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Au Sahel, une impasse annoncée
Nils Andersson membre du Conseil scientifique d’Attac France
mardi 11 janvier 2022, par
Intervention faite lors du colloque à l’IRREMO "Droit international et conflits armés’, le 25 janvier 2013 (partie de l’intervention sur le Mali)
« L’intervention militaire de la France a été décidée dans l’urgence, à la demande d’un gouvernement sans pouvoir, d’un État en liquéfaction avec une armée défaite. Cette intervention pose des questions en amont et dans son déroulement, à venir. En amont, la situation économique et humaine du Mali met en cause les politiques néocoloniales de la France d’exploitation des ressources du pays, les politiques d’ajustements structurels du FMI et de la Banque mondiale, ruinant les économies locales de subsistance, l’incurie et la corruption des dirigeants maliens, obligés des présidents français et féaux des multinationales.
En amont toujours, plusieurs mois avant l’intervention militaire, il est annoncé pour le printemps 2013, une intervention militaire de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest, CEDEAO, avec un appui logistique de la France et d’autres pays, contre des groupes armés « salafistes-djihadistes. » L’intervention de la CEDEAO reportée à l’automne 2013, imagine-t-on que les groupes armés fondamentalistes allaient attendre passivement cette intervention. Évidemment non, ils ont fait mouvement vers Bamako, l’armée malienne désintégrée et les troupes de la CEDEAO toujours inexistantes, le président malien par intérim, Dioncounda Traoré, sauve qui peut, a fait appel en catastrophe à la France. Pourquoi le gouvernement français a-t-il dans l’urgence répondu à cette demande d’intervention bien qu’aucun accord bilatéral entre la France et le Mali ne donne une base légale à celle-ci ?
Si les liens du Mali avec la France ne sont plus ce qu’ils furent, quelles que soient les déclarations officielles insistant sur le « désintéressement de la France », la France et des multinationales y ont des intérêts économiques. La raison principale de l’intervention française répond prioritairement à des raisons géopolitiques. L’objectif est de maintenir la place de la France dans cette partie de l’Afrique et de s’opposer à la pénétration des puissances émergentes : Chine, Russie, Inde, Afrique du Sud. Ainsi, la Chine a dépassé la France comme pays fournisseur du Mali et l’Afrique du Sud comme pays investisseur.
Une autre question interpelle, pourquoi Paris a-t-il dû intervenir seul et ses alliés ont-ils montré si peu d’empressement quand ils ne se sont pas dérobés ? L’accélération des événements, avec l’avancée des groupes salafistes-djihadistes est une explication, mais dans la mesure où elle était prévisible, ne pas l’avoir anticipé est un manque politique. Autre considération, pour les pays de l’Union européenne, comme pour les États-Unis, le Mali demeure le pré carré de la France et l’intervention s’inscrit dans la continuité de sa politique de défense de ses intérêts géostratégiques et, plus largement, de sa mission à défendre les intérêts de l’Occident dans la région.
Cela rappelé, l’isolement du gouvernement français a une autre raison, la non-prise en compte de la nouvelle stratégie du Pentagone, d’Obama et de l’OTAN, d’intervention « à la carte ». Selon cette nouvelle stratégie, chaque État intervient, apporte une aide logistique ou se dispense d’intervenir en fonction de ses intérêts directs. La Libye a été une première concrétisation de cette doctrine, l’intervention au Mali s’inscrivant dans cette même logique, il revient à la France, qui a le plus d’intérêts directs dans cette région d’intervenir.
Hors la précipitation et l’isolement, l’intervention française pose également des questions qui touchent au droit international ; les États-Unis, par exemple, ne considèrent pas le gouvernement malien comme légitime, d’où la question : quelle est la légitimité d’intervenir à la demande d’un gouvernement illégitime ? Plus encore, si l’on s’en tient aux règles du droit international, l’intervention a été déclenchée illégalement au regard des résolutions de l’ONU, la France ne devant, stricto sensu, jouer qu’un rôle de force d’appoint logistique et par la formation des contingents africains.
