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Mali : le syndrome de Banyango (Alioune Ifra Ndiaye-Jean-Louis Sagot-Duvauroux)

mercredi 30 mai 2012, par Groupe Société-Cultures

1 – Nyangoya

La nyangoya est un vice répandu au Mali et sans doute dans d’autres pays d’Afrique. Difficile de traduire en français cette notion qui désigne un mélange d’égoïsme, de jalousie et de bassesse. BlonBa, chargé par le ministère de l’administration territoriale de réaliser un programme d’éducation civique intitulé « A nous la citoyenneté », a donné à ce vice une figure devenue depuis célèbre dans tout le pays, celle de l’ignoble Banyango. Dans un court métrage de fiction, ce personnage prie une divinité de résoudre ses nombreux problèmes. La divinité lui répond : « Je te donnerai tout ce que tu me demanderas, mais à une condition : ton ami que nous venons de voir passer à vélo sur la route, je lui donnerai le double. Une villa pour toi, deux villas pour ton ami. Cent bœufs pour toi, deux cents pour ton ami… » Banyango réfléchit, réfléchit, puis adresse sa prière à la divinité : « N’nyè kélen ci ! Crève-moi un œil ». Dans l’instant, son ami perd les deux yeux et tombe de vélo. Aussitôt diffusée, cette courte fiction devient emblématique de l’émission. De toutes les régions du pays, les téléspectateurs téléphonent pour donner des exemples de « banyangotisme ». L’expression « N’nyè kélen ci » est reprise à toute occasion par les enfants. Nouhoun Cissé, l’acteur qui joue Banyengo acquiert une notoriété nationale qui l’accompagne dans tous ses déplacements.

La nyangoya est communément accusée de jouer un rôle important dans les difficultés du pays à faire corps pour construire son développement. Nous l’analysons comme un des effets de la longue défaite de l’Afrique, un vice de vaincus. Incapables de croire suffisamment en eux-mêmes pour risquer la grandeur, les niangos dérivent toute leur adresse, toute leur intelligence, toute leur énergie à empêcher les autres de s’y essayer. Quand elle se manifeste, la nyangoya empoisonne les relations de voisinages, la vie de famille, les amitiés, mais elle s’exerce aussi au cœur des administrations d’Etat censées représenter le bien public. Et là, elle devient un phénomène politique. Comment se fait la jonction entre ce comportement individuel et la façon très singulière dont s’est formé l’Etat en Afrique ? Explorer cette question, c’est mettre en lumière un des blocages du développement.

2 - Un corps étranger

D’abord une remarque préalable. L’Etat administré est aujourd’hui la forme unique de représentation politique réputée légitime. Un peuple doit se doter d’un Etat s’il veut être entendu dans le concert des nations, par exemple pour devenir membre de l’ONU. Cela ne signifie pas pour autant que le principe administratif et la représentation du peuple par un Etat soient la seule forme possible d’organisation politique. L’Athènes antique invente une démocratie sans Etat. Par un principe qui ressemble beaucoup au gouvernement des cités africaines, les mâles adultes issus des familles originelles de la cité sont collectivement responsables de son gouvernement, de sa défense armée si c’est nécessaire, de sa justice. Il n’existe pas d’administration placée « au dessus » du corps des citoyens et les offices publics sont exercés tour à tour par des citoyens tirés au sort. Beaucoup d’institutions politiques de l’aire mandingue fonctionnent ou fonctionnaient de façon similaire. La sinankuya, par exemple, ce que les Maliens traduisent spontanément par « cousinage » et que les ethnologues occidentaux nomment « parenté à plaisanterie », assure en direct des fonctions de justice et de négociation sans passer par un corps administratif. L’Etat administré et représentatif est la forme institutionnelle élaborée par l’histoire occidentale pour assurer ses fonctions de gouvernement. Son universalité tient à la victoire de l’Occident et non pas à la nature des choses. Elle n’en est pas moins profonde. Rappeler à un Malien d’aujourd’hui que la sinankuya est une institution politique et non pas une simple « coutume » le remplit d’étonnement, signe d’une auto-dévalorisation si fréquente en Afrique. Et la sinankuya n’est pas seule en cause : les ensembles politiques africains d’avant la conquête se gouvernaient souvent grâce à des institutions non-étatiques.

