Accueil > Contre-hégémonie > Alternatives > L’innovation : dernière chance pour l’écologie, ou joker du productivisme (…)

L’innovation : dernière chance pour l’écologie, ou joker du productivisme néolibéral ?

Gérard Collet CL de Grenoble

samedi 2 juillet 2022

Ou : la théorie de la croissance endogène conduit-elle à un négationnisme écologique ?

Le président fraîchement réélu l’a réaffirmé : l’avenir de la France repose sur l’innovation.
Et il n’est pas le seul à prétendre compter sur cette idée magique pour réparer tous les maux du monde.
Pour que ce discours soit crédible et possède un effet électoral, il faut une promotion urbi et orbi du pouvoir de l’innovation.
Mais au fond, quelles théories, quelles croyances, et surtout quels choix politiques y a-t-il derrière cet engouement pour les nouveautés, qu’elles soient des objets « bourrés de technologies », ou des concepts opérationnels ?
Il semble bien que ce soit principalement l’impératif de croissance qui soit à l’origine de cette stratégie économique. Mais plus gravement, l’objectif dangereux et pervers est d’attribuer à l’innovation le pouvoir de reculer, voire de nier les limites physiques de la terre1.
Or derrière le slogan, il y a en effet des « modèles économiques » qui ont séduit le président, son entourage, et une grande partie des élites politiques.
Peut-être alors est-il sain d’y regarder de plus près d’un œil critique, et de ne pas se contenter de croire que « tout nouveau tout beau ».
Et de mettre au jour les intérêts qu’ont les classes dirigeantes à avancer ce programme.

Avertissement :
Ce qui suit n’a pas prétention à être une étude économique, pour la simple raison que ça n’en est pas une. Cela n’a pour prétention que d’éclairer un aspect particulier d’une notion omniprésente, dont l’image positive, rutilante et sympathique, dissimule en fait des exigences fortes liées à un modèle économique dominant et à prétention exclusive.
J’espère n’avoir fait aucun contresens dans ma compréhension de cette imbrication ; les curieux pourront sans difficulté trouver des références plus approfondies, mais tout le mode n’aura pas envie de se plonger dans les modèles mathématiques qui prétendent démontrer la validité des théories qui justifient son succès. J’espère juste que ce petit texte suscitera des interrogations.

Introduction

Il est facile de constater un engouement assez général pour l’innovation.
Mais si l’on perçoit assez bien l’espoir de progrès que véhicule ce mot, il est permis également de soupçonner les dangers que présentent les objets technologiques ou les formes d’organisation innovantes, ainsi que les possibilités de manipulation et d’aliénation qui en découlent2.
On ne compte plus, en effet, les effets néfastes majeurs causés par la frénésie de création et le mépris de fait du « principe de précaution », toujours invoqué, mais jamais appliqué aux inventions commercialement prometteuses ou laissant entrevoir des économies budgétaires3.
Dès lors, les impasses et les catastrophes que l’on ne peut plus dissimuler sont systématiquement décrites comme des négligences de management, des incidents de parcours, des fautes d’inattention que l’on ne commettra plus. Elles ne sont jamais considérées comme des implications logiques et implacables de choix politiques et économiques.
Parmi elles, les impasses environnementales sont aujourd’hui encore décrites au plus haut niveau comme des erreurs d’appréciation, des étourderies, des déficits d’information :
On sait qu’Emmanuel Macron, briguant sa réélection, et mesurant le potentiel électoral écologique, a benoîtement reconnu avoir « sous-estimé les impacts de la transition écologique ».
On se souvient aussi que Nicolas Hulot, quittant son poste de ministre en 2018 déclara qu’il « n’avait pas compris que la « grille de lecture de Macron » n’était pas la sienne »…il aurait même eu « le sentiment que l’écologie n’était pas la priorité de ce gouvernement » !
Lui non plus n’avait pas pensé qu’il y avait des raisons immanentes et majeures à l’inaction climatique.
Et pourtant, il est évident qu’en s’évertuant à dissimuler les causes, on ne peut évidemment pas parvenir à prendre à bras le corps les problèmes, et moins encore à les résoudre.
Or à la réflexion, il apparaît que l’obsession de l’innovation est un exemple flagrant de ces conceptions porteuses de conséquences majeures, que l’on travestit et maquille pour les rendre aimables, et dont on tait les buts, les raisons profondes, et les implications inévitables.
Car le joli vocable « innovation », paré d’une neutralité bienveillante et d’une caution scientifique rassurante, semble être une promesse d’amélioration de nos vies, bientôt emplies d’innombrables jolis objets « utiles », « pratiques », « incontournables », porteurs de progrès, de libération, de communication… et d’emplois.
Si elle n’a pas pour but la production matérielle, l’innovation peut aussi être organisationnelle ; elle devient alors la promesse d’une meilleure « efficience », ou de l’amélioration du cadre social4. Ainsi en est-il de la « dématérialisation des données », ou du concept innovant de « bonheur au travail », encore nommé « paix économique »5.

