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Économie de la connaissance et démocratie culturelle
Martine Boudet membre du Conseil scientifique
dimanche 2 février 2020, par
Cette contribution fait le point sur le dispositif mis en place il y a une décennie : CNRS, pôles de compétitivité, loi LRU et enseignement secondaire.
Le débat concernant la loi sur l’autonomie des universités (LRU) nécessite d’être resitué dans un cadre international : ainsi, le Conseil de l’Europe a programmé en 2000 à Lisbonne de rentabiliser tous les secteurs universitaires, de manière à « faire de l’économie européenne en 2010 l’économie de la connaissance la plus performante du monde ». Sur une base légitime en soi, celle de la démocratisation de l’(in)formation , est officialisée une démarche plus contestable, celle de la concurrence systématique avec les autres puissances économiques (États-Unis, Japon, Chine… ) pour la conquête des marchés mondiaux. L’une des conséquences de ce choix, c’est que sont désormais menacées de relégation disciplines et filières qui ne répondraient pas au critère de la rentabilité marchande. La pondération de cette nouvelle étape de « développement » passe par la mise en place d’une authentique démocratie culturelle dans la société civile, à l’Université et à l’École.
La discrimination disciplinaire
Pour la première fois, est opérée une sélection institutionnelle entre les sciences et les cultures, sur un critère étranger à leur champ d’action. Le cadre généraliste de référence, qui offrait jusqu’alors une garantie de relative égalité de conditions, de statuts et de budgets de fonctionnement entre filières et disciplines universitaires, est menacé : l’État est censé, rappelons-le, subvenir aux besoins de la communauté scientifique dans ses missions spécifiques. Dans les faits, l’inégalité s’est renforcée au fil des années entre les sciences de la nature et de l’informatique dont les applications technologiques sont immédiates et les sciences humaines (ainsi que les humanités philosophiques, littéraires, artistiques…) dont les débouchés professionnels relèvent d’abord des services. Les laboratoires, dont les besoins financiers sont, il est vrai, objectivement importants, ont de tous temps disposé de budgets de fonctionnement beaucoup plus conséquents que les unités de recherche en sciences humaines ; la misère dont pâtit l’Université française sévit d’abord et avant tout dans ces derniers secteurs, qui ont connu la mobilisation étudiante la plus forte à l’encontre de l’application de la LRU à la rentrée 2007 (Paris VIII, Lyon II, Toulouse le Mirail, Nanterre, Jussieu…).
Un pas supplémentaire et de trop est franchi avec l’élaboration d’un dispositif multiforme qui exclut désormais en grande partie Lettres, arts et sciences humaines des champs de l’investissement public et privé. Ainsi, référence mondiale du néo-libéralisme, le classement de Shangaï, s’il ne disqualifie pas formellement les sciences humaines, ne recense aucune université de ce secteur parmi celles qui sont retenues. Comme le dit crûment le Président de la République, « si vous voulez vous spécialiser en littérature ancienne, il vous faudra désormais payer pour cela ». En cas d’application stricte d’une telle politique, la formation de la personne et du citoyen serait gravement déséquilibrée, et cela au profit d’une croissance sans perspective de développement civilisationnel durable.
Un dispositif institutionnel multiforme
La LRU, votée en 2007, n’est qu’un aspect de la recomposition en cours dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche. Concernant ce deuxième secteur, la création des pôles régionaux de compétitivité en 2005 visait le même objectif de plus grande rentabilisation des sciences au service des entreprises et du marché. L’organisme créé pour diriger ce dispositif, l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) dépend directement, en l’absence de conseil scientifique, du pouvoir central et de l’exécutif. Or, sous cette tutelle, la programmation des 70 premiers pôles s’est souvent effectuée sur la base de l’élimination des projets à composante socio-culturelle et patrimoniale, proposés par les Conseils Régionaux [1] en relation avec la société civile. Pour l’instant, la représentation nationale n’a pas établi de bilan et de prospective de cette gestion inédite ; il est souhaitable que cela soit entrepris, en particulier à l’occasion des prochaines élections régionales.
Autre élément du dispositif, lui en voie de refondation : le CNRS. Comme le dit Alain Trautmann, co-fondateur de Sauvons la recherche, le scénario suivant est à prévoir :
« D’un côté, un grand institut des sciences du vivant, qui couvrira l’ensemble de la biologie, va être mis en place (…). Cela va évidemment s’accompagner de la suppression du département des sciences de la vie du CNRS (…). Les sciences humaines seront rattachées aux universités. Le CNRS sera devenu un institut de maths-physique-chimie sans capacité de mener une politique scientifique, l’essentiel des moyens étant aux mains de l’ANR. » [2]
Le réaménagement du CNRS semble observer la même démarche que la création des pôles de compétitivité, la recherche en sciences humaines étant exclue ou en voie d’exclusion des centres pilotes ou d’élite et reléguée à l’Université. Dans tous les cas, cette régression statutaire accompagne une politique de nature libérale-autoritaire, marquée par la caporalisation des instances de décision, que ce soit à l’ANR ou dans les Universités, la LRU octroyant aux Présidents d’université des pouvoirs accrus de management de leurs « entreprises ».
