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Radiographie d’un quinquennat (étude anthropologique) Martine Boudet

samedi 14 juillet 2012, par Groupe Société-Cultures

I- Néo-libéralisme autoritaire vs altermondialisme

L’objectif de cette contribution est de mettre en perspective certaines problématiques anthropologiques soulevées par la gouvernance sarkozyste au cours du dernier quinquennat. L’anomalie qu’a représentée cet exercice présidentiel a été soulignée par de nombreux observateurs. Quelles en seraient les principaux aspects et quels enseignements tirer de cette expérience pour notre société ?

Le désaveu, le 6 mai 2012, de ce régime est à l’actif de la communauté nationale. Est pertinente la comparaison avec la libération du peuple américain vis-à-vis de la dynastie des Bush ; à un degré moindre, avec la fin du berlusconisme, sachant que le peuple italien a, dans ce cas, plutôt subi le changement, imposé par les marchés financiers et les responsables de l’Union Européenne. Par ailleurs, la conquête, par le camp de gauche, de tous les pouvoirs politiques constitue un fait remarquable dans l’histoire de la 5e République. Fait inversement proportionnel, en fait, à la projection de l’UMP, dont l’objectif était, depuis sa création en 2003 et à l’instar du parti-Etat, le RPR, de monopoliser la scène nationale.

Ce retournement de situation reste marqué du sceau de l’ambivalence, l’extrême-droite xénophobe et populiste ayant marqué en parallèle des points significatifs ; ce dont a témoigné la connivence entretenue avec cette mouvance par le régime, manifeste en fin de règne.
Il est clair que le FN profite des limites nationales et de contradictions non résolues, escomptant à terme une reconfiguration en sa faveur ; rappelons-nous les lendemains désenchantés et tragiques du Front populaire en 1936, par exemple. L’évolution citoyenne, nécessaire pour éviter un tel retour de balancier, passe par un changement idéologique d’envergure, au sens gramscien du terme. Depuis l’élection de François Hollande, la nouvelle équipe aux commandes préconise la promotion de l’Ecole (1) , instance de transmission inter-générationnelle des savoirs et cultures ; en complément, le monde de l’éducation populaire peut et doit contribuer au débat sur les questions programmatiques, qui conditionnent l’évolution des mentalités et des phénomènes inter-subjectifs.

Au plan théorique, l’heure est à la mise en œuvre d’une méthodologie anthropologique - au sens où l’entend Edgar Morin par exemple-, qui vulgarise des fondamentaux en matière de géo-politique, de médiologie et de sémiologie. La société reste prisonnière d’un cadre épistémologique datant de l’ère antérieure et qui pourrait être défini de socio-culture. La philosophie des lumières, le marxisme économiciste, autant de systèmes de pensée qui ont façonné notre être collectif au monde, sur la base du culte des droits de la personne individuelle et de l’Etat social. Récemment, l’écologie a favorisé l’ouverture du peuple-nation aux enjeux de l’environnement. A l’heure de la mondialisation et d’une médiatisation globalisée, la citoyenneté s’élargit à d’autres composantes, de l’ordre du culturel et du civilisationnel et qui mettent en jeu la psycho-sociologie des profondeurs. Ce paramètre, instrumentalisé sous le concept étroit et fermé d’ « identité nationale », est intéressant à traiter, pour l’élaboration d’une citoyenneté authentiquement altermondialiste.

II- Failles du système républicain révélées par la gouvernance sarkozyste

Les contre-réformes enregistrées dans la dernière période ainsi que la spirale de l’endettement qui menace le pays ont d’ores et déjà fait l’objet d’études et de synthèses, remarquables par ailleurs : on peut se reporter aux numéros spéciaux de médias indépendants comme Médiapart ou L’Humanité -en collaboration avec la fondation Copernic- (2), ainsi qu’aux compte-rendus des journées d’Attac France (3) et du collectif de l’audit de la dette publique consacrées à ces sujets (14 et 15 janvier 2012) . La part de bilan complémentaire qui sera traitée ici porte sur la problématique suivante : de quels déficits républicains a profité le sarkozysme pour prospérer ? (4)

A- Politique intérieure

1- Hyper présidence et mouvements sociaux

L’hyper présidence dont il a été souvent parlé pour caractériser la gouvernance sarkozyenne s’est adossée à une tradition en fait ancienne du pouvoir français, celle du centralisme autoritaire. Le cas français constitue une exception, de nombreux Etats voisins étant fédéraux ou largement décentralisés. Une partie de la gauche, d’orientation sociale, légitime le centralisme à la française au nom de l’égalité des territoires et des citoyens. Cela dit, dans le contexte de la crise systémique, la remise en cause de l’Etat social et de droit qui a été menée au nom des marchés financiers et de la technocratie européenne a plutôt invalidé cet acquis. En fait de partage, c’est de celui de l’austérité dont il a été question, pendant qu’une caste parvenue au sommet de l’Etat s’accaparait des instances de décision voire des deniers publics : affaire Woerth-Bettencourt, affaire Tapie-Lagarde, affaire de Karachi, affaire des emplois fictifs de la ville de Paris (5)… Jamais autant de dignitaires (ancien et actuel président de la république, ministres…) n’avaient été ainsi mis en cause par la justice et les médias.

