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La nécessaire désaliénation du colonisateur

Nils Andersson

samedi 19 avril 2014, par Groupe Société-Cultures

Le discours de la suprématie de l’homme blanc ne se réduit pas à la couleur de la peau ; au XVIIe siècle, pour Henri de Boulainvilliers, « il y a deux classes d’hommes dans le pays », la noblesse française d’origine germanique, « race de conquérants », et le tiers état composé des Gallo-Romains, et de Boulainvilliers d’affirmer : « Tous les Franks furent gentilshommes et tous les Gaulois roturiers ».

La même logique va prévaloir quand l’homme blanc, élargi à nos ancêtres les Gaulois, conquiert les océans et le monde. En 1492, le pape Alexandre VI ouvre la voie à l’infamie culturelle et raciale de la colonisation quand, à l’adresse des conquistadors, il déclare : « Que les nations barbares soient subjuguées et réduites à la foi. »

L’industrialisation va faire passer le colonialisme du stade évangélisateur et mercantile, dont l’expression la plus brutale fut la traite humaine, à celui, impérialiste, légalisé par la Conférence de Berlin en 1885, de conquêtes des territoires. C’est le temps où Joseph Chamberlain, ministre des Colonies, déclare : «  Oui, je crois en cette race, la plus grande des races gouvernantes que le monde n’ait jamais connues, en cette race anglo-saxonne, fière, tenace, confiante en soi, résolue, que nul climat, nul changement ne peuvent abâtardir et qui infailliblement sera la force prédominante de la future histoire et de la civilisation universelle. »

Ce discours ne se différencie en rien de celui de Jules Ferry définissant l’objectif économique et capitaliste de la colonisation : « Ce qui manque à notre grande industrie… ce qui lui manque le plus, ce sont les débouchés… La concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde… Or, ce programme est intimement lié à la politique coloniale… Il faut chercher des débouchés. » et d’ajouter : « Rayonner sans agir, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation, c’est abdiquer. »

Pour le député allemand Julius Kopsch, devant le Reichstag en 1904 : «  La question des indigènes doit être résolue uniquement dans le sens de l’évolution naturelle de l’histoire universelle, c’est-à-dire que la moralité supérieure doit avoir le pas sur la civilisation inférieure. L’État moderne, en tant que puissance coloniale, commet vis-à-vis de ses sujets le plus grand des crimes, lorsque se laissant hypnotiser et dominer par de confuses idées humanitaires, il épargne aux dépens de ses propres nationaux des races nègres vouées à disparaître. »

Le président des États-Unis William McKinley, lui, entend des voix et affirme, en 1903, avoir eu «  un entretien avec Dieu, dans les couloirs de la Maison-Blanche, lui ordonnant de conserver les Philippines pour civiliser et christianiser les indigènes. »

L’homme occidental peut-il sortir indemne de siècles de discours affirmant que ceux qui ne sont pas blancs et chrétiens sont des êtres inférieurs, corvéables à volonté ou à exterminer ? Est-il possible de croire que d’avoir enseigné à des générations successives le « génie » de la race blanche dont la mission est de propager la civilisation ne laisse pas de séquelles ? Nombre de « petits blancs », pour reprendre le qualificatif ayant cours du temps de la colonisation, en considérant les populations indigènes comme inférieures se voyaient ainsi valorisés ; peut-on supposer que la décolonisation a effacé dans les têtes ce statut inculqué ? Comment penser que les « élites », choisies pour leur race et désignées par leur rang, ne soient plus imprégnées de leur « culture de la suprématie », d’autant que s’ajoute le ressentiment des empires perdus et des privilèges en découlant ?

Certes, le fléau du racisme est la chose la mieux partagée qui soit et se décline entre blancs, noirs ou jaunes, mais nul autre que l’homme blanc n’a affirmé aussi longtemps et d’une manière aussi absolue, à un niveau planétaire, sa domination sur les autres populations, pillant leurs ressources, se servant des indigènes comme force de travail ou comme chair à canon et poursuivant une entreprise de déculturation et de dépersonnalisation en imposant aux peuples dominés langues, religions, us et coutumes jusqu’à occulter leur histoire, car c’est le propre d’un pays colonisé de n’avoir plus d’histoire. 