Cette évolution institutionnelle entérine une tendance sociétale inquiétante, celle qui prévaut par exemple dans la marginalisation de la filière littéraire en lycée par exemple, décrite dans le rapport de l’IGEN (Inspection générale de l’Éducation nationale) en 2006, Évaluation des mesures prises pour réévaluer la filière littéraire. La raréfaction spectaculaire du recrutement dans cette filière –comme à l’échelle des Universités en Lettres- résulte en fait de la difficulté actuelle à trouver les moyens de son adaptation, en particulier en matière de formation pré-professionnelle. De nombreux ministres de l’Éducation, de formation littéraire ou proche des Lettres (F.Bayrou, J.Lang, L.Ferry, X.Darcos), de gauche comme de droite, se sont succédés sans que ce problème n’ait vraiment été pris au sérieux. Au delà de cette filière de spécialité, c’est l’enseignement du français, discipline à la base de tous les apprentissages, qui nécessite d’être réhabilité ; or, en l’absence de débat public sur cet enjeu, un consensus limite arbitrairement l’exercice de cette réhabilitation à l’enseignement primaire et aux tâches élémentaires de lecture-écriture. Outre la responsabilité des décideurs et des politiques, c’est celle de notre société, dans son fonctionnement culturel et idéologique, qui est engagée.
Démocratie culturelle versus sous-culture people
Comment en est-on arrivé là ? Quelles stratégies de contre-pouvoir, en particulier dans les mondes enseignant, syndical et associatif, doivent être actualisées pour rééquilibrer un jeu social devenu inquiétant ? Depuis mai 68, le renversement de tendance à l’École et à l’Université en faveur du pôle techno-scientifique et cela pour les objectifs macro-économiques précités, ne s’est pas vraiment accompagné d’une réflexion sur des mesures compensatoires à l’égard des secteurs déficitaires. Les causes de ce phénomène sont multiples : suite à la chute du mur de Berlin, reflux national et européen, en faveur d’un modèle économique de type productiviste-consumériste, à l’occidentale ; spécialisation des études universitaires obstacle à une vision globale et à l’origine de corporatismes disciplinaires, féminisation des Lettres, arts et sciences humaines source de vulnérabilisation, mimétisme à l’égard de l’État, de caractère généralisant et centralisateur, des organismes de défense syndicaux et associatifs qui méconnaissent, ce faisant, les mécanismes de déculturation à l’œuvre dans les pôles régionaux de compétitivité et de discrimination des secteurs précités (SHS), pratiques du mandarinat à l’université, d’un immobilisme hiérarchique à l’Ecole et d’une démocratie « verticale » à l’échelle syndicale qui entravent ou limitent, ce faisant, un libre débat citoyen et professionnel sur les enjeux éducatifs et programmatiques de l’heure …
Les conséquences socio-culturelles de ce déficit se sont manifestées à l’École et dans la société par la production d’une forme de jeunisme, enfant bâtard de mai 68 et du néo-libéralisme, dont les dérives mondialisées sont désormais le culte de la violence et la sous-culture people. Ce populisme intellectuel, manipulé par marché, médias et pouvoir politique, exprime en creux la nécessité d’une nouvelle étape conceptuelle, celle de la démocratie culturelle. Si notre démocratie politique est en crise, si nos acquits sociaux sont menacés, si la démagogie semble l’emporter trop souvent, c’est d’abord et avant tout du fait du blocage des différentes dynamiques culturelles en France :
« Historiquement, le sujet moderne s’est incarné d’abord dans l’idée de citoyenneté, qui a imposé le respect des droits politiques universels par-delà toutes les appartenances communautaires.(…)Pendant la période dominée par le paradigme social, c’est la lutte pour les droits sociaux (et en particulier pour les droits des travailleurs) qui a été au centre de la vie sociale et politique.
Aujourd’hui, l’installation du paradigme culturel met au premier plan la revendication de droits culturels. De tels droits s’expriment toujours par la défense d’attributs particuliers mais ils confèrent à cette défense un sens universel. » [3]
Le dialogue interdisciplinaire est l’un des maillons principaux de la démocratie culturelle, à même de redynamiser le débat sociétal sur la base d’une solidarité concrète des différentes filières, car fondée sur une meilleure connaissance des identités disciplinaires ainsi que sur un bilan-prospective à caractère épistémologique. Tel était déjà, sous l’égide du gouvernement de la gauche plurielle, le projet du colloque interdisciplinaire animé par Edgar Morin [4], pour la promotion d’une formation plus équilibrée du sujet-citoyen, au carrefour des savoirs et des cultures. De même que celui de Maurice Godelier qui, sous le même gouvernement, rendit en 2001 un rapport sur L’état des Sciences de l’homme et de la société en France et leur rôle dans l’espace européen de la recherche.