A cette occasion, des sociologues, les Pinçon-Charlot (6), Hervé Kempf (7), ont vulgarisé le concept d’oligarchie et décrit les nouvelles mœurs socio-politiques : par l’instrumentalisation de la crise systémique, les inégalités se sont renforcées entre les classes ainsi que les dénis démocratiques. Malgré l’unité d’action qui a prévalu, malgré leur durée et des moyens d’action spectaculaires, les mobilisations sociales –votation citoyenne de plus de deux millions de personnes en faveur du maintien du statut de service public de la Poste, manifestations et grèves pour le maintien d‘un régime élevé de retraites, grève générale des universitaires à l‘encontre des réformes dans ce secteur…- et citoyennes -celle des Indignés…- ont échoué dans leur objectif de défense de nombreux acquis sociaux. Cette situation, qui se retrouve dans d’autres pays européens –en Grèce, en Espagne, en Italie…- résulte bien sûr d’un rapport de forces généralement défavorable au monde du travail. Cela dit, la spécificité française, marquée par le centralisme autoritaire et la collusion des équipes dirigeantes comme écrit précédemment, nécessitait des recours spécifiques, entre autres celui d’un meilleur contrôle de la gestion des affaires publiques. Deux exemples de réussite sont à signaler dans cet ordre d’idées : l’avortement en 2009 du projet népotiste, sous la pression de l’opinion, de transfert de la direction de l’EPAD (8), soit du plus grand centre économique français, d’envergure internationale, au fils du Président, étudiant pas même trentenaire. Et la condamnation par la justice en 2011 de l’ancien président Chirac et ancien maire de la capitale, grâce à l’association anti-corruption Anticor.

Cette démarche de contrôle de la gestion des affaires publiques est restée marginale du fait d’un ensemble de pesanteurs socio-politiques (9) : une certaine dépendance à l’égard de l’Etat social et d’un Etat de droit délégataire, le maintien dans un cadre de luttes para-syndical et défensif, le peu de traditions en matière de lobbying (sur le mode anglo-saxon), de démocratie participative et d’organisation autogestionnaire, spécialement au sein de la Fonction publique. Un épisode emblématique à ce sujet, celui du conflit sur les retraites : le fait de s’être abstenu de demander la démission du ministre, Eric Woerth, en charge de ce dossier capital pour l’avenir du pays et soupçonné dans le même temps de malversations financières importantes (dans le cadre de l’affaire Bettencourt) ne permettait pas à la mobilisation de se politiser et d’employer des moyens adaptés à l’enjeu, celui de la grève générale par exemple. Il est de même étonnant qu’aucune organisation n’ait tenté de campagne d’opinion en faveur d’un empeachment à la française, sur le modèle du watergate aux USA qui conduisit à la destitution de Richard Nixon en 1974. Rappelons que Nicolas Sarkozy est soupçonné de délits financiers dans le cadre de deux campagnes présidentielles, celles de 2002 (affaire de Karachi) et de 2007 (affaire Bettencourt), cette dernière lui ayant octroyé la victoire, pour les résultats que l’on sait.

Au-delà, fut insuffisante la réflexion sur cette fin d’ère républicaine que signifie de manière ostentatoire la série des affaires oligarchiques. La neutralisation des « zones grises » de la République nécessite une clarification du rôle des médias, le silence de l’opinion participant plus ou moins consciemment d’une forme de complicité passive avec les « forces de l’ombre » coalisées au sommet. Ces phénomènes, enregistrés à toutes les époques de crise socio-politique, sont renforcées à l’heure de la société des médias. Au demeurant, il faut souligner le dynamisme des médias en ligne créés sous ce quinquennat, Mediapart et son directeur charismatique, Edwy Plenel, Rue 89, entre autres. Avec les réseaux sociaux et les listes de discussion associatives, ils ont donné leurs titres de noblesse à la démocratie d’opinion.