L’Etat, dans l’acception occidentale du terme, n’est pas donc pas d’emblée vécu comme « naturel ». Il surgit avec la conquête et il est ressenti comme une force politique hostile, un corps étranger. Le premier établissement scolaire implanté par la France sur le territoire actuel du Mali est officiellement nommé « Ecole des otages ». On y met les fils de chefs enlevés par l’armée coloniale et qui vont être dressés à servir les nouvelles autorités. On comprend que beaucoup préfèrent envoyer leurs enfants à la médersa ou dans les confréries initiatiques. Au cours des décennies s’établit, vis-à-vis de l’administration, une attitude faite de méfiance, de roublardise, de sourde hostilité et de mépris. L’œuvre d’Amadou Hampaté Bah témoigne avec malice et truculence de cet état d’esprit partagé par les fonctionnaires « indigènes » et par les administrés. Un garde colonial qui parvient à rouler son chef dans la farine ou à subtiliser, au profit de sa famille, les fruits de l’impôt ne provoque pas l’indignation mais l’ironique admiration des siens. L’Occident a fétichisé l’Etat, qui est son enfant et auquel il a donné une puissance symbolique quasi sacramentelle. En France, de façon générale, fonctionnaires et administrés croient dans les fonctions de souveraineté et dans la légitimité politique de l’Etat, croyance sur laquelle est assise la relation globalement stabilisée que les Français entretiennent avec leurs administrations. En Afrique, pour beaucoup, l’Etat, surtout ses administrations sont un cadavre tombé du bivouac colonial, une proie et un prédateur auquel on n’accorde spontanément aucune majesté particulière.

L’Indépendance survient dans un contexte « progressiste » qui fait de la modernité occidentale et de l’Etat administré (Est et Ouest confondus) la pointe du progrès humain. La difficulté des citoyens à croire dans la bienfaisance d’administrations même placées sous les nouveaux drapeaux nationaux est mise au compte d’une arriération qu’il faut réduire. La lente et profonde mutation que nécessiterait ce processus est négligée au profit d’un volontarisme extrême placé sous le viatique du socialisme scientifique et de la libération nationale. Mais la vie des peuples ne fonctionne pas aux claquements de doigts d’une milice, fût-elle décrétée « populaire ». Quand en 1968 un groupe de jeunes officiers subalternes prend le pouvoir, c’est vécu comme un soulagement. Au volontarisme se substitue le laisser-aller. Les militaires établissent un système répressif qui assure la pérennité de leur pouvoir. Pour le reste, c’est à la va comme j’te pousse. Dans une intervention restée célèbre, aux fonctionnaires qui réclament leurs salaires impayés depuis des mois, le président Moussa Traoré répond en substance qu’il ne leur demande pas, lui, de faire leur travail ! Mais on n’est plus au temps colonial. Se faire la poche sur le dos de l’Etat prend un sens radicalement différent. Comme c’est pourtant une pratique usuelle, le peuple s’habitue à mépriser ses administrations et son rapport à l’administration. Piller la douane du Soudan français pouvait être vécu comme un acte de résistance. Voler la République du Mali est une trahison dont on ne peut pas se vanter, qu’on en soit l’acteur ou le bénéficiaire indirect. De quoi alimenter le doute sur soi, et en parallèle, le sentiment que l’efficacité est ataviquement du côté du Blanc. Banyango pointe le nez.

La Révolution de 1991 est portée par un désir de liberté et par la volonté de sortir de la stagnation dans laquelle le pays s’est engourdi sous le pouvoir militaire. Elle est un acte libre qui contribue à mettre le peuple en mouvement. Les institutions auxquelles il aspire et que la transition va mettre en place ont beau être très inspirées par celles de la République française, un début d’intériorisation s’amorce. C’est en partie dans le cœur du peuple qu’elle trouve sa source. Ce mouvement fixe efficacement le cadre démocratique dans lequel la Nation veut vivre. Une fonction présidentielle sans autoritarisme et limitée à deux mandats, la liberté d’expression, le libre jeu des partis, quelques solides réussites de politiques publiques, notamment dans le domaine des infrastructures s’inscrivent dans l’imaginaire collectif, servies par l’action des présidents Alpha Oumar Konaré et Amadou Toumani Touré, qui y veillent efficacement. Ces avancées incontestables, très stabilisatrices, très appréciées se traduisent par une transformation visible du pays, qui, naguère placé en fin de liste dans les classements annuels des pays d’Afrique, se hisse désormais en milieu de peloton. Mais l’administration, c’est-à-dire le corps de l’Etat, ne suit pas, en tout cas pas au même rythme. Beaucoup de commentateurs notent que les indices de développement, même s’ils progressent, ne sont pas à la hauteur du dynamisme que devrait enclencher le nouveau cadre institutionnel. Une vraie démocratie politique s’installe, mais l’Etat de cette démocratie reste à construire. Dans le Mali d’aujourd’hui, on peut sans dommage critiquer le président de la République, mais l’arbitraire n’a pas disparu aux échelons inférieurs et un chef d’entreprise risque gros en dénonçant l’inspecteur des impôts qui monnaye un redressement fiscal contre son prix de condiment et souvent plus. Un outil indispensable à l’expression des potentialités du pays est grippé. On peut dire que le Mali a réussi sa démocratie, mais que l’Etat de droit nécessaire à son plein fonctionnement reste à construire.