Conséquence de l’ensemble de ces facteurs, la France a reçu un soutien dérisoire de quelques pays de l’Union européenne, une aide strictement logistique des États-Unis, une déclaration symbolique de l’OTAN appuyant l’intervention et une approbation a posteriori du Conseil de sécurité, elle reste isolée et peine à en sortir malgré ses efforts diplomatiques. Situation préoccupante, car chacun est aujourd’hui conscient que les opérations engagées au Mali, ne sont pas une démonstration de force éclair, dans la tradition de la Françafrique, pour changer de marionnette ou de satrape, mais d’une intervention pour s’assurer le contrôle d’un pays, le Mali, dont la superficie est presque le double de celui de la France et dont les deux tiers du territoire se trouvaient, au début des opérations, sous contrôle de groupes armés salafistes-djihadistes. Surtout, c’est une intervention au niveau d’un sous-continent, le Sahel, un territoire qui s’étend de l’Atlantique à la mer Rouge sur une distance d’environ 5500 km et sur une largeur de 500 à 700 km, ce qui représente une superficie égale à celle de l’Inde. Et les cinq principaux pays qui appartiennent au Sahel, la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad et le Soudan, connaissent une instabilité politique, des conflits ouverts et tous sont confrontés à des groupes fondamentalistes.
La quadrature du cercle sera de mener à son terme une opération qui ne se limite pas au Mali, ni même au Sahel, mais a des ramifications en Afrique du Nord, dans l’Afrique subsaharienne et au-delà de l’Afrique. Une opération engagée sur un territoire immense aux frontières perméables, contre des groupes salafo-djihadistes divergents et divisés, mais déterminés. Un rapport confidentiel, présenté le 7 mars par Gilles de Kerchove aux ministres de l’Intérieur européens à Bruxelles, souligne la difficulté d’éradiquer les bases de repli des terroristes dans le nord du Mali et l’élargissement de leur théâtre d’opérations.
À l’enjeu spatial de l’intervention au Mali s’en ajoute un autre que je qualifierai de doctrinal. Si les mouvements djihadistes s’opposent souvent l’un à l’autre, la doctrine à laquelle ils se réfèrent leur est commune, et ses origines ne se trouvent pas au Mali, ni au Sahel, ni même en Afrique, où jusqu’ici prédomine un islam tolérant. Les sources de l’influence idéologique, politique et religieuse de ces groupes sont l’Arabie saoudite et depuis une quinzaine d’années, le Qatar, États où wahhabisme et salafisme sont les idéologies de référence.
Il est nécessaire de préciser qu’être salafiste n’est pas être un terroriste et il convient de distinguer les mouvements que l’on peut désigner sous l’étiquette salafo-wahhabito-djihadiste, du salafisme piétiste. Toutes les religions ont leurs dérives dogmatiques et intégristes, mais il est une réalité incontournable, des mouvements salafo-djihadistes sont activement soutenus par des sources étatistes, directes ou indirectes, dans la mesure où ils sont porteurs d’une idéologie que nous combattons, avoir des alliances avec ceux qui les soutiennent est inconséquent.
Si certains de ces groupes armés sont en rupture avec Riyad ou Doha, nombreux sont ceux qui sont fortement soutenus financièrement et en armes au travers d’ONG, de Fondations ou d’autres réseaux saoudien, qatari ou pakistanais. Les services de renseignement ont informé qu’au Mali, jusqu’à l’intervention de la France, des avions qataris atterrissaient dans le nord du pays avec leurs chargements de tous les trafics. Ils se rejoignent dans la condamnation de l’intervention française au Mali. Le quotidien qatari Al Arab la qualifie d’agression contre les Arabes et les Touaregs, les gouvernements tunisien et égyptien se sont aussi opposés à l’intervention, l’Union internationale des oulémas musulmans, proche des Frères musulmans, estime que « l’intervention militaire au Mali aura des conséquences dangereuses, qu’il s’agisse des morts, des destructions, des déplacements de population ». Ce qui est vrai, mais les motifs de leur opposition à l’intervention relèvent d’un refus de combattre le fondamentalisme ; là réside une divergence de fond.
Une ambiguïté majeure, car si avec le Pakistan les relations des puissances occidentales ne sont pas idylliques, l’Arabie saoudite et le Qatar (si l’on fait exception d’Israël), sont les alliés les plus proches des États-Unis et de l’Union européenne dans la région. Les échanges économiques avec ces deux pays sont vitaux pour l’Occident, les liens financiers ne le sont pas moins, les investissements saoudiens et qataris étant une manne affectionnée, plus encore en temps de crise.
