle, ils s’abstiennent jusqu’à des taux de 60 à 80 % aux élections municipales, régionales, européennes .

Plus encore, si en dehors des périodes électorales, vous allez au pied des tours aborder ces jeunes au nom d’un parti politique quel qu’il soit, vous pourrez faire rapidement demi-tour. Le discours des partis – et semble-t-il même celui des partis de gauche ou du parti communiste qui auparavant tenait cette banlieue rouge – est devenu inaudible, imprononçable, et est perçu presque comme une provocation.

Si l’on s’interroge un tant soit peu, les raisons en paraissent évidentes. Même si les politiques sécuritaires et dites sociales menées en direction des banlieues populaires par des gouvernements de droite depuis 2002 en France ont été très loin dans la stigmatisation des personnes selon leur origine, leur religion, leur statut social – de l’islamophobie quasi officielle à la dénonciation des chômeurs et des assistés -, les gouvernements de gauche précédents n’ont pas échappés au tournant sécuritaire. N’est-ce pas Pierre Mauroy qui dénonça les grévistes de Peugeot en 1982 comme des « islamistes » ? Et Chévénement qui nomma les jeunes de banlieue populaire des « sauvageons » ?

Néanmoins, sous la gauche, et malgré leurs limites, des politiques comme le développement social des quartiers (lancée en 1984 suite à l’expérience grenobloise de Dubedout), mettant l’accent sur l’insertion sociale, les ZEP (zones d’éducation prioritaire, dotant de moyens supplémentaires les établissements scolaires des quartiers pauvres), puis en 1995 les « emplois-jeunes », permettant à de nombreux jeunes des cités de devenir – sans lendemain il est vrai – des animateurs sociaux, ont pu un moment améliorer la situation sociale des banlieues populaires et atténuer leur rélégation.

Aujourd’hui, après dix ans de politique de droite agressive et continue, les habitants et notamment les jeunes des quartiers populaires sont devenus les « relégués de la République » , avec un taux de chômage officiel de près de 50 % pour les 18-24 ans selon le Rapport de l’Observatoire National des ZUS de décembre 2010. Ceux qui trouvent encore un emploi se voient condamnés, même diplômés, à des emplois précaires, mal rémunérés et en-dessous de leur qualification, comme me l’a montré mon expérience de tenue de permanences hebdomadaires ces deux dernières années et demie dans la ZUS du Bois l’Abbé à Champigny pour aider les jeunes à rédiger CV et lettres de motivation. Dès 2006, j’avais pu constater dans le cas de mon fils au prénom arabe que ces candidatures vont quasi toutes à la poubelle.

A ces difficultés d’entrée et de stabilisation sur le marché du travail, s’ajoutent pour les jeunes descendant d’immigrations post-coloniales le poids persistant des discriminations selon l’origine, le nom ou l’adresse, discriminations qui se renforcent en période de crise, et contre lesquelles les politiques de lutte sont trop faibles, et risquent d’être encore affaiblies par la suppression de la HALDE . Les difficultés ou la marginalisation commencent souvent dès l’école pour les jeunes descendants de l’immigration, du fait de l’importance de l’échec scolaire et de son aspect les moins visible, le « décrochage », estimé à 10 % du nombre d’élèves ; tandis que 130 000 jeunes quittent chaque année l’école sans diplôme ni qualification.

L’écrasante majorité des jeunes au chômage de ces quartiers populaires non seulement ne touchent pas d’indemnité de chômage, mais de plus, avant 25 ans, restent exclus du RSA (comme auparavant du RMI) sauf à avoir travaillé deux ans à temps plein sur les trois dernières années (ce qui concernait fin 2010 en tout et pour tout 3400 jeunes sur le territoire national !). Il en résulte une paupérisation croissante de la population des quartiers populaires. La pauvreté touche de plus en plus les jeunes, les personnes en recherche d’emploi, et les actifs, avec le développement des travailleurs pauvres. En 2007, selon l’INSEE, 800 000 jeunes de 20 à 29 ans étaient sous le seuil de pauvreté, soit 11 % de la classe d’âge, contre 4,5 % pour les plus de 70 ans. Ainsi, ce sont les jeunes qui sont massivement écartés de la solidarité nationale, qui bénéficie essentiellement aux plus de 60 ans, ceci au nom de la volonté d’encourager les jeunes à chercher un emploi.