L’organisation du mouvement social s’est traduite par la création de coordinations nationales corporatives et à caractère revendicatif, dans lesquelles l’unité d’action fut d’emblée acquise entre syndicats et associations : CNU (coordination nationale universitaire), CNFDE (coordination nationale de la formation des enseignants), Collectif pour un audit de la dette publique à l’initiative d’Attac France…Le dépassement du cadre corporatif ou social et des enjeux gestionnaires reste l’exception, même dans le secteur universitaire ; ainsi, s’il est vrai que la grève des enseignants-chercheurs (2007-2008) eut un caractère historique, la différence avec celle de mai 68 réside dans le peu d’élaboration sur les questions programmatiques : sur le capitalisme cognitif (« économie de la connaissance »), sur les modes de développement alternatifs et les perspectives de construction altermondialiste, sur le rééquilibrage des relations entre champs disciplinaires ainsi que des relations géo-politiques à partir de la France, sur la parité de carrière entre hommes et femmes… Faut-il y voir une conséquence de l’ère de la « participation » ou co-gestion institutionnalisée après mai 68 ? Une bonne partie de la créativité est par ailleurs aspirée par les différents pôles de recherche-développement dominés par l’industrie et la technocratie (ANR, AERES…) et peu contrôlés par la représentation nationale : pôles régionaux de compétitivité, pôles dits d’excellence…. L’avenir dira quelles prospectives autonomes en matière de développement pourront être élaborées et validées dans ce secteur.

2- Politique territoriale

Le début de l’inversion du rapport des forces date du basculement du Sénat à gauche, phénomène institutionnel qui créa la surprise : ce bastion historique des droites était en effet plutôt considéré comme une assemblée de notables provinciaux et conservateurs. A la différence des mouvements sociaux et d’une présidentielle et de primaires socialistes marquées par le choc des personnalités, le peu de médiatisation de cette campagne, il est vrai au suffrage indirect, manifeste une tendance certaine à la séparation en France des pouvoirs centraux de ceux des collectivités territoriales. A l’occasion des élections de 2010, avait déjà été souligné le peu de visibilité des équipes régionales : l’association des régions de France (ARF) , qui regroupe les présidents des régions, est inconnue de l’opinion (10).

Malgré les limites actuelles de la décentralisation, les collectivités locales -régions, cantons, municipalités- ...ont construit un contre-pouvoir objectif à l’égard de la politique menée par l’exécutif, se renforçant dans cette période comme autant de boucliers un tant soit peu protecteurs pour les citoyens. Cela depuis 2004, date du ralliement de la quasi-totalité des régions à la gauche, sous l’influx du sursaut progressiste espagnol qui mit fin à la gestion atlantiste d’Aznar peu auparavant, à l’époque de la guerre en Irak.

« Depuis qu’elle a repris l’Elysée à la gauche, en 1995, la droite a subi comme autant d’échecs la plupart des élections locales. Ces défaites répétées ne l’ont pas empêchée de conserver le pouvoir, mais elles ont peu à peu sapé ses assises territoriales, jusqu’aux plus anciennes, œuvrant lentement à l’effondrement d’un édifice : entre 1998 et 2010, la droite a perdu, en métropole, 744 cantons, 34 départements et 18 régions » (11).

Si le pouvoir central est historiquement dominé par les droites en France, les conquêtes démocratiques dans le domaine de la gestion territoriale sont le fait des gauches : loi sur la départementalisation des territoires d’outre-mer à l’initiative du député martiniquais Aimé Césaire, votée en 1946 ; loi Deferre sur la décentralisation votée en 1982. Le principe de la "diversité" a été adopté suite au « mai 68 des banlieues », les émeutes de 2005 ayant été les plus violentes connues dans le cadre de l’Union européenne au cours des dernières décennies .

Dans de nombreux pays européens et voisins de la France, qu’ils soient fédéraux (Allemagne, Belgique, Suisse, …) ou décentralisés (Espagne, Royaume uni, Italie...), la représentation des régions à l’échelle nationale est un fait d’ores et déjà acquis. Que ce soit sous la forme d’une deuxième chambre qui cohabite avec la chambre des citoyens (Chambres des Communes ou chambre basse au Royaume uni qui jouxte la chambre des Lords, Bundersrat allemand qui cohabite avec le Bundestag....) ou par l’intégration des partis régionalistes dans une chambre unique (Cortés espagnols). De même qu’à l’échelle de l’UE, sous la forme d’organismes interrégionaux à caractère consultatif, le Comité des régions (CdR) ou l’Assemblée des régions d’Europe (ARE), qui évoluent aux côtés du Parlement européen et de la Commission. Ces institutions promeuvent une coopération interrégionale, favorisée par le caractère transfrontalier de nombreuses régions européennes. Cela dit, dans un contexte néo-libéral et technocratique dont il faut toujours combattre la tendance à gommer les souverainetés nationales et une éventuelle instrumentalisation des revendications minoritaires.

