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Proportions gardées

mardi 16 août 2016, par Florian Lopez

Lundi. Le FSM s’est conclu hier, dernier regard en arrière.

J’étais vendredi à un atelier sur la situation des femmes en Iran. Etre une femme en Iran :

  • en cas de décès du mari, n’hériter que d’un quart des biens du ménage si le couple a eu des enfants, d’un huitième dans le cas contraire ;
  • en cas de divorce, perdre souvent la garde des enfants et ses droits sur les biens du ménage ;
  • avoir besoin de l’autorisation de son mari pour travailler ou obtenir un passeport ;
  • ne représenter que 15 % de la population active ;
  • être pénalement responsable dès l’âge de 9 ans (15 ans pour les hommes).

Liste non exhaustive... Je découvre la pratique du mariage dit « temporaire », pouvant être acté et défait en quelques heures. En clair : un système de « prostitution légalisée ».

En Iran, la législation accuse un retard tragique sur les pratiques réelles de la société. La peine de mort y reste appliquée, souvent précédée d’actes de torture. Les lapidations sont publiques et la famille de la victime peut se voir forcée d’y assister. Et d’y participer.

A la fin de l’atelier, un chant en persan :

« Regardez-moi, je suis une femme
Je suis un être humain / Comme vous
Je vole aussi haut que vous
Dans les cieux de l’amour ».

Lors d’une assemblée sur le libre-échange et l’extractivisme, j’avoue apprendre la mort de Berta Caceres. Militante écologiste au Honduras, elle est assassinée le 3 mars 2016, après s’être opposée à la construction d’un barrage dans son pays. L’armée semble impliquée... « Berta vive, la lucha sigue ». Rémi Fraisse au détour d’une pensée.

Vendredi soir, grande conférence sur le printemps arabe et la situation en Egypte [1]. Maha Azzem, du Conseil Révolutionnaire Egyptien, s’adresse à l’assemblée d’une voix ferme.

Cinq ans après la révolution et l’élection de Mohamed Morsi, le coup d’Etat militaire du 3 juillet 2013 a vu l’arrivée au pouvoir du Général al-Sissi. 50 000 opposants politiques seraient en prison. Assassinats et torture systématiques. 40 % de la population vivant avec moins de 2 dollars par jour.

Maha Azzem : « Nous souffrons aujourd’hui des pires abus et le pays bat tous les records en matière d’entorses aux droits (…) [2]. Mais les régimes actuels se sont maintenus grâce à des soutiens intérieurs et extérieurs. Les démocraties occidentales semblent croire que le commerce surpasse la moralité. Elles pourraient cependant être des partenaires cruciaux pour un avenir meilleur. ».

Nous sommes régulièrement appelés à nous « estimer heureux » de ce que nous avons, chez nous. Entre autres choses, de notre système démocratique. A travers ces derniers jours, il est inévitable de prendre conscience de notre chance. Car la situation en France n’est pas comparable à celle de l’Egypte ou de l’Iran. Mais, « toutes proportions gardées », nous ne pouvons nous « satisfaire » d’une réalité politique et sociale nous apparaissant, par comparaison, plus favorable qu’une autre. Car une souffrance n’est jamais comparable qu’à elle-même.

Au contraire, ces derniers jours me rappellent à quel point la démocratie est une idée fragile. Et à quel point nous sommes renvoyés à notre responsabilité dans ce qui se déroule aujourd’hui en Egypte. A l’usage que nous faisons de notre démocratie et aux représentants que nous élisons, lesquels participent à construire, autre part, une réalité diamétralement opposée à nos valeurs. Toutes proportions gardées, nous devrions, en fait, nous élever aussi bien pour la démocratie en Egypte que pour la démocratie en France. Les luttes ne sont pas exclusives, elles co-opèrent. Car, en bout de chaîne, nous sommes co-responsables des exactions commises en Egypte.

Au public, indigné que l’oppression et les velléités dictatoriales de Mohamed Morsi soient ainsi passées sous silence, Maha Azzem assène : « Morsi était démocratiquement élu. Al-Sissi est un dictateur et un criminel militaire. Les deux sont incomparables. Et là où nous évoquons le passé, des gens meurent au moment où nous parlons ». Souffrances incomparables, mais urgences inégales.

De fait, elle exhorte aussi à reconnaître aux peuples de tous horizons le droit de choisir leurs représentants. Quel que soit le verdict et que celui-ci « nous » plaise ou non. « Le choix du peuple doit être respecté ». Plus : « le choix de la majorité doit être respecté, et cela inclut les pauvres, les illettrés, les sous-éduqués ». Mots forts pour une vérité forte. [3]

Je les soumets plus tard à une militante de Global Justice Now au Royaume-Uni. Le Brexit vient s’immiscer entre deux verres. Un point d’entente : aussi biaisée que puisse être une consultation populaire, nous ne pouvons nous limiter à en interroger la légitimité. Il s’agit d’accorder à celles et ceux qui y participent le bénéfice de notre respect, et notre force de compréhension. La culpabilisation et le rejet sans nuance auxquels a donné lieu le Brexit, y compris venant de nos rangs, ne reviennent, in fine, qu’à aggraver la défiance politique, la désaffection des partis de gauche – s’éloignant résolument des réalités populaires – et la crise démocratique elle-même.