Le choix par le gouvernements précédent et par Sarkozy de la répression prioritairement à la prévention a rempli les prisons de jeunes n’ayant bien souvent pour motif de condamnation que d’avoir porté sur eux du cannabis ou mal réagi à des contrôles policiers incessants, non justifiés et agressifs, comme l’a enfin publiquement dénoncé début 2012 le Collectif Stop au Contrôle policier, faisant éclater le scandale sur la place publique.
Ce harcèlement policier constitue l’un des volets de la situation de « nasse » dans laquelle sont pris une majorité de jeunes des quartiers populaires, premières victimes de la « crise » et du chômage. Cette situation d’ensemble, faite de misère, d’humiliations, et d’absence de perspectives induit à la fois désespoir, révoltes sporadiques, et tension sociale permanente, instrumentalisée pour nourrir un discours désignant cette partie de la jeunesse comme le nouvel ennemi intérieur . Il en résulte un sentiment très fort d’abandon, de bannissement social, qui explique les taux d’abstention électorale très élevés, et l’absence de crédibilité des discours des partis politiques.

Pour autant, dire comme on l’entend souvent que les banlieues sont des « déserts politiques », fait preuve d’un étrange aveuglement par rapport aux dynamiques réelles qui traversent ces quartiers. Et les jugements quasi anonymes portés par les observateurs et chercheurs, mais aussi par le mouvement social labellisé comme tel, sur la révolte des banlieues de novembre 2005, qualifiée de dénuée de message politique, ou encore de « protopolitique », montrent le niveau de méconnaissance et d’incompréhension général vis-à-vis de ce que vivent ces habitants des couches populaires.

2. Expériences locales de résistance et d’agir politique en banlieue populaire

La crise de l’emploi et l’ampleur des discriminations ethniques à l’embauche, conjuguées à la stigmatisation des étrangers, des Roms, des descendants de l’immigration, des musulmans ( pendant la campagne présidentielle, le président de la République précédent a plus parlé de viande halal et d’horaires de piscines que de création d’emplois et d’accès à la formation), sont telles, que beaucoup de militants dans les quartiers et les milieux populaires en sont arrivés à partager un même constat : celui de l’urgence et de la nécessité de fournir d’abord aux habitants des alternatives concrètes à la crise de l’emploi. Sans doute est-il utile de créer des instruments de conquête de pouvoir politique autonomes pour les habitants des banlieues, aujourd’hui plus exclus que jamais de la sphère et des décisions politiques. Mais il importe aussi pour eux de se dessiner un avenir, de rompre avec la rage et le désespoir, car il leur faut pouvoir vivre, pouvoir nourrir une famille et accéder à l’autonomie économique. Or, si les emplois salariés ne leur sont plus accessibles (sauf exceptions, mais au rabais, pour les plus diplômés…), il est urgent de créer les moyens de survie économique autonomes pour ces habitants. Sinon, et de plus en plus de jeunes des quartiers le disent, il ne reste plus pour eux que l’exil.

Si la situation sociale très dégradée que connaissent les habitants des quartiers populaires de banlieue, et notamment les plus jeunes, justifie le retour à des politiques fortes et volontaristes de soutien au niveau national, il ne faut pas sous-estimer le potentiel de créativité des habitants eux-mêmes. En effet, la créativité, le dynamisme, les compétences des habitants de ces quartiers, et en particulier des jeunes, sont là, pour peu qu’on les laisse s’exprimer . Si l’Etat a été de façon délibérée défaillant ces dix dernières années, les temps viennent de changer, et c’est sur lui que repose un devoir de cohésion et de justice sociale, et donc une grande partie de la solution. Mais pas sans nous . Nous ne croyons pas, par expérience, aux solutions conçues et imposées ou proposées d’en haut. Aucune politique mise en place par le haut, même avec les meilleures intentions du monde, ne portera ses fruits si elle n’est pas portée par les habitants eux-mêmes et appuyée sur leurs expériences et leur savoir faire. La créativité, le dynamisme, les compétences des habitants de ces quartiers et en particulier des jeunes sont là, pour peu qu’on les laisse s’exprimer. Il reste à nous appuyer sur ces dynamiques, en particulier associatives, que soutiennent nombre de collectivités territoriales, pour rouvrir des pistes d’avenir à nos enfants.