En France, la création par la présidence Hollande d’un ministère pour l’égalité des territoires est encourageante, de même que l‘annonce d’une deuxième étape de décentralisation. Autant de recours, il faut l’espérer, face aux phénomènes de désertification rurale et d’une mégalopolisation inquiétante, sur le modèle de la capitale. A terme, la transformation du Sénat en assemblée des régions parachèverait le long processus d’émancipation du peuple-nation à l’égard des dérives autoritaires de l’Etat central, tout en cultivant le principe d’unité républicaine cher au pays (12). Aux côtés d’un Parlement lui -même démocratisé grâce à la proportionnelle comme Assemblée de citoyens porteurs du débat d’idées sociétal, une assemblée des régions serait représentative des forces vives territoriales ancrées sur plusieurs continents. Une telle institution permettrait de résister plus efficacement à la déferlante des marchés ainsi qu’aux dérives oligarchiques au sommet de l’Etat.

B- Politique internationale, de coopération et d’immigration

Si l’Etat social et de droit a été mis à mal, tel n’est pas le cas de l’Etat impérial : le discours de Dakar prononcé en début de mandat (juillet 2007) a donné le ton, démentant les serments solennels d’en finir avec les réseaux françafricains et les pratiques néo-coloniales. Comme écrit par Aminata Traoré et d’autres intellectuels d’Afrique francophone (13), ce fut le retour à l’ethnographie racialiste et raciste des siècles passés, aux antipodes de l’anthropologie interculturelle.

« L’entrée insuffisante de l’homme africain dans l’histoire » : cet axiome a été suivi fatidiquement des faits. Le harcèlement politique et militaire du régime de Laurent Gbagbo constitue le crime de ce quinquennat, enrobé de toutes les précautions diplomatiques d’usage, sous le couvert de l’ONU. La guerre civile commanditée de l’extérieur, depuis la base arrière du Burkina-Faso, a coûté des milliers de morts à la Côte d’Ivoire, installé des chefs de guerre qui cohabitent avec la Force Licorne et font toujours régner la terreur dans les régions de l’Ouest acquises à l’ancien président et convoitées pour leurs richesses agricoles. La machine de guerre impérialiste a joué à plein tant en Côte d’Ivoire qu’en Lybie, sous le prétexte d’une aide à la restauration démocratique. Profitant des mobilisations populaires dans le monde arabe et de la cristallisation du peuple français sur la crise européenne, les tenants de l’impérialisme occidental ont une nouvelle fois bafoué la souveraineté d’un pays d’Afrique sub-saharienne. La Côte d’Ivoire étant le pays pilote en Afrique de l’ouest, c’est toute la sous-région qui est de facto mise au pas.

L’omerta qui règne sur le drame ivoirien fait suite à celle qui prévalut lors du génocide rwandais en 1994. Signe que les leçons de l’histoire ne sont pas retenues et que, pire encore, la banalisation des crimes néo-coloniaux est devenue la règle, depuis la chute du mur de Berlin. Ce qui pose problème, c’est le nationalisme de gauche, le combat de la juge Eva Joly (voir le procès Elf et l’Angolagate) et les déclarations de solidarité de Jean-Luc Mélenchon restant périphériques et ne troublant pas la conscience populaire. Dans le cadre de l’audit de la dette publique, il manque le chiffrage des budgets militaires illégitimes ou peu contrôlés par la représentation nationale, spécialement à l’occasion des guerres en Afrique. Quelle part du pactole a été octroyée au lobby militaro-industriel (Dassault…) et aux reconstructeurs qui viennent après, les Bouygues et autres Bolloré ?

De nombreux témoignages portent sur la violation répétée voire systématique des droits de l’homme en Côte d’Ivoire (14) : emprisonnements arbitraires, tortures et sévices, conditions d’incarcération inhumaines, expropriation arbitraire des terres de l’Ouest … Les victimes déplorent aussi l’incurie des organisations humanitaires. Dans ce contexte opaque, le 29 juin 2012 le Club de Paris a accordé une annulation quasi totale de dette à la Côte d’Ivoire. La présidence d’Alassane Ouattara ayant été mise en place avec le concours de la force Licorne, le gouvernement français est directement responsable des suites données à l’opération militaire de l’an dernier, d’autant que ces troupes sont toujours en exercice. Proposition de résolution a été faite en 2011, à l’initiative du député Patrick Braouezec, visant à créer une commission d’enquête parlementaire sur leur rôle. L’actualité ivoirienne tout comme l’alternance gouvernementale qui prévaut en France légitiment et rendent possible l’emploi de ce recours.
Au-delà, il serait bienvenu que soient employés tous les moyens aptes à favoriser le retour à la paix civile et le respect des droits de l’opposition dans ce pays.