Le succès du concept d’innovation est de première importance.

Car, saisissant le prétexte de la « crise climatique », il se flatte aujourd’hui de pouvoir concilier nos modes de vie dispendieux, insoutenables et parfois aberrants, avec la « protection de la planète ».
Il prétend ainsi nous offrir une « sortie par le haut », enluminée de mini-réacteurs nucléaires » à taille humaine aussi bien que de gigantesques parcs d’éoliennes, tout cela étant susceptible de charger les batteries au lithium de millions d’automobiles électriques. Ainsi que d’alimenter les usines de recyclage de nos millions d’anciens vilains moteurs thermiques, et les installations minières d’extraction du précieux lithium…
Qui sait, peut-être même nous permettra-t-il des voyages vers la planète Mars lorsque les multi-milliardaires se seront lassés de ce sport.
Alors, bien entendu il y a des innovations réellement porteuses de progrès humain, et bien entendu l’innovation est une caractéristique forte et fascinante de notre espèce, probablement en partie à l’origine de son succès. Elle peut même apporter parfois des solutions à certains problèmes6.
Mais peut-elle réellement le faire dans le cadre néolibéral actuel ?
A-t-elle pour responsabilité d’analyser sincèrement les réponses qu’elle propose, et d’en prévoir les effets négatifs ?
Il est évidemment bien difficile de détecter dès l’origine la part de progrès et la part de nuisance que recèle une innovation en puissance, d’autant que chacune d’entre-elles, si minime peut-elle sembler, a vocation à changer le monde – pour paraphraser Michel Callon7.
Cependant, on ne peut pas accepter pour argent comptant tous ses bienfaits, et minimiser obstinément ses effets pervers, en les considérant comme inévitables et secondaires.
On ne peut surtout pas passer sous silence les raisons profondes qu’ont les classes dirigeantes de manifester cet engouement, et d’œuvrer assidûment à toute innovation « prometteuse »8.
Mais oublions un instant la polémique sur les apports réels de l’innovation au progrès de la civilisation ; regardons plutôt en face ses attendus réels, ses causes et ses conséquences, l’histoire de son ascension jusqu’à cette prééminence culturelle.
Or dès que l’on approfondit le sujet, il devient vite assez clair que l’innovation est loin d’être une pléiade de belles idées nées spontanément d’esprits inventifs et humanistes.
Elle est bien plus trivialement un projet économique précis et longuement mûri, issu des impératifs capitalistes et néolibéraux d’accumulation du capital, de profit, et de leur goupillon, la sainte croissance.
Pour permettre à cet objectif de s’accomplir, l’imaginaire manipulé des électeurs que nous sommes et des consommateurs que nous nous devons d’être, est donc un élément clé de la bataille culturelle ; l’innovation doit être sans cesse mise en avant et valorisée.
Et malheureusement, beaucoup d’acteurs critiques de l’économie libérale sont pour l’instant radicalement absents de cette bataille.
Mais le plus préoccupant est qu’entre les mains des « Maîtres du Monde », l’innovation devient aujourd’hui le Joker qui leur permet d’escamoter les limites physiques de la planète, et de redonner vie à la croyance en une croissance infinie9.
La très galvaudée « Économie verte », bourrée de dispositifs sophistiqués, promet ainsi de rendre compatibles hyper-technologie et écologie, tout en prétendant donner à l’emploi un souffle nouveau.
On verra dans ce qui suit que la théorie de la croissance endogène est le bréviaire qui anime les dirigeants néolibéraux, l’atout maître qui leur permettra – feignent-ils de croire – d’esquiver les contraintes d’une terre finie et l’obstacle profond de l’entropie.
Elle constitue l’ossature théorique, non revendiquée comme telle et largement hypothétique, qui guide leurs politiques et définit leurs objectifs.
C’est le tour de passe-passe qui leur permet de ne pas changer de trajectoire, de déguiser le vieux en neuf, de préserver leurs intérêts de classe sans rien remettre en cause de leur politique mortifère10.
Car il faut garder à l’esprit le lien indissociable entre croissance, injustice, tensions sociales, et démocratie.
Et il s’agit bien d’un tour de passe-passe, puisque par la vertu tant attendue de cette Croissance Endogène, les innovations ne sont plus laissées aux hasards. Elles deviennent enfin « gérables », dirigées, susceptibles de répondre à des objectifs économiques et politiques précis.
Se pliant aux savant modèles mathématiques qui décrivent ses effets, la croissance dispose désormais d’un simple « joystick » manipulable par les élites. Et la fameuse « Loi de Gabor11 » – chère aux technophiles enthousiastes et blasés – , loin d’apparaître comme une loi naturelle aux ressorts mystérieux, se montre alors elle aussi pour ce qu’elle est : un calcul économique au service du projet politique néolibéral.

