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Le potentiel révolutionnaire des gaz de schiste (Fabrice Flipo)
mercredi 30 mai 2012, par
Malgré les déclarations fracassantes de ses leaders, les observateurs attentifs du monde écologiste ont toujours émis quelques doutes sur la capacité du mouvement à devenir une force puissante. L’éruption des années 70 a fait long feu, laminée par le néolibéralisme et « les années fric ». L’enrichissement à court terme de larges portions de la population a miné le potentiel de révolte. A première vue, pour la plus grande partie de la population, la « démocratie de marché » fonctionnait. Les salaires n’augmentaient certes pas très vite mais le prix des produits chutait, le tout sans autre coût que celui des délocalisations. Un coût important certes mais touchant une minorité de la population.
Dans ce contexte les revendications environnementales prenaient un tour élitiste. Elles se concentraient sur la défense « d’aménités » qui bénéficiaient surtout aux classes aisées, par exemple les forêts ; cela a souvent été noté, avec parfois pour souci de disqualifier le mouvement écologiste. Avec les délocalisations les nuisances industrielles étaient emportées au-delà des mers. La France devenait une économie tertiaire, ce qui exigeait une formation toujours plus poussée de ses travailleurs et provoquait des suicides ou des troubles musculo-squelettiques, mais pas des intoxications massives ni des « coups de grisou » meurtriers. On était quand même loin du 19ème siècle.
Puis le pic de pétrole est arrivé. Et les compagnies se sont mises à chercher des ressources. Le coût de l’exploitation du pétrole augmentant, il est devenu rentable d’exploiter d’autres ressources, parmi lesquelles les gaz de schiste.
L’importance politique de ce fait est majeure, car contrairement à ce que répètent les techno-utopistes le fait de chercher à exploiter les gaz de schiste démontre que le pic de pétrole est passé. Ce « pic » en effet ne désigne pas le moment à partir duquel le pétrole va « s’épuiser », mais le maximum de production, le point à partir duquel la production va commencer à décliner, à être réduite, du fait d’un prix qui n’engendre plus de rendements croissants. Le pic de production n’est que l’aboutissement inéluctable de rendements décroissants : dans les années 70, avec un baril de pétrole, on en trouvait 25 ; dans les années 90, on en trouvait 4 ou 5. Certains géologues affirment que le rendement énergétique des gaz de schiste est très faible : pour une unité d’énergie, on n’en trouve qu’une ou deux .
Et c’est un point que les économistes n’ont pas compris. L’ensemble de l’industrie fonctionne avec de l’énergie. Si l’exploitation de l’énergie devient énergétiquement peu rentable, alors c’est toute l’activité économique qui ralentit. Peu importe que la part du pétrole ou de l’énergie soit faible dans la valeur ajoutée : cela ne fait que refléter la domination des pays riches et des activités tertiaires sur la chaîne de valeur ; cela ne fait que démontrer le fait que la matière première est payée à un coût beaucoup plus bas que le coût réel. La réalité est que la crise financière est intimement liée à la crise de l’énergie. La récession dans laquelle nous entrons va être durable – pour ne pas dire : éternelle. Inverser les choses, passer d’une récession à une décroissance, comme à une transition, inventer une nouvelle société, qui ne sera plus fondée sur les rendements croissants, est la seule solution.
C’est justement ce que les écologistes, dans les années 70, avaient tenté. Mais l’urgence environnementale était peu perceptible, à cette époque. Le changement climatique est invisible, imperceptible ; l’importance de la diversité biologique est difficilement perceptible, pour les citadins, pour les campagnes « rurbanisées » et même pour les tenants de l’agro-business. Peu importe qu’il y ait telle ou telle espèce d’oiseau tant que ça chante un peu le matin, le citadin en vacances de toute manière aime soit la tranquillité soit le bruit des voitures. Le touriste ne voit pas la diversité biologique ; d’ailleurs les installations touristiques sont l’une des grandes causes de sa destruction, notamment en montagne.
Autre chose est la crise du pétrole. Avec les « progrès » de la technologie, les gisements qui ont peu à peu été privilégiés étaient ceux qui étaient les plus « propres », situés loin des maisons, loin des consommateurs – dans le désert, au fond des mers etc. Le 19ème siècle, ses mines et ses puits de pétrole ruisselant sur le sol (Californie), semblait loin derrière nous. Pourtant le problème avait aussi dans le même temps été simplement déplacé. C’est ce qui est devenu évident et visible par tous avec les gaz de schiste.
Que l’Ardèche soit l’une des régions choisies ne doit rien au hasard ; comme pour les déchets nucléaires, c’est dans les endroits les plus faibles, politiquement, que cherchent à s’implanter de telles activités.