D’une manière générale, l’alternance en France doit être l’occasion de faire le bilan de la politique menée sous la présidence de Nicolas Sarkozy en matière de relations Afrique-France et de procéder aux nécessaires réformes pour leur démocratisation, dans l’intérêt des peuples.

L’actuel « consensus nationaliste par le silence » fait aussi le lit de la xénophobie d’Etat, en métropole. Rafles de Sans papiers, séparation des membres d’une même famille, expulsion d’enfants scolarisés, stigmatisation des populations roms, à partir d’un autre discours fameux, celui de Grenoble, prononcé en juillet 2010 : autant d’épisodes désolants dont les acteurs de RESF (Réseau d’Educateurs sans frontières) ont été les témoins et protagonistes entre autres.

Un élément souvent manquant dans les débats électoraux : la politique d’immigration, fonds de commerce du FN et face émergée de l’iceberg, ne sera vraiment assainie que par la rééquilibration des termes de l’échange, entre pays du Nord et du Sud. A quand une campagne d’opinion pour un bilan de la politique de coopération ? Pour le paiement à un plus juste prix des matières premières et autres produits venus des Suds ? Et, concernant la politique militaire, pour un arrêt concerté et progressif de l’armement nucléaire et/ou d’une reconversion de certaines industries d’armement (la France est le 4e pays exportateur d’armes) ?

Pour conclure sur cette question, l’évolution du débat écologique en France montre qu’il est possible de lever d’autres verrous. Suite à la catastrophe de Fukushima, la question du nucléaire civil est désormais à l’ordre du jour. Celle du nucléaire militaire et de la politique de « coopération » est aussi d’actualité.

C- « Identité nationale » vs dialogue des cultures

1-Un système républicain excessivement autocentré vs démocratie inclusive

Les pouvoirs publics ont engagé en 2009 un débat sur l’identité nationale, dont l’objectif officiel était de remobiliser les Français- et en particulier, les jeunes-, en faveur du patrimoine national. Il est peu niable que le pays traverse une crise culturelle, répercutée par l’actualité scolaire de maintes manières : montée des incivilités et des addictions juvéniles, perte de crédit des études auprès de nombreuses familles, en particulier des banlieues, dans un contexte de chômage endémique et de distorsion des liens familiaux et sociaux…

Beaucoup d’observateurs ont commenté le caractère partial du débat, mené à partir du Ministère de l’immigration, devenu aussi celui de l’identité nationale en 2007 (15). En tout état de cause, cette problématique outrepasse la question des relations à entretenir avec les communautés immigrées non européennes, en danger de devenir des boucs émissaires. Qu’en est-il par exemple de l’avenir des cultures des régions historiques et des DOM-TOM, trois décennies après la décentralisation ?

La République exemplaire qu’appelle de ses vœux la nouvelle équipe dirigeante, l’éducation à une éthique altermondialiste passent par des démarches de décentrement à l’égard des pôles de pouvoir, ceux-ci étant renforcés en France par les dérives unitaristes et centralisées. République une et indivisible, République des citoyens (cette citoyenneté individuelle se voulant le rempart d’un communautarisme parfois plus fantasmé que réel), exception culturelle francophone (heureusement transmuée en diversité depuis 2005) , identité nationale (quid de l’altérité ?) laïcité souvent fermée à l’expression des spiritualités religieuses et cosmogoniques, élève mis au centre des apprentissages au risque de cultiver un jeûnisme régressif, universalisme qui reste abstrait en l’absence de substance culturelle suffisante et qui se mue en un exercice technocratique : la machine républicaine excessivement autocentrée commence à fonctionner à vide. « Tous comme un seul homme, l’Etat c’est moi » : certains journaux télévisés en ont souvent rajouté en début de règne sarkozyen, organisant des lynchages médiatiques des instances de l’opposition et accroissant l’identification subconsciente à un standard exclusif, source de conflits en légitimité et inadapté aux enjeux d’un monde devenu multipolaire. Pour mémoire et pour exemple, le concept intégrateur gagnant en Amérique latine est celui de la « démocratie inclusive ».