Pour ne prendre qu’un exemple, celui de la ZUS où je me suis investie depuis deux ans et demie à Champigny, au Bois l’Abbé (ZUS de 10 à 15 000 habitants, dont la moitié au moins d’origine africaine), citons les multiples exemples de la solidarité et de la créativité associatives qui s’y déploient :

  lors de la famine qui a sévi dans la Corne de l’Afrique l’été 2011, des associations africaines du Bois l’Abbé mais aussi de la ZUS de Villliers-sur-Marne ont recueilli des tonnes de denrées alimentaires et les ont expédiées par bateau en Afrique de l’Est.

  Un éducateur social sénégalais a initié avec le concours des parents une expérience de participation à la vie du collège Elsa Triolet – marqué par un taux élevé d’absentéisme, d’échec scolaire et de violence – en impliquant les parents dans la vie de l’école. Il en est résulté une pacification au sein de l’établissement et une élévation des résultats scolaires.

  Une dynamique inter-associative regroupant des militants et habitants de plusieurs quartiers, origines et statuts sociaux, et de divers âges est née en juin 2010 pour préparer un voyage collectif au Forum Social Mondial de Dakar en février 2011. Elle a permis d’envoyer à Dakar vingt personnes avec des financements de la ville de Champigny et du département du val de Marne (tous deux communistes). Autour de ce voyage, divers projets de création d’activités en économie sociale et solidaire et en partenariat avec l’Afrique ont été soit esquissés, soit sont en cours de finalisation. Et une coopérative d’intérêt collectif est en cours de création, pour porter ces différents projets.

De multiples pistes existent en effet, qui constituent des alternatives à la raréfaction des emplois salariés pour ces jeunes. Pour n’en citer que quelques unes, mentionnons :

  Coopératives.

  Coopaname, coopérative d’activité et d’emploi d’Ile de France, peut accompagner gratuitement des projets de création d’activités portés par des habitants dans des domaines divers, sans qu’ils soient obligés de se déclarer auto-entrepreneurs. Ils facturent leurs clients au nom de la coopérative qui leur reverse le produit des ventes sous forme de salaires.

  Régies de quartier innovantes.

  Des régies de quartier peuvent à l’exemple de celle du quartier de la Maladrerie à Aubervilliers se fixer des objectifs ambitieux, à savoir ne pas se contenter d’offrir des emplois occupationnels bas de gamme (nettoyage des parties communes), mais inventer avec les salariés de la régie des emplois d’un nouveau type, plus valorisants, et leur offrir des formations, afin de leur permettre de bâtir des parcours d’ascension professionnelle.

  Tontines, micro-crédit, monnaies locales

  Une monnaie locale permet à des commerçants et artisans ou agriculteurs locaux et à des consommateurs solidaires d’échanger des biens et services en circuit fermé, et il en existe dans divers lieux en France. Ces expériences s’accompagnent en général de l’institution de micro-crédit à 0 % de taux d’intérêt, ce qui équivaut aussi aux « tontines » développées entre habitants appartenant à une même communauté d’origine, notamment africains ou maghrébins. Ces systèmes de solidarité locale permettent à des personnes de milieux modestes de démarrer une activité là où aucune banque du système actuel ne leur prêterait, et d’aider à leur tour d’autres personnes lorsqu’elles remboursent les sommes avancées.

  Habitat solidaire

  Des expériences existent d’auto-construction écologiquement soutenable en coopératives d’habitants.

  Des architectes et des collectivités locales comme celle de Roubaix participent également à des projets autonomes de construction d’abris peu coûteux avec des populations pauvres comme les « Roms ».

Outre ces pistes qui relèvent en quelque sorte de l’économie sociale et solidaire, de multiples initiatives associatives et citoyennes voient le jour dans les quartiers populaires de banlieue , qui démontrent les capacités et le dynamisme des habitants, indépendamment de leur faible bagage scolaire. Dans pratiquement tous ces quartiers, il naît des associations ou des initiatives citoyennes de soutien aux jeunes, montées par des jeunes eux-mêmes. Elles commencent généralement par organiser des voyages collectifs, des sorties, du soutien scolaire, ou par obtenir des mairies des locaux pour des activités. Mais elles peuvent assez rapidement diversifier leurs activités. De nombreux collectifs se créent pour dénoncer les bavures policières meurtrières et répétées qui frappent ces jeunes, et dont la liste s’allonge indéfiniment o. Elles se heurtent alors à une farouche opposition des municipalités concernées, fussent-elles de gauche. Pour ne citer que quelques exemples, ce fut le cas de l’association Bouge qui Bouge de Dammaries-les-lys, qui vit ses locaux incendiés mystèrieusement et son activité barrée par la municipalité lorsqu’elle se mit à dénoncer des bavures policières. C’est le cas aujourd’hui du Collectif Justice pour Wissam, créé à Clermont-Ferrand suite au décès de Wissam, dû à l’intervention de la police dans la nuit du 31 décembre 20 dans une tour de la ZUP de La Gauthière : la permanence qu’il tenait dans une camionnette au coeur de la cité s’est vu expulser par la municipalité PS de Clermont-Ferrand. On ne compte plus les nombreux Collectifs Vérité et Justice créés suite à ces bavures : pour Ali Ziri, pour Dieng, pour Amine Bentounsi tué d’une balle dans le dos par la police à Noisy-le-Sec…