Dans Peau noire et masque blanc (1), Fanon dénonce la façon dont les comportements humains des damnées de la terre sont gangrenés par le colonialisme et le racisme, il répondait là à un besoin de survie identitaire. Les contributions des ex-colonisés sur les effets de la colonisation et ceux, tout aussi ravageurs, du néo-colonialisme sont nombreuses. Il est nécessaire pour les colonisés de « renouer les fils de l’histoire  », écrit Abdelmalek Sayad dans Histoire et recherche identitaire : « Restaurer la continuité de cette histoire, ce n’est pas simplement une nécessité d’ordre intellectuel ; c’est une nécessité d’ordre éthique en ce qu’elle a sa répercussion sur tous les actes de la vie quotidienne de chacun d’entre nous, sur toutes les représentations qu’on se donne de nous-mêmes ». (2)

On reste par contre dans l’attente que les « élus du ciel » entendent la nécessité de mettre en question leur identité de colonialistes qui pervertit leur raison et leurs comportements.(3) Comme les peuples victimes du colonialisme doivent se reconstruire, l’homme occidental doit assumer son histoire, se libérer de sa propre aliénation, il doit lui aussi faire « peau neuve », sans quoi il ne peut que reproduire les conditions de son aliénation.

Il s’agit d’une démarche critique renversant la perversion dans les têtes et les conduites que représente « l’holocauste » allant de la traite négrière aux crimes du colonialisme. J’emploie le terme "holocauste" à dessein faisant référence à ce terrible constat d’Aimé Césaire dans Le discours sur le colonialisme  : « Au fond (ce que le très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle) ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme… c’est le crime contre l’homme blanc. » (4)

Faute de le comprendre, l’infériorisation des autres races imprègne toujours le comportement et le mode de penser de l’homme blanc et continue à dicter des politiques néocoloniales, spoliatrices et interventionnistes. Selon cette vision, l’Occident représente le bien, le progrès, la civilisation et avec la même bonne conscience qu’au plus beau temps des conquêtes, sans tirer aucun enseignement de la fin des empires, continuent de se décliner les mêmes visées racistes et dominatrices.

Les peuples victimes du colonialisme doivent se reconstruire, s’émanciper, se libérer de ce passé et du présent néocolonial mis en place et rendu possible par la soumission et la prévarication des dirigeants africains liés aux multinationales et aux anciennes puissances coloniales. Mais, pour qu’une histoire non amputée soit possible, la construction de soi du colonisé ne peut être dissociée de la déconstruction de l’homme blanc colonisateur. Cela implique une rupture radicale avec le déni colonial, un travail critique qui passe par la reconnaissance qu’aucune race, au sens anthropologique, ni aucune civilisation n’a à rechercher en quoi elle est supérieure aux autres races ou civilisations, de mettre fin à la conviction intime d’être porteur d’une mission universelle, d’accepter cette vérité simple, que rien ne peut justifier l’occupation ni l’ordre colonial, d’entendre ce que signifie pour l’autre d’avoir été spolié, soumis, exterminé, nié dans son identité.

Il ne s’agit pas là d’un « devoir de mémoire » souvent évoqué, mais d’un travail de mémoire pour comprendre ce qu’a été la colonisation, les comportements qu’elle a déterminés et ce que fut la conduite de l’État colonial. Ce travail de mémoire n’est ni un acte de repentance ni un geste de contrition, mais doit être un travail pédagogique.

L’ordre mondial néolibéral, impérialiste dans sa nature, tente à maintenir l’aliénation du colonisé et celle du colonisateur, il aggrave les rapports dominants/dominés, nous sommes soumis aux mêmes maîtres, aux mêmes lois, à la même exploitation... Mais, «  Auparavant… chaque classe exploitée se confrontait à sa classe exploiteuse, chaque peuple colonisé à son colonisateur. Et il pouvait s’établir entre eux une solidarité internationale. Aujourd’hui, la logique du capital dessine l’horizon commun d’une histoire partagée. La lutte d’émancipation acquiert une perspective mondiale. » (5) Ce qui rend d’autant plus impératif de sortir du double piège de l’aliénation colonisés/colonisateurs, sans quoi cette histoire partagée restera impossible.

Notes

1. Éditions Le Seuil, 1952

2. Le fait que le livre d’Albert Memmi, préfacé par Jean-Paul Sartre, Portait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, paru en 1957 chez Buchet-Chastel fasse toujours référence, témoigne de cette difficile mise en question.

3. Éditions Bouchène, 2002

4. Présence africaine, 1955

5. Jacques Bidet, Le système-monde et l’Etat-monde en gestation, Revue internationale de philosophie, n° 239, 2007



Nils Andersson
Responsable du conseil scientifique de Sortir du colonialisme