2-Machisme républicain et parité homme-femme

La question de la parité illustre bien aussi les dérives de l’unitarisme républicain. Ainsi, l’actualité électorale a montré certains manquements à l’égard du droit des femmes à exercer des responsabilités politiques. La situation faite à Eva Joly et à Ségolène Royal est caractéristique du maintien d’un phallocentrisme peu admissible : attaques ad hominem répétées, rumeurs et dénigrements médiatisés sur la durée, qui constituent autant de faits de harcèlement moral. Ces phénomènes de violence concernent des personnes dont les travaux sont pourtant connus de l’opinion : combat de la juge Eva Joly à l’encontre de délits de corruption en France et dans les ex-colonies, Ségolène Royal est la première femme à avoir brigué la présidence de la République (au second tour de l’élection), devant s’affronter au candidat de la droite autoritaire. Comme l’a écrit le MRAP (16), le début d’exercice de la ministre de la justice, Christiane Taubira, à l’initiative de la loi caractérisant l’esclavage comme crime contre l’humanité, a été entaché d’une cabale potentiellement nuisible.

Le machisme républicain est indissociable d’une conception autoritaire et archaïque de la vie publique : ainsi, Marine Le Pen, représentante d’une extrême-droite « dédiabolisée », bénéficie quant à elle d’une aura médiatique disproportionnée. Ces déséquilibres concourent à la personnalisation de la vie politique et nuisent au fonctionnement démocratique ; aux préjudices psycho-sociaux endurés par des femmes progressistes, s’ajoutent des contre-performances pour la communauté nationale : la cabale menée pour le retrait de la candidature d’Eva Joly est en partie à l’origine du faible score du parti qui l’avait choisie à l’élection présidentielle. La candidature de Ségolène Royal aux législatives (à la Rochelle) a été également hypothéquée. Il est symptomatique que cette contre-performance coïncide avec la promotion de son ancien compagnon au sommet de l’Etat.

Il serait intéressant de légiférer pour conforter le droit des femmes à la différence culturelle, à leur expression publique et à l’exercice des responsabilités, dont les plus élevées. Le CSA/Conseil supérieur de l’Audiovisuel doit avoir la prérogative de sanctionner les abus en matière de harcèlement moral médiatisé et de faire respecter la déontologie en vigueur (respect de la vie privée et de l’impartialité…).

III- Paramètres de l’éducation à une citoyenneté altermondialiste

C’est reconnu, la perte d’autorité morale et intellectuelle de l’Ecole est un fait marquant du dernier quinquennat ; la réhabilitation de ce secteur est l’un des objectifs affirmés par la nouvelle équipe au pouvoir, constituée de nombreux enseignants. Cette reconstruction nécessite des démarches créatives et autonomes, si possible autogérées : comment contribuer à cette entreprise ? Quels objectifs et quels contenus donner à l’éducation, en particulier populaire, dans ce contexte ?

A- Education aux fondamentaux et emblèmes historiques

Au-delà de la gestion des affaires politiques, il s’agit d’un enjeu culturel. Face à la pression exercée par la culture anglo-américaine, en premier lieu sur les jeunes générations, il importe de pérenniser la transmission des patrimoines acquis par l’histoire. En tout état de cause, du fait des abus du technoscientisme et du technocratisme d’Etat, le relais est loin d’être assuré. La démoralisation des citoyens et des jeunes, qui se traduit par le désengagement -sous les formes de l’abstention électorale ou du décrochage scolaire- ou la perte croissante des liens sociaux, ne pourra être enrayée que par des dynamiques fraternitaires de grande ampleur, qui relient les individus aux collectifs ainsi que les collectifs entre eux.

L’humanisme altermondialiste nécessite entre autres de se réenraciner et de renouer avec les fondamentaux de l’histoire des peuples et des mouvements sociaux et citoyens. Ainsi, le renouveau politique du Vénézuela et de l’Amérique latine est conditionné à sa réappropriation de l’histoire bolivarienne et indépendantiste. L’histoire française ne manque pas non plus de repères significatifs ; une ou deux dates correspondant à des événements phares du mouvement social pourraient être objets de commémoration : concernant la Commune de Paris (le 28 mai 1871, fin de la semaine sanglante) et/ou le programme de la Résistance édicté le 15 mars 1944, par exemple ? Un travail de mémoire, à l’occasion de ces anniversaires, contribuerait à se réapproprier des éléments de culture populaire et à transmettre leurs enseignements aux générations qui suivent.

B- Diversité et éducation à l’interculturel

La composante (inter)culturelle est également à renforcer : la mondialisation-médiatisation constitue en effet un carrefour dangereux, qui voit se confronter cultures et civilisations, pour le pire comme pour le meilleur. Dans le contexte de la crise, le cadre européen devient un carcan, caisse de résonnance de discours obsessionnels ; l’extrême-droite nationaliste et ethniste (voir l’émergence de blocs identitaires dans certaines régions historiques) récupère à cette occasion la problématique de l’identité, nationale ou régionale selon le cas. La domination atlantiste entraine de son côté une forte déculturation de la jeunesse, la dérive en étant une sous-culture dite people, largement médiatisée.