Un mot revient sur toutes les bouches : corruption.

Se contenter de dénoncer la corruption et appeler sur elle une répression sans faiblesse ne suffit pas à régler le problème. C’est une simplification qui fait comme si le mot avait le même sens dans un Etat auquel croient les administrés et là où il est vécu comme un corps étranger, un butin. La corruption existe en Occident, et de plus en plus, mais au sommet, et elle ne s’est pas répandue dans les corps administratifs. La corruption à l’occidentale ne dit pas que l’Etat est un faux dieu, une proie. Elle témoigne que la foi dans l’Etat peut aussi se corrompre. En Occident, les riches et les roués se jouent de l’Etat qui tient les pauvres. Les pauvres, eux, croient toujours. Et ils en appellent à l’Etat pour se protéger des riches. En Afrique, le problème le plus lourd à régler n’est pas la corruption des riches, c’est la corruption des pauvres. Combien d’Africains désargentés portent suffisamment foi dans l’Etat pour honorer un parent bien placé mais honnête, quand il leur explique ses difficultés financières et leur refuse un soutien ? Cette situation plombe le développement en plaçant les entreprises dans une insécurité permanente et en minant les énergies, plus occupées à éviter les pièges qu’à inventer l’avenir.

3 - Chasser Banyango

Cet état de fait, qui touche à la politique et à l’économie, dessine un paysage où les questions éthiques, culturelles, voire spirituelles tiennent une place déterminante. L’indulgence généralisée pour une corruption alimentée par le mépris de l’Etat est gravement pathogène. Comme il n’est pas pensable de se passer de cet Etat, même méprisé, elle contribue à miner l’estime de soi. Quand l’occasion s’en présente, le n’importe quoi menace, jusqu’à l’effondrement de toute valeur, de tout lien social. Il faut prendre très au sérieux le cri qu’exprime l’influence croissante de la réponse religieuse à cette menace. Le cœur du message des chrétiens évangélistes tient en deux mots anglais : born again, né de nouveau. Sortie radicale, par la puissance d’un autre, le Christ, du délabrement dans lequel nous a laissé la « première naissance ». L’islam radical est fondé sur la purification : une pratique purement accordée à la lettre du Coran, l’enfouissement des tentations impures sous la burka, le rejet des amusements et le retour au sérieux. Deux chemins par lesquels les fidèles ont le sentiment de retrouver leur grandeur, de chasser Banyango.

Sans remettre en cause les mises en mouvement positives que la foi religieuse peut provoquer dans les consciences individuelles, nous pensons que la voie politiquement la plus féconde pour se relever collectivement est la reconstruction culturelle. Quand elle plonge dans les racines des sociétés, elle se raccorde immédiatement aux consciences, qui ne la vivent pas comme un corps étranger, mais comme une interrogation intérieure. Rien n’empêche qu’elle prenne les couleurs du temps. La riche histoire du kotèba en est, au Mali, un exemple convaincant.

Le kotèba est une pratique ancienne des sociétés bamanans. A la fin des récoltes, la cité se réunit pour une nuit de fête au cours de laquelle des saynètes jouées sur le mode burlesques moquent et dénoncent les tares de la société. Sous sa forme villageoise, le kotèba est en sérieuse perte de vitesse. Mais dans les années 1980, alors que le pays est sous le pouvoir des militaires et du parti unique, des comédiens courageux décident de porter l’esprit du kotèba sur la scène « à l’italienne » pour dénoncer les abus du régime. Ce sur quoi ils placent la dénomination de kotèba diffère beaucoup, dans sa forme, de ce qu’il est dans les villages et emprunte aux traditions théâtrales de l’Occident. Cependant, pour le peuple (et pour le pouvoir), cela ne fait aucun doute, le mot kotèba est approprié. A l’occasion d’un spectacle resté célèbre – Wari (l’argent) –, les acteurs mettent en cause le poids croissant de l’argent dans la vie sociale et politique. Le président Moussa Traoré est au rang des spectateurs et l’événement est retransmis à la télévision. A cette occasion, les Maliens découvrent qu’on peut se permettre de parler devant le pouvoir lui-même. Et l’institution du kotèba est suffisamment forte, suffisamment intériorisée pour que le régime hésite à transgresser par la répression cette antique forme de la liberté de parole. L’événement reste identifié par les gens qui l’ont vécu comme un des moments clefs de la prise de conscience populaire qui conduira au soulèvement démocratique de 1991.

