Accueil > Groupe Discriminations-Démocratie > Répression > L’Etat français en marche contre le droit de manifester

L’Etat français en marche contre le droit de manifester

dimanche 29 septembre 2019

Récit d’une mère citoyenne face à l’urgence sociale et climatique.
« S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. » Hannah Arendt

Nous étions des dizaines de milliers dans la rue pour dénoncer l’inaction climatique de l’Etat, en ce samedi 21 septembre 2019…

A Paris, Boulevard Saint-Michel, l’ambiance est joyeuse, colorée, tellement créative. Un intense souffle de vie, une communion face à nos angoisses pour le futur de notre planète et pour le climat social que nous lèguerons à nos enfants. Elle n’est pas en reste, cette belle jeunesse, tellement plus consciente que nous. Mes filles (préados), souhaitant agir, ont préparé leurs pancartes et leur tenue avec soin et défilent, couronnées de lierre. En dépit de cette belle énergie collective, l’une d’elles soupire : « vous les adultes, vous avez pu grandir dans l’insouciance mais nous, notre avenir, il est pourri ». Je tente de répondre à cette inquiétude. « Regarde, on est tellement nombreux, on va se battre, nous aussi les adultes on va tout faire pour changer le cours des choses et pour vous soutenir dans vos combats… Partout dans le monde, des millions de personnes défilent comme nous aujourd’hui ». Je m’appuie sur l’image tellement inspirante de Greta Thunberg. Je cherche les mots justes. Tout au long de cette journée, les propos d’Hannah Arendt – que j‘ai lue tout l’été - vont résonner en moi tant c’est difficile : « Les mots justes, trouvés au bon moment, sont de l’action ».

En ce samedi ensoleillé, beaucoup d’émotions nous traversent. Nombre de militants du mouvement des Gilets jaunes et des Antifa marchent avec nous. Trois hommes, peut-être un peu avinés, se déshabillent, bon enfant, provoquant l’hilarité générale. Mes filles poussent des hauts cris ! Une joyeuse fanfare nous régale les oreilles et derrière nous, pointent vers le ciel, les marionnettes géantes d’ATTAC.

Mais très vite, nous sentons les premiers signes de tension. Une déflagration sourde puis une autre, puis un nuage de fumée commence à se former à quelques centaines de mètres devant nous, en tête de cortège. Mon premier mouvement est de repartir en arrière alors que nous voyons passer deux colonnes de jeunes adultes - hommes et femmes - tout de noir vêtus, foulards devant la bouche, avançant déterminés, hués par quelques manifestants. La tension est palpable. « Maman qu’est-ce qui se passe, ça me pique les yeux je veux partir ! ». Nous commençons à rebrousser chemin en accélérant mais plusieurs personnes nous conseillent de ne pas courir, de rester calmes. Je me souviens alors que la panique pourrait aggraver la gêne provoquée par les gaz lacrymogènes.

Nous réussissons enfin à prendre une rue perpendiculaire pour rejoindre la place Edmond Rostand, nous voilà devant les grilles du jardin du Luxembourg. Mes filles, comme la majorité des autres enfants que nous croisons, pleurent et crient malgré mes tentatives pour rester calmes et essayer de les rassurer. Une très grande solidarité s’exprime entre les manifestants qui, tous, sont refoulés vers la place par des camions de forces de l’ordre et l’usage massif de gaz lacrymogènes (des témoignages évoquent des grenades de désencerclement). J’ai peur moi aussi, car je commence à comprendre qu’il va être compliqué de se sortir de là. Je me dirige vers la rangée de CRS postée devant l’entrée du jardin et les supplie de nous laisser passer. J’ai alors le sentiment de m’adresser à un rideau de fer. Refus catégorique. Un gradé s’avance vers nous, je réitère ma demande. Il se permet alors, d’une phrase dédaigneuse, accompagnée d’un regard méprisant, d’émettre un avis personnel à mon encontre : selon lui, je n’avais pas à venir manifester avec mes enfants. Que je me débrouille maintenant, coincée sur cette place dans ce nuage potentiellement toxique pour les plus fragiles. A côté de nous, une femme s’appuie contre la grille et les supplie également, elle est asthmatique, elle fait une crise. Ils ne lui portent pas secours.