En réponse, l’application du principe de diversité, comme c’est le cas de la nouvelle équipe gouvernementale, correspond aux aspirations d’une majorité de la société et de sa jeunesse, multiculturelles de fait. Associé au principe de parité déjà en vigueur dans la vie politique, il ne peut que contribuer à dynamiser la vie sociale. A la défense des acquis des démocraties politique et sociale –dont un point d’appui institutionnel va être l’inscription dans la Constitution du principe du dialogue social-, doit donc s’ajouter celle des droits émergents de la démocratie culturelle. Pour exemple, les Etats généraux qui ont résulté de la grève générale à l’initiative du Lyannaj guadeloupéen ont mis à l’ordre du jour la question de l’inculturation, stratégie devant pondérer la contestable politique métropolitaine d’assimilation et d’inféodation à la bourgeoisie colonialiste.
C’est aussi en périphérie, aux Antilles, creuset de la créolité, que se joue l’avenir d’une bonne part de la création littéraire désormais (les humanités littéraires, l’un des fleurons du pays, étant en perte de vitesse en métropole depuis un demi-siècle, sous la pression technoscientiste).

C -Education aux médias

Comment se réapproprier cet outil à des fins d’éducation populaire et altermondialiste ? Un travail sur les stéréotypes sexistes, racistes et xénophobes, d’une manière générale sur les archaïsmes des représentations dominantes ainsi que sur les représentations décadentes de la culture people (star system, politique spectacle…) serait intéressant. Est-il normal aussi que le public soit abreuvé de polars et de séries B, sans qu’aucune autorité morale ne trouve rien à dire à cette banalisation de la violence sur écran ? Par ailleurs, l’absence de traitement en métropole de l’actualité dans les Dom-Tom et l’Afrique sub-saharienne est-il acceptable, en ces temps d’alternance ? Un silence pesant a règné sur la grève générale en Guadeloupe, sur les récentes mobilisations populaires au Togo et au Gabon -voir les communiqués de Survie (17)-…Prendre le contrepied de ces archaïsmes républicains, qui légitiment les extrémismes françafricains et fascisants nécessite de pratiquer une politique médiatique inverse, de mise en exergue des événements des Suds.

D- Economie de la connaissance/capitalisme cognitif vs interdisciplinarité

A ces volets d’éducation citoyenne à caractère éthique, pourrait être rajouté un travail spécifique concernant l’économie de la connaissance : quelle instrumentalisation est faite par le système néo-libéral des sciences et techniques, de l’économie ? Quelle promotion faire des secteurs minorisés, tel celui des Lettres et sciences humaines et sociales/LSHS (18) ? Une telle problématisation permettrait de rallier des universitaires et étudiants acquis au combat anti-libéral à la cause altermondialiste, à partir de leur champ d’exercice et des questions programmatiques que la crise génère : quels rééquilibrages opérer en matière de recherche et d’enseignement, pour quels modes de développement... ?

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En conclusion, le quinquennat sarkozyste a démontré la capacité de nuisance du système néo-libéral-autoritaire. Par le nombre de ses dérives psycho-sociales, délits et crimes, il a révélé le caractère anti-démocratique de la gouvernance oligarchique. Sa mise en échec peut en faire une parenthèse dans l’histoire républicaine. Pour ce faire, une stratégie gagnante réside dans un décentrement salutaire à l’égard des instances conjuguées du pouvoir et de l’argent ; afin de rééquilibrer les relations entre capitale et territoires, entre métropole, Union européenne, anciennes colonies et DOM-TOM, entre mondes rural et urbain, entre individu et collectivité. De manière générale, sur la base de la méthodologie anthropologique, un programme cohérent en matière d’éducation à une citoyenneté altermondialiste s’impose, pour que l’alternance politique soit transformée en une authentique alternative.

La France étant au carrefour de deux axes géo-politiques , européen et francophone, une telle évolution ne sera pas sans incidence sur son environnement. L’isolement de la nouvelle présidence de gauche à l’égard de son environnement immédiat s’explique par l’impasse dans laquelle se trouve l’UE du fait de ses choix stratégiques. Il peut et doit compensé par une remobilisation en interne sur des objectifs fédérateurs et par une politique francophone solidaire, innovante et de progrès.