A la toute fin du XXe siècle, BlonBa reprend le flambeau et crée plusieurs spectacles de kotèba imaginés d’abord pour le public du Mali, mais dans des formes qui leur permettent d’être audibles dans les pays du Nord (France, Belgique, Luxembourg, Canada). Avec le court métrage sur Banyango, le kotèba devient tékékotèba, s’éloignant encore un peu plus des codes formels du kotèba de village, mais se rapprochant beaucoup d’un peuple désormais téléphage qui retrouve à l’écran l’esprit des lignées culturelles maliennes et s’approprie le personnage jusqu’à en faire un nom commun.

Le kotèba, celui d’autrefois comme celui d’aujourd’hui, est une pratique d’autodérision. Les acteurs et les spectateurs s’y élèvent au dessus de leur condition pour en rire. Ce mouvement de l’esprit et l’émotion du rire sont des moments de grandeur, des moments où, par la force du verbe et le plaisir du jeu, on prend le dessus sur ce qui ne va pas. Le kotèba opère cette métamorphose non par magie, non pas en invoquant l’au-delà, non pas en « corps étranger », mais pour le peuple, par le peuple, dans la langue du peuple. Il est le porte-voix du peuple et sait lui parler. Pour toutes les raisons évoquées plus haut, il apparait souvent comme une instance de liberté d’expression plus vraie, plus fiable que l’information journalistique soupçonnée de financements occultes ou les débats parlementaires au juridisme opaque.

Il est très significatif que l’Afrique soit si inventive dans le rire d’autodérision, le rire de critique sociale. On le retrouve dans les spectacles de kotèba, mais aussi dans des séries télévisées comme « Ma famille », dans des chroniques journalistiques comme celle de Mamane sur RFI, dans les stand up de tant d’humoristes à la forte popularité dans leurs pays respectifs. C’est une réponse autonome, vivante, tonique, sans pleurnicheries à l’abaissement de l’Afrique. Lors des représentations européennes de nos spectacles de kotèba, on pouvait palper la joie et la fierté des spectateurs Africains, qui voyaient rire avec eux un public français emporté dans ce moment de citoyenneté active. Rire de Banyango, c’est commencer à le bannir.

Nous avons détaillé l’exemple du kotèba pour pointer la fécondité potentielle du champ culturel dans la reconstruction de l’image de soi. Il n’y a pas que le kotèba. Il y a la musique, très présente, le cinéma, en grande crise, la danse qui se cherche activement, la télévision, qui se laisse envahir par les programmes étrangers, mais pourrait jouer un rôle clef… Cette ré-ouverture endogène de l’univers symbolique africain, ré-ouverture sans complexe, sans répétition du passé nous semble indispensable, quasiment préalable au développement. Elle est un espace où l’on se met debout, où l’on recrée les raisons d’avoir foi en soi, individuellement et collectivement, où l’on prend la parole et où de ce fait on se donne les moyens d’apporter à la grande conversation mondiale. Le logiciel capable de donner toute sa puissance aux particularités du disque dur de l’Afrique ne s’obtient pas par téléchargement. Ce logiciel, c’est la culture africaine telle que l’imagineront les Africains d’aujourd’hui.

Le chemin qui conduit à des institutions que le peuple ressentira intérieurement comme siennes, qu’on ne pourra pas bafouer sans en ressentir de la honte et qu’on se fera un point d’honneur de respecter passe par la capacité à prendre la parole, sans permission, ni copier-coller. Paradoxalement, nous n’avons pas voulu insister d’abord sur un point pourtant très important : les potentialités économiques d’un secteur, celui des biens culturels, qui est aujourd’hui le second poste d’exportation des USA et pour lequel l’Afrique dispose d’un inépuisable gisement de matière première. C’est que sa fonction symbolique nous semble plus urgente encore. Mais sous ces deux aspects, la culture implique de réinventer les liens entre l’initiative indépendante et l’action publique.

Les artistes, les opérateurs culturels sont des acteurs de l’économie. De ce point de vue, ils ont besoin de règles stables et d’un Etat fiable pour développer leurs projets, au même titre qu’un producteur de ciment ou un promoteur immobilier. Il faut donc inventer pour eux comme pour tout autre investisseur les bonnes articulations entre privé et public. Mais leur rôle central dans la construction de l’intérêt général et de l’esprit de responsabilité impose une protection particulière. Souci démocratique, souci de développement qui ne peuvent être relégués sous la responsabilité d’une administration subalterne, mais doivent être considérés comme des urgences politiques de premier rang.

par Alioune Ifra Ndiaye et Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Rubrique Culture, politique et développement