Alors qu’elles avaient réussi à se calmer, l’une de mes filles s’écrie : « Maman j’ai entendu quelqu’un dire qu’un manifestant avait reçu un coup de matraque sur la tête. Le pauvre ! Mais je croyais que les policiers étaient là pour nous protéger ? Et alors ça veut dire que Papa peut aussi se prendre un coup ? » Que répondre, dans la panique, dans l’urgence de trouver une issue, comment les rassurer concernant leur père, qui manifeste alors ailleurs ?

Nous continuons à longer la grille. Nous atteignons une rue barrée par une rangée de CRS. Je les supplie à nouveau. Refus refus refus. Quand enfin l’un d’entre eux me fait un signe discret et nous laisse franchir ce barrage humain déshumanisé. Nous prenons la rue et là, nous voyons une dizaine de personnes venir vers nous : « il y a un autre barrage de CRS au bout, nous sommes nassés ! » Pris ensemble dans une nasse, cette technique de contention des manifestants de plus en plus employée par les forces de l’ordre, des personnes nous donnent du sérum physiologique, des masques en papier, par solidarité certes, mais ne faisant qu’accentuer l’angoisse de mes enfants. « Maman qu’est-ce qui se passe ? J’ai peur ! »

Et puis au milieu de ce cauchemar, un jeune homme barbu surgit de nulle part en roller. Il peut ainsi aller rapidement chercher une possibilité de sortie de ce piège, il trouve et revient pour nous y accompagner. Une jeune femme au doux regard prend alors le relais pour nous escorter. En marchant, nous discutons, elle est fortement impliquée dans le mouvement des Gilets jaunes et a développé une connaissance fine des dispositifs utilisés par les forces de l’ordre. Elle sait rester calme. Mais surtout, elle déploie tout naturellement et avec modestie à notre égard une générosité sans doute offerte avant nous à de nombreuses autres personnes en détresse en manifestation. Elle est avocate par ailleurs. Elle nous conduira jusqu’à une rue où enfin, nous allons pouvoir sortir de cette souricière. A vous deux, qui lirez peut-être ces lignes, un immense merci. Vous resterez dans mon souvenir, la figure incarnée de la Bonne fée.

L’article 1er du titre préliminaire du code de la déontologie de la police définit ainsi les missions essentielles de tout policier :

« La police nationale concourt, sur l’ensemble du territoire, à la garantie des libertés et à la défense des institutions de la République, au maintien de la paix et de l’ordre publics et à la protection des personnes et des biens ».

Face à ces rangées de CRS qui à plusieurs reprises, au prétexte qu’ils ne faisaient « qu’exécuter les ordres », ont sciemment refusé de nous protéger, de nous porter assistance, nous qui étions comme beaucoup d’autres, en danger, les mots d’Hannah Arendt encore, résonnaient dans ma tête : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal ». Ne savez-vous donc pas que vous et vos enfants êtes aussi concernés ? Ne voyez-vous donc comment l’Etat déploie tous ses moyens en vue de sabrer toute contestation et l’exercice même du droit de manifester ? En quoi la version officielle, pour justifier la répression policière, pourrait-elle légitimer le guet-apens dans lequel les forces de l’ordre ont sciemment maintenu des manifestants comprenant des milliers d’enfants ?

Les deux jeunes gens qui nous ont aidées, entièrement habillés de noir, étaient clairement des militants chevronnés. Tout de sombre vêtus, comme les individus hués par des manifestants. Et si, et si… Et si certains d’entre eux prenaient aussi parfois la figure bienveillante de la bonne fée quand les forces de l’ordre clairement dérogent à leur déontologie ? Et s’ils nous apportaient l’espérance de continuer malgré tout à manifester, quand il faut bien trouver des stratégies pour faire valoir ce droit inaliénable en démocratie, alors que les forces de l’ordre cherchent à nous bâillonner. Quoi qu’il en soit, à partir de cet instant, je suis plus déterminée que jamais à contribuer aux mobilisations collectives face à l’urgence sociale et climatique.

Une question demeure : que transmettre à mes filles aujourd’hui qui disent, évidemment, qu’elles n’iront plus jamais manifester ? Oui je regrette vraiment qu’elles aient subi ça, mais nous étions nombreux à penser que les marches climats, formées d’une partie de la jeunesse, resteraient des espaces intouchables, protégés des violences. Parler, il va falloir beaucoup parler. Et écrire. Ont-elles aperçu la complexité de notre monde ? Nul doute qu’elles inventeront au sein de leur génération, d’autres voies d’expression qui leur appartiendront. Je les soutiendrai de tout cœur.