Dialogue interdisciplinaire versus discrimination cognitive
Cet antidote à l’économie néo-libérale de la connaissance a des corollaires institutionnels qui sont ceux de la parité homme-femme, de la diversité culturelle, de la démocratie participative... La législation en cours de validation dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche attise en effet le conflit entre les cultures de genre, le monde technoscientifique, porte royale des pouvoirs, étant encore largement masculin. Comme l’explique l’appel des sociologues de Paris VIII St Denis-Vincennes, les Sciences humaines sont investies, elles, majoritairement et par les femmes et par les membres des minorités ethniques, issues de l’immigration. Suite à la mise à parité des droits politiques et bientôt économiques des hommes et des femmes, c’est au respect par la communauté nationale des droits culturels des femmes qu’il faut s’intéresser. Domination masculine et ethnocentrisme impérial faisant bon ménage, le même cheminement s’impose concernant l’intégration des langues-cultures dites régionales et des cultures francophones. Ainsi, les pôles régionaux de compétitivité, de l’hexagone comme des DOM-TOM, acquerront cette assise culturelle qui leur fait actuellement souvent défaut.
Enfin, face aux menaces conjuguées de la caporalisation au sommet de la pyramide des savoirs publics, de la confiscation des médias par l’exécutif, du clientélisme parental à l’École et d’une sous- culture à la fois people et violente à la base et dans la jeunesse, il nous faut développer, dans les organismes de contre-pouvoir de même qu’à l’École et à l’université, les moyens pérennes d’une démocratie participative et en réseau ; ce dispositif alternatif permettra aux différents acteurs, aux forces vives de se mobiliser de manière créatrice, c’est-à-dire non plus seulement sur le terrain traditionnel des structures, des statuts et des budgets mais aussi sur celui des programmes de recherche et d’enseignement, autre source du pacte de convivialité.
Très concrètement, le débat généraliste sur l’abrogation ou non de la législation en cours ne suffit plus : seul, il présenterait l’inconvénient de n’être que conservateur des acquits sociaux et d’occulter la réalité des discriminations culturelles, passées et présentes ; en plus, dans le rapport des forces actuel, il risque de se limiter à une vaine incantation. Doit lui être ajouté un volet concernant la démocratisation du débat programmatique et stratégique en matière de recherche et d’enseignement en France de même que l’adoption de mesures compensatoires à l’égard des disciplines et filières actuellement menacées dans leur intégrité voire leur survie. Promotion de « l’exception culturelle francophone » à l’échelle des politiques éducatives européennes et de la démocratie participative à l’Université et à l’École sur les enjeux programmatiques, création d’un comité scientifique à l’ANR qui comprenne des spécialistes de toutes les disciplines, maintien des sciences humaines au CNRS, création de pôles régionaux à caractère socio-culturel subventionnés par des entreprises publiques et privées ainsi que par des associations (société civile) et sources d’emploi, création d’IREF (Instituts de recherche et d’enseignement en français) sur le modèle des IREM, agents notables de la pérennisation d’un pôle scientifique de qualité en France … sont autant de revendications à adresser à la représentation nationale.
Conclusion
Face aux menaces que fait peser sur la société la très libérale « économie de la connaissance », opposons les armes pacifiques de la démocratie culturelle, celles de la parité homme-femme, de la diversité culturelle, de l’interdisciplinarité, de la démocratie participative…. L’embellie constatée sur ces bases dans des pays tels que l’Espagne voire même les États-Unis démontre qu’en complément des démocraties politique et sociale, cette démarche met en œuvre ce qu’Edgar Morin appelle « une politique de civilisation ».
Article publié le28 01 2008
https://france.attac.org/archives/spip.php?article8149
Référence de lecture : appel à promouvoir Français, lettres, langues, arts, philosophie, sciences humaines…, à l’initiative du collectif « promotion du Français et des Lettres ».
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Économie de la connaissance
Notes
[1] Martine Boudet, "Les pôles de compétitivité : bilan et perspectives." www.universite-democratique....
[2] Alain Trautmann, "L’avenir de la recherche", in la revue Esprit ("Universités : vers quelle autonomie ? » p. 204, décembre 2007)
[3] Alain Touraine, Un nouveau paradigme (pour construire le monde d’aujourd’hui) p. 337- Fayard, 2005.
[4] Edgar Morin, Relier les connaissances- Le défi du 21e siècle -Seuil, 1999.