On ne peut parler d’un front commun arabo-saoudien-qatari, leurs interventions ne sont pas coordonnées et les relations entre les deux pays sont souvent tendues ; le nationalisme, le rôle international et le « modernisme » religieux qataris sont mal acceptés à Riyad. Le conservatisme hiératique du pouvoir saoudien, disposant d’une place immanente dans le monde musulman, n’est guère compatible avec l’activisme politique, économique, religieux et médiatique, tous azimuts, du Qatar.
Le mouvement des printemps arabes a cependant amené l’Arabie Saoudite et le Qatar à se rapprocher, l’un et l’autre de ces régimes se retrouvent d’abord dans leur opposition aux chiites, mais aussi dans leurs craintes de toutes velléités d’émancipation des peuples arabes. Il convient cependant de préciser ce qui distingue les politiques des deux États. L’Arabie saoudite se considère et se veut le centre du monde musulman sunnite, elle est la principale puissance arabe dans la région et elle est le siège de la Mecque, de cela elle tient sa légitimité. Le Qatar dispose aussi de très importants moyens financiers, mais son territoire est exigu, se pose donc au Qatar la question d’exister comme nation et État. Mais, si l’activisme qatari est plus visible en Europe, on ne peut ignorer que l’Arabie saoudite est plus présente sur son front oriental (Pakistan et Asie du Sud-est), ce qui peut tromper sur l’interventionnisme et le prosélytisme de l’un et de l’autre.... Dans le cas du salafisme-djihadiste, on doit sortir d’une dichotomie entre le mal « salafiste-djihadiste » et les alliés de l’Occident que sont l’Arabie saoudite et le Qatar.
Si à aucun moment on ne peut se concilier avec les politiques interventionnistes occidentales, ou de quelque autre puissance, qui perpétuent les rapports colonisateurs/colonisés et veulent imposer l’hégémonie de l’économie néo-libérale, on ne peut se concilier avec des courants idéologiques profondément réactionnaires dans leur conception du monde et de la société qui imposent par la violence leurs lois et leurs règles. On doit s’opposer à l’un et à l’autre.
En conséquence, dénoncer l’impasse des politiques interventionnistes n’autorise pas à ignorer une divergence idéologique inconciliable avec la galaxie des groupes salafo-wahhabistes-djihadistes qui agissent en Afrique du Nord, dans le Sahel, en Afrique noire, au Proche et Moyen-Orient et dans le Sud-est asiatique. La nécessité de dénoncer les interventions occidentales est donc indissociable de la dénonciation des alliances des Occidentaux avec des États porteurs d’une idéologie réactionnaire et asservissante pour les peuples. L’ambiguïté doit être levée. Le soutien aux mouvements fondamentalistes dans le Nord-Mali, le soutien au salafisme politique et djihadiste contre les forces progressistes qui luttent en Tunisie, en Égypte et dans les autres États arabes sont des faits concrets. Il y a un besoin de clarification des alliances étatiques.
Pour prévenir des crises plus graves encore que celles actuelles, dont les populations sont les premières victimes, la raison demande de s’opposer aux politiques interventionnistes comme aux idéologies obscurantistes et à leurs courants mortifères. Ayant souligné la nature et les impasses des politiques interventionnistes, puis la nécessité de définir qui sont les adversaires et les alliés, en n’assimilant pas l’islam à ses courants intégristes, il est une question incontournable dans ce monde "post-occidental" qui ne signifie pas la fin des visées impérialistes anciennes et nouvelles : quelle réponse donner aux appels des populations subissant les maux de la dictature ou de la guerre, l’exploitation et la misère, le non-respect de leurs droits, des dogmatismes funestes ? Le cri des victimes de despotes et de l’exploitation sociale en appelle quotidiennement à une solidarité, ne nous le cachons pas, aujourd’hui en berne. Une solidarité à construire contre les dictatures et les conceptions réactionnaires du monde, contre ceux qui imposent sans limites leur domination politique, économique, financière et militaire, pour le respect et le renforcement d« u droit international et des droits humains. Il y a pour relever ce défi un droit d’ingérence légitime, le droit d’ingérence des peuples. »