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« Merci patron ! » ou l’envers de la lutte collective...
Evelyne Perrin (CS d’Attac)
lundi 4 avril 2016, par
Pourquoi être pris d’un tel malaise à la sortie du film de François Ruffin, « Merci patron ! » , qui sort en salles accompagné d’une promotion militante sans pareille ?
Nous étions a priori prêts à nous emballer pour un film fait par le fondateur plein d’humour du journal Fakir auquel nous étions abonnés, contre Bernard Arnault, patron de LVMH, ayant fermé des usines textiles en Picardie comme Boussac Saint-Frères ...
Comment expliquer le malaise qui nous saisit une fois passé le petit quart d’heure initial d’auto-dérision par l’auteur, et qui va aller en s’amplifiant au fur et à mesure que nous le voyons monter et jouer, fier de lui, son « coup », réussi de justesse, contre Bernard Arnault, pour le faire indemniser un couple d’anciens salariés au chômage menacés de la saisie de leur pavillon et au bord du suicide, en recourant à des astuces invraisemblables, caméra cachée, enregistrements secrets, manipulations en tout genre... dont le succès final a tout du conte de fées totalement non crédible …
Nous ne pouvons nous empêcher de penser :
– « Est-ce une telle victoire d’avoir arraché 35 000 euros à Bernard Arnault pour un couple alors que 200 autres salariés ont été laissés sur le carreau ? »
« Le couple certes joue le jeu, mais on le voit s’y risquer sans en connaître le résultat final, alors qu’il joue sa peau quelque part, ce qui n’est pas le cas du réalisateur... Que serait-il advenu de ce couple de prolétaires au bord du gouffre si le « coup » n’avait pas marché ? Vengeance de la mafia LVMH, suicide ? Comment oser faire prendre de tels risques à autrui sans aucune garantie de succès, en s’en servant comme d’acteurs – ce qui n’est pas le cas ? »
« Où est la lutte collective dans ce film tout à la gloire d’un seul personnage, extérieur à l’histoire collective de la désindustrialisation de ce territoire, des luttes perdues des ouvriers et de leurs syndicats, et qui n’essaie même pas de leur rendre hommage... Car son humour frôle le mépris, lorsqu’il demande de façon insistante, même si c’est au second degré, à l’ex-syndicaliste CFDT – qu’il nomme la « bonne sœur rouge » - pourquoi elle ne reconnaît pas la bonté de Bernard Arnault... ou lorsqu’il dit à une licenciée qui s’est reclassée qu’elle pourrait être reconnaissante à Bernard Arnault car elle a retrouvé un boulot mieux rémunéré... Et de fait, sa dérision ne semble ni comprise, ni partagée par ces interviewées qui répondent avec gêne et difficulté... »
Définitivement non !
Pour nous ce film tout à l’honneur de l’intelligence de son auteur n’est pas un exemple de lutte collective, réussie ou non, et n’incite pas à celle-ci... Bien au contraire !
La lutte des classes, ce serait donc cela ? Monter un coup ?
On ne trouve rien dans ce film de la beauté, de la force des luttes ouvrières menées avec détermination et fougue en des grèves longues, qu’elles aient gagné ou non... sur le sol même de Picardie, des « Contis » aux Goodyear, de ce que ces luttes ont fait naître d’estime de soi, de confiance dans le groupe et dans la solidarité, de ce qu’il en reste d’ineffaçable... comme on le voit éclater dans des films comme « Comme des lions », de Françoise Davisse, sur la lutte des ouvriers de PSA Aulnay sous Bois, ou comme le célèbre « Reprise », ou plus récemment dans le si beau film sur la lutte des Fralib qui ont repris en SCOP leur usine de thés et tisanes à Unilever au terme de 1336 jours de lutte, « 1336 mais toujours debout » de Claude Hirsch !
Or, ce qui se construit, ce qui naît dans une grève longue, c’est une expérience d’émancipation collective inoubliable. Il n’est que d’entendre les postiers de Neuilly sur Seine qui fêtaient en janvier dernier dans les locaux de la CNT à Paris leur victoire au terme de 82 jours de grève :
« nous avons appris à regarder les patrons droit dans les yeux !... ça donne confiance, c’est une expérience de vie à faire connaître : nous n’avons pas besoin de maîtres-chiens pour bosser ! »
ou encore : « ça va me manquer ! J’ai découvert des vocations... ça nous a rapprochés, on se dit bonjour le matin, on arrive la tête haute au boulot ! »
« tenir une grève aussi difficile, c’est comme s’attaquer à un roc inflexible, mais on l’érode au fur et à mesure... Même les jeunes ont montré qu’ils en avaient dans le guidon ! »
Et leur tract SUD Activités postales 92 du 19 janvier se conclut ainsi : « Cette lutte est la démonstration qu’unis et déterminés, les travailleurs peuvent modifier le cours des choses en infléchissant les choix patronaux. »
Rien de tel dans « Merci Patron ! »... Tout repose sur la capacité de manipulation et la roublardise de François Ruffin qui joue tous les rôles ou presque... tandis que le vrai couple de licenciés lui, joue sa vie, comme le reconnaît lui-même le réalisateur...!
Et nous renvoyons à ce sujet au très beau plaidoyer pour la grève de l’Institut de Démobilisation, Thèses sur le concept de grève, paru en 2011 aux Ed. Pontcerf :
« La grève est un sacrifice fait au soleil »
« La grève est intérieure » (là où la manifestation est extérieure)
« La grève ne propose rien à la place ; La grève est sans plan »
« La grève est balbutiement » (Le savoir ne précède pas l’action)
« La grève remet à l’endroit ce que le monde moderne a inversé : elle remet l’action au-dessus du travail »
« La grève est l’abolition de la séparation »
« La grève est une puissance d’excommunication », « La grève est la joie »,
« La grève arrête le temps »
« La grève est l’invention de l’impossible »
« La grève est fondatrice. Elle est le commencement »
« La grève est dépense, improductive et glorieuse (ayant sa fin en elle-même)
Evelyne Perrin (CS d’Attac) et Stéphane Brailly (CNT)