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Le breton ou la jeunesse d’une vieille langue (Yann Fiévet)

lundi 28 mai 2012, par Groupe Société-Cultures

Désobéissance linguistique

Le breton ou la jeunesse d’une vieille langue

« L’obligation de subir nous donne le Droit de Savoir »
Jean ROSTAND

L’Histoire nous a enseigné une évidence : les langues ne sont pas réductibles sans une oppression, politique ou économique, les frappant délibérément. L’oppression est nécessairement précédée ou accompagnée de la diffusion sociale d’un discours destiné à dévaloriser la langue, à éradiquer et à inférioriser ses locuteurs. Des langues seraient donc supérieures à d’autres. Et pas uniquement en raison du nombre de leurs pratiquants. Il paraît même que les avatars de leur existence sont naturels : les langues naissent, vivent et meurent. Et l’on n’y pourrait rien ! Face à ces truismes confondants, des hommes, des femmes et des enfants résistent, plus ou moins consciemment, afin d’entretenir sous les braises de l’oppression la survie d’un bien patrimonial inestimable – à leurs yeux au moins – et l’espoir insensé d’un renouveau de ce qui fait leur être profond. Les Bretons nous en apprennent de belles – notamment sur les préjugés mortifères des éradicateurs – à propos de l’histoire tourmentée de leur langue et du combat pour perpétuer sa flamme.

La Nation n’est jamais un donné anthropologique. C’est toujours une construction historique, le résultat de rapports de forces inégales. L’unification linguistique est probablement l’un des meilleurs ferments de l’unité nationale, en France comme ailleurs. Mais en France plus qu’ailleurs, l’on a ardemment entretenu la confusion entre unité nationale, idée avant tout politique, et uniformité culturelle, idée d’abord sociologique. Le caractère éminemment centralisé du système politico-administratif français, forgé sous la Monarchie et renforcé par la Révolution de 1789, a largement facilité cette confusion initiale que l’École de la République fera fructifier à partir des lois Jules Ferry de 1881. Ainsi, « les hussards noirs », ces instituteurs de la Troisième République, furent envoyés dans chaque province – littéralement pays vaincu – avec la mission explicite de tuer « les parlers locaux » forcément présentés comme les agents du refus de la Modernité. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, cette école-là punit les enfants surpris à parler leur langue maternelle, inventa pour chacun d’entre eux la délation afin de ne pas être à la fin de la journée de classe celui qui rentrerait à la maison avec « le symbole » attaché autour du cou. Combien d’enfants bretons ont jadis subi le soir venu les réprimandes de leur père ? Réprimandes le plus souvent exprimées dans la langue interdite. On imagine aisément la confusion envahissant l’esprit en formation de ces enfants. Et que dire de l’humiliation inconsciente de devoir mépriser la langue de leurs propres parents ? C’était l’époque où sur les murs des villes et villages de Bretagne fleurissaient les affiches arborant la terrible injonction : « Défense de cracher par terre et de parler breton ». On prétendait éradiquer le breton comme la tuberculose !

Tout fut bon pour mésestimer la langue bretonne. On asséna doctement qu’il ne s’agissait pas d’une vraie langue puisqu’ elle ne s’écrivait pas. Pourtant, le breton s’écrit, le breton a une grammaire. On s’étonna sarcastiquement que les Bretons n’écrivent pas leur langue. Mais combien de langues sont-elles écrites par leurs locuteurs quand elles ne sont pas enseignées ? Avant l’obligation de mettre les enfants à l’école communale, quelle était en France la proportion des individus sachant écrire la langue qu’ils parlaient au quotidien ? On remarqua victorieusement que la manière de parler le breton n’était pas la même partout en Bretagne en oubliant – oubli, on en conviendra, assez minable – que l’unité territoriale d’une langue est d’abord fondée sur la multiplication des échanges dans un espace de plus en plus large. Autrefois, les paysans se déplaçaient peu et avaient donc une pratique du breton marquée par des particularismes très localisés. Les marins, en revanche, parlaient un breton plus « synthétique » modelé au contact de marins originaires de diverses contrées de Bretagne. Fanch Morvannou, à qui nous empruntons le titre de cet article, a pertinemment montré que c’est à Carhaix – bien avant que les charrues ne vieillissent ! – que l’on parle le « meilleur » breton, résultat du fort brassage occasionné par le fait que ce gros bourg fut le lieu d’une importante foire rayonnante dès le Moyen Age.
Tout cela est de l’histoire ancienne, dit-on en guise d’excuse facile. Pourtant, il ne suffit pas d’effacer de la conscience collective d’un peuple les mauvais évènements du passé pour en faire disparaître les traumatismes futurs transmis inconsciemment de génération en génération.
Qui connaît vraiment, en France, les travaux de l’École ethnopsychiatrique bretonne, en particulier ceux de Philippe Carrer ? On salue légitimement les apports des ethnopsychiatres – tel Tobie Nathan - se penchant sur le sort difficile des individus ou familles issus de cultures lointaines, mais l’on ne saurait reconnaître une « ethnopsychiatrie de l’intérieur ». Pourtant, ne s’agit-il pas de la même chose ? Peut-on mépriser sans dommages psychosociaux graves des cultures historiquement ancrées ? Par exemple, les Bretons naissent-ils avec en eux le gêne de l’alcoolisme ?