Le monde merveilleux de l’innovation

Pour investir un imaginaire collectif positif, le vocable innovation doit donc être paré de toutes les vertus. Et il n’est pas difficile de constater qu’il est d’ores et déjà très positivement connoté, et que toutes sources confondues s’acharnent à conforter encore cette image, les mises en garde restant exceptionnelles et peu médiatisées12.
Il imprègne profondément l’inconscient des consommateurs, des scientifiques, ainsi que le discours des publicistes aussi bien que des politiques.
L’image positive de ce mot est apparemment objective. Elle suggère que la réussite d’une innovation possède une légitimité due à sa valeur intrinsèque, atteste de sa contribution à la satisfaction de besoins essentiels ; elle est donc garante de progrès humain… cela suggère également son rôle positif dans la « compétition mondiale ».
Le président Macron participe lui-même au renforcement de la croyance en l’innovation, en même temps qu’il s’appuie habilement sur cette croyance pour rendre aimable son « projet » politique.
"France 2030" : Macron promet 30 milliards d’euros sur 5 ans pour l’industrie et l’innovation.
Le président, en insistant lourdement sur la nécessité d’innovation, montre clairement deux choses :
Tout d’abord sa foi dans les vertus de l’innovation. Non pas pour sauver le climat qui est la dernière de ses préoccupations, mais pour assurer la croissance qui est sa boussole privilégiée. En particulier s’il s’agit de croissance des startups.
Ensuite sa certitude que le mot innovation a bien dans l’opinion une connotation résolument positive, et peut paraître de nature à régler les problèmes majeurs de notre société… et donc lui apporter des suffrages.

L’innovation et les problématiques climatiques
Ce domaine est probablement celui où la magie supposée de l’innovation sévit le plus vigoureusement. « L’économie verte » si l’on en croît la doxa, pourrait à la fois fournir la croissance de demain, et garantir la « transition écologique ». Pour le volet énergétique, elle repose presque entièrement sur des promesses d’innovations de dimensions variables, allant des réacteurs nucléaires de poche chers à M. Macron aux parcs d’éoliennes en mer susceptibles de stocker l’énergie dans de gigantesques réservoirs13…
Et les projets sont légion, et les « licornes » piétinent d’impatience.
Le rapport AmCham14 est à ce titre très instructif, qui ne fait pas mystère de cet engouement et dégage les axes de facilitation des innovations en faveur du climat :
Les innovations concrètes et les recommandations formulées dans ce livre blanc illustrent et confirment la détermination des entreprises américaines et françaises à innover en faveur d’une économie bas-carbone, aux côtés des États et de la société civile.
Les axes mis en exergue indiquent fort bien, en des termes choisis, qu’il s’agit d’affaiblir les réglementations15, et de faciliter l’accès aux financements16.
Le média en ligne UP Magazine titre lui aussi sur ce désormais lieu commun17
Cinq innovations pour contrer le péril climatique ?
Il y mentionne même un certain nombre de projets de géo-ingénierie sous le titre prudent : La Géo-ingénierie : une option tabou.
Il apparaît rapidement que l’on prête bien à « l’innovation » des pouvoirs quasi illimités, et certains courants pensent même concevable de mettre en doute les limites physiques.
Le site Rage-culture18 interroge ainsi : « Y a-t-il des limites à la technologie ? » Et répond par la négative, refusant ce « pessimisme techno-sceptique ».
Si cette posture peut sembler extrême, on peut cependant constater que cet imaginaire gagne du terrain, propulsé par exemple par la notoriété complice accordée à Elon Musk.
Dans le même ordre d’idées, il convient de rappeler que ce courant « techno-positif » fait souvent référence aux travaux de l’astronome russe Kardachev, pour qui rien ne délimite a priori l’extension d’une civilisation ni les ressources auxquelles elle peut prétendre19.
Que ces hypothèses soient plausibles ou non, elles imprègnent progressivement l’imaginaire des humains à une échelle ou une autre20.
Elles animent aussi de manière explicite nombre de « scientistes », et de manière implicite les théoriciens de l’économie orthodoxe et les hommes politiques qui s’inspirent de leurs idées. Et on les trouvera à l’état pur dans la théorie de la croissance endogène.
Il est également intéressant de noter qu’un organe comme Les Échos pose la question sous la forme : Climat : l’innovation peut-elle sauver le monde ?
Et répond dans la foulée :
../.. Certains en déduiront que seule la décroissance réduira les émissions et « sauvera le monde ». La réalité est inverse : progrès industriel, croissance et lutte contre le réchauffement sont complémentaires. C’est l’innovation, technologique ou comportementale, qui a permis d’améliorer les conditions de vie sans hausse de chômage ni perte de pouvoir d’achat.
Et pourtant, il est fort probable que l’ensemble des innovations candidates pour « sauver la planète » soit de nature à générer des dépenses énergétiques et minières telles qu’elles alimenteraient la spirale qui conduit à cette exigence globale de monde sans limite21.