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Mots-clé : affaires politico-financières- altermondialisme- altérité- anthropologie (inter)culturelle- axe géo-politique- bouc-émissaire- cadre épistémologique-capitalisme cognitif (économie de la connaissance)- centralisme autoritaire- consensus nationaliste- corporatisme- corruption- culture de surface/profonde- culture people- décentralisation- démocratie délégataire/démocratie d’opinion/démocratie inclusive/démocratie participative- dialogue social - dialogue des cultures- différences de genre- discriminations- éducation à la citoyenneté/éducation populaire- Etat impérial- Etat social et de droit- ethnologie racialiste/raciste-exclusivisme- fédéralisme- françafrique- francophonie- géo-politique- harcèlement moral médiatisé- hyper-présidence- identité nationale- impérialisme- inter-régionalité- jeunisme- machisme républicain- médias (société des)/médiologie- monde multipolaire- néo-libéralisme autoritaire- néo-colonialisme- oligarchie –parité homme/femme- populisme- peuple-nation- psycho-sociologie des profondeurs –sémiologie- sexisme- socio-culture- stéréotypes- technocratie-technoscientisme-tiers exclu- unitarisme- xénophobie d’Etat-zones grises (de la République)
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1- http://www.refondonslecole.gouv.fr/
Un parallèle peut être fait avec la gouvernance de Barack Obama, premier métis à accéder au pouvoir aux USA et qui bâtit son mandat sur le vote de la loi sur la protection sociale, en matière de santé.

2-L’abécédaire des maux du sarkozysme, (Le bilan 2007-2012), Fondation Copernic, L’Humanité (février 2012)
La République scandaleuse (2007-2012 : un quinquennat d’affaires) Médiapart- Marianne (avril 2012)
France, que deviens-tu ? Courrier international (avril 2012)

3-http://www.france.attac.org/evenement/14-janvier-formation-et-echanges-des-collectifs-locaux-daudit-citoyen
http://www.france.attac.org/dossiers/leur-dette-notre-democratie

4- A ce sujet, la campagne électorale qui a conduit à la défaite du sarkozysme n’a pas permis d’aborder tous les sujets -dont les sujets internationaux- qui constituent pourtant la toile de fond de l’exercice national.

5- Pierre Péan, La République des Mallettes, Fayard, 2011

6-Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, Le président des riches (Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy)-La découverte

7-Hervé Kempf , L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, éditions du Seuil, Paris, 2011

8- EPAD ou Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense

9-Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible (arrangements, favoritisme, et conflits d’intérêt)-Seuil, 2011

10- www.arf.asso.fr/

11- Dominique Pernié, La droite menacée d’un séisme en France (Le Monde-2010) http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/08/02/la-droite-menacee-d-un-seisme-en-2012_1394686_3232.html#ens_id=1390910&xtor=RSS-3208

12- Cette solution serait un bon compromis, quoiqu’a mimina. Il faut rappeler que les lander allemands et les comunidades espagnoles bénéficient de prérogratives bien plus importantes que les régions françaises.

13- Makhily Gassama, Mamoussé Diagne, Dialo Diop et Koulsy Lamko, L’Afrique répond à Sarkozy : Contre le discours de Dakar, Philippe Rey, 2008,

André Julien Mbem, Nicolas Sarkozy à Dakar. Débats et enjeux autour d’un discours, L’Harmattan, Paris, 2008,

Aminata Traoré, L’Afrique humiliée (préface de Cheikh Hamidou Kane), Fayard, Paris, 2008,

Babacar Mbaye Diop et Doudou Dieng (co-dir) : La conscience historique africaine, L’Harmattan, 2008.

Adame Ba Konaré, Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Editions La Découverte, 2008,

14- COTE D’IVOIRE : SILENCE, ON TORTURE SOUS DES REGARDS PASSIFS ET COMPLICES ! Article d’Alain Bouikalo
http://regardscroises.ivoire-blog.com/archive/2012/07/05/cote-d-ivoire-silence-on-torture-sous-des-regards-passifs-et.html

VIOLATION DES DROITS DE L’HOMME EN COTE D’IVOIRE - SERAPHIN DJAKI KOUDOU : « LE REGIME OUATTARA TORTURE : J’EN SUIS LA PREUVE VIVANTE ! » Propos recueillis par Théophile Kouamouo Source : LE NOUVEAU COURRIER
http://regardscroises.ivoire-blog.com/archive/2012/07/10/violation-des-droits-de-l-homme-en-cote-d-ivoire-seraphin-dj.html

15- Cette appellation controversée disparaît avec le remaniement gouvernemental effectué en 2010

16- http://www.mrap.fr/contre-le-racisme-sous-toutes-ses-formes/lutte-contre-lextreme-droite/campagne-de-haine-raciste-contre-christiane-taubira-l2019ump-assure-la-sous-traitance-du-front-national

17- http://www.blogs.attac.org/groupe-afrique/article/togo-gabon-condamner-la-repression

18- Economie de la connaissance-texte collectif d’Attac http://www.france.attac.org/archives/spip.php?article9411

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Contribution au Colloque Interdisciplinaire de Carcassonne, 30 juin 2012