Tout le mépris pour le breton tient dans le verbe baragouiner. Les Bretons eux-mêmes ignorent souvent son origine comme s’ils voulaient oublier qu’on leur renvoie ainsi à la figure leur propre langue disqualifiée à jamais, celle des ploucs, autre vocable à l’origine ensevelie sous la péjoration contemporaine. Du pain et du vin demandaient-ils dans « leur sabir » : bara ha gwin. Au lieu de chercher à les comprendre on les moqua. Et la moquerie devint postérité. Rendu à la postérité comme cette évidence tenace en certains cercles d’abord remarquables par leur inculture crasse : les défenseurs du breton d’aujourd’hui sont nécessairement des nazis puisque certains de leurs aïeux indépendantistes avaient enfilé l’uniforme vert-de-gris sous l’Occupation. C’est ainsi qu’un homme politique français, aujourd’hui candidat aux Présidentielles 2012 pour « la gauche de la gauche », compara en septembre 2007 les bagadous bretons descendant les Champs-Élysées un jour de fête à l’ancien panzer division du Troisième Reich. Aucun intellectuel parisien, aucun universitaire hexagonal ne se dressa contre cette insulte majeure. Surtout pas la pseudo historienne Françoise Morvan qui a l’habitude de piétiner allègrement ces vilaines platebandes-là.

Cependant, tous les Bretons – et tous ceux que la langue bretonne intéresse – ne se sont pas résignés à la mort annoncée de cette langue. Ils refusent ardemment qu’elle soit définitivement cantonnée au rôle d’accessoire folklorique. Ils veulent que leur combat pour son entretien la projette vers l’avenir. Ils ne comprennent pas que l’on puisse être honteux d’avoir des ascendants ayant parlé le breton. Ils n’admettent pas les souffrances refoulées qu’un siècle d’acculturation a provoquées, processus mental si magistralement décrypté par Albert Memmi dans son « portrait du colonisé ». Se réapproprier une langue, c’est se réapproprier également son histoire avec tout ce qu’elle contient de souvenirs souvent embellis par le temps et de regrets ravalés par une nouvelle raison d’être. C’est évidemment cette autre réappropriation qui inquiète les éradicateurs du Centre. Comme vestige d’un passé révolu, les langues périphériques ne les dérangent en rien. En tant qu’instrument de revendication d’une identité singulière dans une République « une et indivisible », ils la combattent de toutes leurs certitudes.
Les fanatiques de l’uniformité culturelle ont donc la certitude que si les Bretons parlaient de nouveau pleinement leur langue, l’unité de la France serait en danger. C’est au nom de cet argument que la France ne signe pas la Charte des langues régionales du Conseil de l’Europe que tous les autres membres de l’Union Européenne, à l’exception de la Grèce, ont ratifiée. Dans tous ces pays, des langues « régionales » sont reconnues, enseignées et parlées sans que soit en rien menacée leur unité politique. Le gallois, cousin celtique du breton, disposant de chaînes de télévision et de radio, met-il en péril l’unité de la Grande-Bretagne ? Les Gallois parlent aussi bien l’anglais que le gallois. Pour leur part, les résistants de la langue bretonne ont des arguments autrement plus convaincants que ceux assénés par leurs adversaires déclarés. La diversité linguistique est une richesse que seuls les individus à la culture atrophiée par des arrière-pensées plus ou moins avouables s’autorisent à contester. Les jeunes Bretons qui apprennent la langue de leurs aïeux, qu’ils soient scolarisés dans une classe bilingue ou en immersion totale dans une école Diwan, ont de fort bons résultats scolaires d’ensemble et ont plus de facilité à apprendre l’anglais ou l’allemand, précisément parce qu’ils sont déjà bilingues lorsque se présente à eux l’une de ces langues étrangères. Bien sûr, ce n’est pas l’Éducation Nationale qui mesure cela. Elle s’y refuse, bien peu assurée sans doute que l’apprentissage du breton ne constitue en rien un avantage. Au Québec, de telles études existent qui font autorité.

Il est probable que les insoumis linguistiques nourrissent au fond de leur conscience une formidable utopie : quand nous prendrons enfin acte du laminage culturel que provoque la globalisation économique et financière, les langues minorisées auront de nouveau droit de cité, non à la place des langues « majorisées » mais comme leurs compléments acceptés dans des territoires diversifiés. La relocalisation de l’économie s’accompagnera alors de la relocalisation ouverte des langues trop longtemps méprisées. Ce jour-là l’utilitarisme dévastateur aura cédé le pas au sens du partage, la loi du Marché à celle de la fraternité.

Yann Fiévet

Hors série du Sarkophage – Désobéir – février/mars 2012