C’est aussi le cas d’initiatives émanant de jeunes des banlieues, ou de rappeurs, comme ce Collectif Stop au Contrôle au Faciès créé début 2012 pour attaquer en justice l’Etat français afin de mettre fin aux contrôles policiers répétitifs et non justifiés. Et nous ne parlerons pas ici des autres collectifs de lutte, comme celui contre la circulaire Châtel interdisant l’accès des écoles aux mères portant un voile, ou des initiatives en cours pour constituer un mouvement autonome des banlieues, regroupant de nombreux mouvements existants. « Déserts politiques », les banlieues ? Allons donc !...

Quel rapport au savoir ?

Dans tous les exemples précités, les jeunes qui y sont engagés sont souvent dotés d’un très faible capital scolaire, et fréquemment ont quitté l’école dès la 5è, la 4è, ce sont des « décrocheurs ». Or, leur pratique, qu’il s’agisse du rap, de l’associatif ou du « business », révèle un fort développement de savoir ou de savoir faire, le plus souvent constitué par leurs propres contacts et apprentissages sur le tas, de façon autodidacte. Ils expriment très généralement un haut degré d’analyse politique, alors même qu’ils sont le plus méfiants vis-à-vis de la chose politique instituée...et pour cause, puisque les autorités les désignent systématiquement comme des délinquants, ou des ratés, juste bons à errer au pied des tours ou à se livrer au trafic de drogue. Or, ce qui est frappant est que même ceux qui s’y adonnent ne sont pas dénués de souci de solidarité.

Quant à la religion, musulmane en l’occurrence, elle ne joue pas forcément le rôle d’endoctrinement et de sectarisme qu’on lui attribue. Elle constitue bien souvent une des ressources mobilisées par les jeunes pour se (re-) construire, et les pousse à aider les autres et à monter des projets ayant une dimension solidaire (comme ces jeunes musulmans donnant des vivres et du matériel de couchage aux sans-abris en plein hiver aux stations du RER à Paris).

On aurait donc tort de s’imaginer que les jeunes des quartiers populaires n’ayant pas fait d’études sont coupés de la science et du savoir. Mais il s’agit d’un savoir constitué sur le tas, d’un savoir alternatif, comme celui que bâtissent les étudiants mieux intégrés lorsqu’ils mettent en place, de plus en plus souvent, des universités populaires ou alternatives (comme à Nantes, Caen, Paris 8, l’ENS, etc...). Cela pose la question : quel savoir reconnaissons-nous, et quel savoir pour sortir du système ?

Le rapport au politique

En quoi de telles dynamiques sont-elles politiques, direz-vous ? Pour moi, il s’agit là d’une question cruciale aujourd’hui : Qu’est-ce qui est politique ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Ces expériences multiples participent précisément de ce que j’appelle le nouvel agir politique, .qui caractérise les initiatives de nombre de personnes qui ne croient plus aux promesses des partis et de la classe politique instituée, mais sont à la recherche – indépendamment de tout engagement politique ou syndical - d’actes concrets, individuels et si possible collectifs, susceptibles d’apporter des transformations concrètes à une situation jugée intenable.

J’ai constaté, au fil des expériences alternatives et militantes que j’ai partagées ces dernières années, qu’il était plus efficace, pour résister pied à pied contre les dérives du système néolibéral et policier actuel et contribuer au basculement vers un autre système, de pratiquer des expérimentations dans des cadres associatifs, ad hoc, concrets, locaux et en mobilisant ou en créant des réseaux sociaux. Ainsi, me semble-t-il, ce qui « marche » et ce qui peut rendre gai dans la désespérance actuelle : c’est un nouveau mode d’engagement, celui que décrivent si bien Miguel Benasayag et Angélique Del Rey dans leur dernier livre « De l’engagement dans une époque obscure », paru au Passager Clandestin en 2011 : il s’agit, sans plus attendre l’arrivée au pouvoir de partis ou de leaders charismatiques, de faire bouger les choses et de créer des alternatives concrètes ici et maintenant, et ce dans tous les domaines, pas nécessairement au sein d’une même organisation – associative, syndicale ou politicienne - , mais en utilisant les outils organisationnels existants s’ils le permettent, et en créant de nouveaux, objet par objet, et bien sûr en allant du local au global.