Crises économiques, croissance, innovation
Voyons maintenant la genèse du concept de croissance endogène, son rapport intime avec l’innovation, et l’instrumentalisation à son service des préoccupations environnementalistes.

Au début était Schumpeter

On sait que, dès le début du 20° siècle, Joseph Schumpeter s’intéressa aux évolutions de l’économie qu’il considérait comme une matière dynamique. Il fut souvent qualifié d’économiste hétérodoxe pour ses théories sur l’évolution du capitalisme dans la démocratie, qu’il estimait voué à disparaître pour des raisons sociales et politiques
Schumpeter introduisit la notion de processus de destruction créatrice produite par l’offre de nouveaux produits sur le marché, et mit en exergue l’importance de l’entrepreneur dans ce mécanisme22.
Il y a donc là l’amorce de la réflexion sur le rôle de l’innovation dans la dynamique économique.
Dans le droit fil de cette vision théorique, apparut bien vite l’idée qu’une économie sans innovation ne pouvait être que stationnaire. Récession et crise économique n’étaient alors pas loin. La chute des prix se propageant sur toute la chaîne de production, plus personne ne gagnerait d’argent. Diable !
L’entrepreneur acteur majeur de l’innovation
Au sens de Schumpeter, un entrepreneur est quelqu’un qui porte une innovation, tandis que le chef d’entreprise peut être un simple gestionnaire. L’entrepreneur étant la force motrice de la croissance économique, il doit être accompagné et encouragé.
Il convient de mentionner ici les travaux beaucoup plus récents de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, dans le cadre théorique de l’acteur réseau.
Ces auteurs montrent en effet que l’innovation ne peut être le fait du seul entrepreneur, mais nécessitent une succession de contributions allant de la perception d’un besoin social – ou d’un marché potentiel – à l’intéressement de la sphère industrielle et financière, en passant par la phase de recherche fondamentale et de R&D23.
Après la « crise de 29 », les économistes durent s’interroger sur la stabilité de l’économie.
Sur cet arrière plan de théorie de la destruction créatrice (1911), se greffèrent alors les réflexions sur la survenue et sur la résolution des crises ; le rôle de l’innovation dans le retour de la croissance fut mis en évidence, ainsi que la nature imprévisible et volatile de cette planche de salut.

Le « Fil du rasoir »

Le modèle Harrod-Domar adapta en 1947 la Théorie générale de Keynes. Alors que cette dernière portait sur le court terme, leur modèle visa à l’adapter au long terme. Il fit ressortir le caractère instable de la croissance économique, et la nécessité de l’intervention étatique24.
Domar ne cherchait qu’à attirer l’attention des Keynésiens quant aux effets de l’investissement sur le plein emploi au-delà de la courte période, tandis que Harrod visait à dynamiser la théorie keynésienne pour en faire un modèle de la croissance de long terme.