Samedi. Sous un chapiteau, à l’abri d’une pluie continue, les rapporteurs des ateliers, cercles de discussion et assemblées de convergence des jours précédents se succèdent au micro. L’importance de créer une « dynamique d’extension de l’initiative FSM » – passant par l’établissement d’un calendrier social mondial – y est évoquée. Je souhaite qu’au-delà de déclarations communes formulées à l’issue du FSM, les ateliers et assemblées donnent lieu à des comptes-rendus (écrits, audio et vidéo) accessibles en ligne, mais ne parviens à obtenir que peu d’informations à ce sujet [4].

Interview de Massa Koné, Porte-parole de la Convergence malienne contre les accaparements de terres et représentant du Mouvement des Sans Voix au Mali et au Burkina Faso : « Un Forum Social Mondial doit être organisé à la dimension des plus pauvres, de ceux qui n’ont pas droit à la voix pour s’exprimer et échanger. Ici, nous n’avons pas pensé aux pauvres. La restauration n’a pas été organisée à bas prix. Les Africains n’ont pas eu la chance de pouvoir venir, mais s’ils étaient venus : comment allaient-ils vivre ? Le prix des repas est si élevé que le budget que j’avais prévu ne me permet pas de me nourrir. C’est un Forum organisé pour une classe ». Cinglant.

Je vois ce que me coûte ma présence ici, elle-même facilitée par Attac France. Les efforts des organisateurs, à commencer par le CRID, sont indéniables. Dimanche, des applaudissements nourris leur sont adressés, lors de la soirée de clôture. Mais je ne peux m’empêcher de penser : ces efforts dont nous avons bénéficié, en avons-nous bénéficié au détriment d’autres ? Les refus de visas ont-ils contribué à ce que ce Forum ne soit qu’un « renvoi d’ascenseur » entre militants des pays favorisés ? Quelle est d’ailleurs la parole des militants sur ce FSM ?

Dimanche, je passe ma dernière journée à visiter Montréal, en compagnie d’une camarade [5]. Deux amis d’Attac Québec nous accueillent et nous font visiter leur quartier. La soirée de clôture du CRID me donne une dernière occasion de « prendre la température ». Les militants semblent s’accorder sur l’importance de notre présence, non tant du point de vue de la construction d’initiatives, que de celui de la rencontre, de l’écoute et de la parole, du partage d’expériences. Déçus d’un manque de « concret », mais, je le crois, plus conscients d’eux et d’elles-mêmes, ainsi que de leur(s) force(s).

J’aimerais que, dans l’optique française des élections de 2017 [6], nous parvenions à impulser un événement de sensibilisation d’une ouverture aussi large que possible, entre nos collectifs qui partagent déjà tant d’idées, et d’autres (médias libres, syndicats...). Nous avons toutes et tous nos agendas, projets et priorités, et certains blocages organisationnels, reposant parfois uniquement sur des conflits inter-individuels. Nous avons tous notre propre mesure, nos proportions.

Mais nous savons que d’autres agendas, d’autres projets et priorités s’imposent à nous. Et ce d’autant plus que, je le crois, nous sommes attendu.e.s. Mais le FSM est derrière nous et nous connaissons désormais nos forces. Aussi long que puisse être un article, rien de tel que l’action pour le résumer.

Regard en avant.


[1Intitulée « Le printemps arabe, 5 ans après : l’Egypte en exemple », la conférence est visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=pFEZ2nPwCoI

[2Sur la situation en Egypte, voir les récents rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch.

[3Qui me ramènent à ma lecture du moment « Qu’est-ce que la politique ? » d’Hannah Arendt. Source de réflexion sur la nature et le sens de la politique, de la liberté et leurs intrications.

[4Pour l’essentiel, on me renvoie aux organisations ayant coordonné les événements. Les sites du FSM, des différents collectifs organisateurs, et des médias présents peuvent être consultés.

[5Remerciements à elle.

[6Qui ne relèvera pas uniquement d’une question « nationale ».

Messages

  • Merci Florian pour ces riches réflexions... incluant sur les manques de ce FSM envers les plus pauvres... Au final du côté d’Attac Québec, on a accueilli qu’un seul membre d’Attac Togo mais au moins on a veillé à appuyer l’ensemble de son séjour ici.