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Les origines coloniales des accords de libre échange
Marie Beyer et Nicolas Roux
jeudi 23 janvier 2025, par
Le 10 septembre marque chaque année la Journée Internationale d’Action contre l’Organisation
Mondiale du Commerce (OMC) et les Accords de Libre-Échange (ALE).
C’est une date choisie à la mémoire du paysan coréen Lee Kyung Hae qui s’est poignardé en 2003 devant le lieu d’une réunion de l’OMC à Cancún au Mexique, pour protester contre les effets dévastateurs du libre - échange sur les petites exploitations agricoles. La pancarte qu’il portait autour du cou indiquait « l’OMC tue les paysans ».
20 ans et plusieurs études sur les retombées des accords de libre-échanges plus tard, on constate que ce système tue aussi dans l’œuf tout projet viable de développement pour les pays dits « du Sud ». Car les accords et traités de libre échange reposent sur une malhonnêteté intellectuelle et historique forte : aucune industrie (ou économie) domestique ne s’est jamais développée en marché ouvert.
Au contraire, la mise en concurrence des biens, des travailleurs et des industries au niveau mondial privilégie les exportateurs de capitaux au détriment des acteurs locaux. Pire, le système juridique mis en place, notamment au travers des tribunaux d’arbitrage, ne considère pas le droit international des droits de l’homme relatif aux droits des peuples autochtones comme une source de droit applicable pour ses jugements. (1)
Nonobstant, l’augmentation du salaire minimum a exposé l’Égypte à une demande de 140 millions d’euros de compensation de Véolia (qui a finalement été débouté en 2019), la réinstallation de fermiers autochtones sur leurs terres a coûté 65 millions de dollars américains au Zimbabwe et le Venezuela continue de passer à la caisse pour les nationalisations opérées par Hugo Chavez.
Pour comprendre les enjeux de ce système réglementaire, il faut se rappeler que les règles commerciales du droit international actuel ont été façonnées à partir de 1492 et sous l’égide des corporations et Etats coloniaux...
Des règles commerciales à la carte pour les corporations coloniales
A partir de la fin du moyen-âge en Europe, le mercantilisme et les pouvoirs centraux se renforcent mutuellement dans un contexte de conquête des « nouveaux mondes ». Le capital privé est essentiel pour maintenir un État central fort et uni et l’expansion du commerce international est favorisée par les pouvoirs centraux qui s’allient aux marchands pour tirer profit des invasions et renforcer leurs intérêts impériaux.
La compétition entre les puissances coloniales et des questions « morales » (pillages, tueries, occupations des terres) rendent progressivement nécessaire l’élaboration d’un cadre justificatif de l’action coloniale. Des « juristes » européens sont alors dépêchés par les entreprises coloniales pour fournir un cadre juridique répondant aux prérogatives des corporations. Hugo Grotius (1583-1645), alors avocat pour la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, préconisera par exemple la « liberté des mers » pour nier le monopole du commerce maritime des concurrents étrangers. Pour l’Empire espagnol, c’est le juriste Francisco de Vitoria (1483-1546) qui légitimera la guerre « juste », étendant le concept de « droit naturel » occidental aux espaces sud-américains envahis et justifiant un droit des conquistadors à voyager et commercer librement avec les populations locales.
Une première tentative de décolonisation (2) du cadre juridique est formulée par le juriste argentin Carlos Calvo (1824-1906) qui propose en 1863 que l’investisseur soit soumis aux lois nationales de l’État hôte en cas de différends. De cette proposition naîtra une clause contractuelle, intégrée à certains traités en Amérique latine. Viendra ensuite la doctrine Drago, opposée au recours à la force pour la collecte de dettes publiques.
Indépendances et chute de l’URSS : la normalisation d’un cadre unique et le boom des accords bilatéraux
A l’indépendance, les entreprises et les États occidentaux se trouvent privés du droit colonial ou des interventions armées pour protéger leurs intérêts. Se mettent alors à fleurir des contrats d’investissements bilatéraux qui légitiment et actualisent le rapport de force déjà établi lors de l’ère coloniale. Si, en théorie, plusieurs dispositions fomentent une « décolonisation économique » dans les années 1960 et 1970, dans la pratique la quasi-totalité des nouveaux États signent de nouveaux contrats d’investissement, proches des contrats de concession coloniaux, et qui comprennent des dispositions limitantes, comme les clauses de stabilisation qui contraignent les États à s’abstenir d’utiliser leurs pouvoirs législatifs ou administratifs de manière préjudiciable aux investissements.
C’est pendant cette période, mais surtout à la chute de l’URSS, que le nombres d’accords bilatéraux bondit pour atteindre près de 3000 traités aujourd’hui. Plus que des contrats, l’arsenal juridique hérité de la période coloniale se décline dans la structure actionnariale des multinationales, la composition et le fonctionnement des tribunaux d’arbitrage ainsi que dans les secteurs visés par les accords de libre-échange. Il permet de verrouiller le fonctionnement des échanges à l’échelle mondiale, en conservant le statut de « centre » (métropole) par le maintien de zones périphériques au service du premier, et au détriment des droits des peuples. Si la notion de centre a historiquement été liée aux pays riches, principalement occidentaux, d’autres acteurs émergents, comme la Chine, l’Inde, les Émirats arabes unis ou l’Union africaine, reprennent aujourd’hui certaines de ces règles à leur compte, au profit des élites locales réclamant, elles aussi, leur
part du gâteau.
La Via Campesina appelle à construire « un nouveau cadre commercial mondial qui donnera la priorité à la souveraineté alimentaire des pays, à la protection de la biodiversité et aux droits des paysans et des travailleurs ruraux et urbains ». Il est donc impératif de repenser la mondialisation et de mettre fin à ces accords de libre échange d’un autre temps, à commencer par les accords de l’Union européenne avec le Mercosur et le Canada.
Marie Beyer et Nicolas Roux
(1) Le 11 août 2016, Conseil des droits de l’homme, Trente-troisième session, Rapport de la Rapporteuse
spéciale sur les droits des peuples autochtones.
(2) Pour aller plus loin : la plateforme bilaterals.org qui publie des informations et des analyses en soutien aux luttes des mouvements sociaux contre les accords de libre-échange et d’investissement a publié une série en trois parties proposant une lecture historique des accords de libre-échange et des traités bilatéraux d’investissement. « Le colonialisme, aux racines des accords de libre-échange : des colonies au néolibéralisme ».