Et l’effet a été immédiat : comme un seul homme, ou une seule femme, les « locaux » se sont dressés contre les projets d’exploitation, et même contre l’idée qu’on puisse en faire le projet. Les conséquences de l’exploitation du gaz de schiste en Ardèche seraient immédiatement perceptibles : fin du tourisme, dégradation de l’eau, des sols, des cultures, du « terroir »... En voyant le film « Gasland », chacun et chacune a pu s’imaginer le bouleversement terrible que cela représenterait sur son mode de vie.
« Mode de vie », le mot est lâché. Les écologistes des années 70 voulaient le changer, ce mode de vie ; ils veulent toujours le faire, du reste. Mais ils avaient jusqu’ici beaucoup de mal à faire autre chose que d’écologiser les « modes de production et de consommation », pour reprendre la formulation diplomatique en vigueur à l’ONU. La différence entre les deux est de taille, car dans le second cas les modes de vie ne sont pas changés : on continue à aller plus vite, plus loin et pour moins cher, comme le suggérait Yves Cochet ; on continue à défendre « les aménités » et à se creuser savamment la tête pour savoir comment en estimer la valeur, on continue à voir son niveau de vie augmenter etc.
Rien de tel avec les gaz de schiste. Chacun peut immédiatement voir que c’est un bouleversement total qui se présente. Ce ne sont donc pas seulement les écologistes qui se sont mobilisés, mais toute la population, qui a fait en quelques semaines des progrès colossaux en termes de compréhension des enjeux énergétiques contemporains. « Pédagogie de la perspective d’une catastrophe », pourrait-on dire.
Potentiel révolutionnaire de changement des modes de vie, pourrait-on aussi dire. Marx notait très justement que l’être social détermine la conscience que les hommes ont de leur existence ; on peut maintenant ajouter à cet être social ce « corps inorganique » qu’est la nature. Tant que la destruction de la nature ne touchait pas l’être des hommes, sa protection semblait relever d’une urgence toute relative. Ne se demandait-on pas régulièrement si ces écologistes ne cherchaient pas en réalité à protéger « la nature » contre « l’homme » ? Leur combat semblait peu compréhensible, et en tout cas très secondaire.
Et en effet, c’était parfois un peu le cas. Devait-on réellement accorder la même importance à toutes les espèces de grenouille ou d’oiseau ? De telles préoccupations pouvaient paraître futiles. C’est d’ailleurs ce qui différenciait les luttes écologistes des pays riches avec celles des pays pauvres. Là-bas personne ne cherche à protéger des oiseaux ou des grenouilles, ce sont des mondes tout entier qui sont l’objet de luttes. Si les femmes Chipko, par exemple, dans l’Himalaya indien, dans les années 70, entouraient les arbres avec leur corps, pour faire obstacle aux bulldozers, ce n’étaient pas parce qu’elles « aimaient » les arbres mais parce qu’elles avaient une intime conscience de leur « corps inorganique » : sans ces arbres, c’est leur mode de vie qui disparaissait.
L’Ardèche se retrouve dans la même situation. A première vue, c’est le tiers-monde s’invite chez nous. Les Ardéchois vivent ce que vivent, en ce moment, les Indiens, les peuples autochtones, les populations locales etc. un peu partout, quand elles sont confrontées au « progrès », à la domination sur la nature, c’est-à-dire aux barrages, à la révolution verte etc. Des populations qui ne bénéficient pas directement desdits progrès mais à qui l’on demande des sacrifices énormes, puisque c’est leur quotidien et l’essentiel de leurs institutions qui vont être détruites au passage. Et tout attachement à la terre sera perçu comme « réactionnaire », par la droite comme par la gauche avides de modernité.
En réalité l’histoire ne recule pas - « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Le monde s’unifie, en effet, mais il ne s’unifie pas « par le haut », par le développement de tous, par l’enrichissement généralisé de toutes les parties de la population ; mais il ne s’unifie pas non plus par le bas, comme le croyait Marx, avec un appauvrissement généralisé de la majorité au bénéfice d’un petit nombre de privilégiés, qu’il suffirait de déloger pour s’approprier le pouvoir sur la nature qu’ils auraient généré à leur insu, creusant peu à peu leur propre tombe. Le monde s’unifie dans une direction nouvelle : celle de la quête de « modes de vie » qui permettent une harmonie avec ses voisins, posant et renouvelant des questions déjà anciennes, ainsi qu’une harmonie avec la nature – ce qui interdit d’adopter comme solution ce qui a été fait dans les pays développés, au nom du « développement ».
Fabrice Flipo