Le fruit de ma propre expérience

Pendant des années je me suis épuisée – et bornée - à dénoncer le traitement fait en France à ceux de nos enfants considérés comme « issus de l’immigration » et appartenant aux couches populaires reléguées dans les tours et barres de banlieue . J’ai compris qu’il fallait plonger dans la réalité de leur vécu. Ayant eu la chance de participer à cette extraordinaire dynamique inter-associative pour la préparation d’un voyage collectif de Campinois à Dakar lors du Forum Social Mondial de février 2011, j’ai installé en septembre 2010 des permanences gratuites pour aider les jeunes à rédiger CV et lettres de motivation dans un local associatif de la ZUS du Bois l’Abbé prêté par l’une des principales associations africaines de ce quartier. Au fil des mois, recevant bien peu de jeunes, mais surtout des femmes africaines ou maghrébines se heurtant à des blocages administratifs insensés, et ayant pu les aider à obtenir leurs droits, je me suis aperçue du fossé existant entre ces associations ayant pignon sur rue et les jeunes les plus exclus et les plus stigmatisés. Prenant alors quelque distance vis-à-vis des associations « notabilisées », je me suis plongée dans le contact direct avec ces jeunes, y compris ceux qui squattent les halls, créant des nuisances qui exaspèrent les habitants, et j’ai peu à peu réussi à gagner leur confiance. Je leur propose une aide dans les cas très fréquents de violence policière, et aussi les tiens au courant de mes recherches pour identifier des pistes alternatives à l’emploi salarié, emploi qu’ils ne trouvent plus depuis longtemps. Ces pistes peuvent être de créer leur propre business (mais légalement !) avec l’aide de coopératives d’activité et d’emploi ou de couveuses soutenues par les pouvoirs publics, même s’il ne s’agit là que d’un exemple. Il s’agit surtout de maintenir un lien avec ces gamins rejetés de tous, en comprenant pourquoi ils en sont arrivés là, et en leur rouvrant des perspectives autres que de zoner ou dealer au pied des tours, à la merci d’une police hors de tout contrôle : pourquoi en effet certains ne deviendraient-ils pas des entrepreneurs pluri-culturels internationaux et solidaires (comme le propose Abdessalam Kleiche, spécialiste des projets coopératifs et inter-culturels, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC) ? D’ores et déjà, plusieurs d’entre eux, s’étant formés en autodidactes après avoir quitté l’école souvent en 5è ou en 4è, deviennent entrepreneurs, et réussissent.

Certes, gagner la confiance – fragile – des jeunes des quartiers populaires les plus abandonnés, stigmatisés et rejetés de tous en raison de leur comportement d’apparente oisiveté, voire agressivité, n’est pas facile. Ils ont été terriblement échaudés par les discours politiques, par le semi-échec des dispositifs officiels – même apparemment des missions locales, dépassées, tout comme l’école ou l’institution d’abord répressive qu’est devenu Pôle emploi, par l’ampleur des problèmes auxquels se heurtent ces jeunes - . Ils sont très souvent déçus par les initiatives prises en leur faveur par les collectivités territoriales, par le virage sécuritaire de nombre de ces municipalités. De plus, gagner leur écoute ne sert que si l’on a quelque chose de concret à leur proposer. Car ils sont en même temps tenus par les réseaux de trafic de drogue, qui n’apprécient pas l’aide que l’on peut leur apporter. Cela pose bien évidemment la question centrale : quelles alternatives aux trafics et à l’économie parallèle ? Celle-ci peut-elle être légalisée ?

Ce n’est pourtant qu’en étant au plus près des situations qu’ils vivent, en les encourageant et en les aidant à consolider leurs tentatives d’auto-organisation, qu’ils pourront échapper au cercle vicieux du chômage, du désoeuvrement, du deal et de l’économie parallèle. Et à l’alternative de la rage et du désespoir.

Contribution au Colloque Interdisciplinaire de Carcassonne, 30 juin 2012