Enfin vint la Croissance Endogène25

Cette idée grandiose, baptisée d’un nom qui inspire toute confiance, avait pour but d’affirmer le lien réciproque entre l’innovation à la croissance elle-même.
Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Le néolibéralisme allait raser gratis ou presque...
Eurêka !
On avait enfin découvert La Pierre Philosophale !
Le mouvement perpétuel était à la portée de l’économie de marché !
Midas !
Il y a là en tous cas un exemple de toute beauté, illustrant la manière dont un modèle mathématique théorique en vient à diriger les politiques sans être jamais publiquement explicité, et comment une bataille culturelle assidue à base de novlangue néolibérale en accrédite les effets positifs26.
Cette idée conduisait par ailleurs tout droit à une révision déchirante du rejet de l’État par le libéralisme, et à la découverte du rôle éminemment positif qu’il pourrait au contraire jouer : le néolibéralisme à l’état pur trouvait là son cadre théorique :
« Un des enjeux de ces théories concerne le rôle de l’État qui prend une place importante alors que son rôle était passé sous silence dans les théories néoclassiques de la croissance. En effet, c’est l’État qui peut investir dans l’éducation, la santé, dans la recherche fondamentale, les infrastructures. »27

Le modèle de Solow
Dans les années 1950, poursuivant les prometteuses idées mentionnées plus haut, l’économiste Robert Solow développa un modèle de référence basé sur quelques hypothèses dont notamment les rendements décroissants des facteurs de production : le capital serait de moins en moins efficace à mesure que l’on produit, de même que la main d’œuvre. Si les rendements sont décroissants, à terme, cela signifie la fin de la croissance. C’est alors que Solow introduit un facteur jusque là ignoré : le progrès technique accroît la productivité des facteurs, et rebat constamment les cartes de la croissance.
Cependant, à ce stade, le progrès est encore considéré comme exogène au modèle, c’est-à-dire que celui-ci ne l’explique pas et le considère comme donné28. Cela est appelé en économie un « résidu ».
Du fait de cette faille du modèle, l’exogénéité du progrès technique, plusieurs économistes postérieurs à Solow et à Swan travaillèrent alors d’arrache-pied sur des modèles tentant d’expliquer logiquement au sein du système d’équations l’origine du progrès.

Enfin, Paul Romer

Le premier économiste ayant présenté un modèle de croissance endogène fut Paul Romer en 1986, à la suite de divers travaux poursuivant le même but que Solow et Swan29.
Le progrès technique est dès lors réintégré au cœur de la croissance.
Paul Romer fait dépendre l’innovation du comportement, des initiatives et du développement des compétences des agents économiques30. Elle est alors une activité à rendement croissant qui augmente le stock de connaissances, et le « débordement » de ces connaissances31 finit par être bénéfique à tous, au lieu de se limiter à la firme innovante.
Et cerise sur le gâteau, contrairement aux autres ressources la connaissance n’est pas seulement abondante, elle est infinie ! Cette thèse est au cœur de ses réflexions, et a largement influencé la stratégie de domination mondiale des États-Unis32.
S’inspirant largement de ce cadre – sans le nommer – , la croissance verte prétend s’appuyer intégralement sur le progrès technique, espérant générer ainsi une « croissance endogène ».
Dans ce cadre, on comprend l’engouement des économistes pour la croissance verte, qui est un produit dérivé de la « croissance endogène » : sur le progrès technologique verdi repose l’innovation technologique verdie, et sur une société de l’entreprenariat innovant repose une foi inébranlable dans la croissance.
En fait l’avenir de l’humanité semble suspendu entre deux possibles extrêmes, pour partie indécidables, reposant chacun sur des hypothèses et sur des croyances.
Sur des croyances, mais aussi sur des intérêts, car l’hypothèse niant les limites physiques est favorable aux possédants.
L’un de ces possibles est celui représenté par Elon Musk, préparant le départ interstellaire fruit d’immenses et admirables progrès techniques, et de gabegies énergétiques méprisant les limites étriquées de la Terre33.
Du côté de ces tenants d’un avenir radieux et d’une « sortie par le haut » du défit climatique et écologique, l’innovation joue donc un rôle central. C’est pourquoi il faut absolument s’intéresser à la notion de croissance endogène pour la, démasquer, en dénoncer les travers, et la contrecarrer si nécessaire.
Car le projet de Romer tentant de prouver que toutes les limites peuvent être effacées par l’innovation, et par le « capital humain » constitué par « l’accumulation des connaissances ».
Ce cadre théorique constitue donc le fondement d’une sorte de négationnisme des impasses environnementalistes sur lesquelles bute le modèle économique et politique dominant34.
Bien que parfois décriée, cette approche est pourtant au fondement de la volonté forcenée d’innovation, même si personne ne s’en réclame ouvertement35.
A l’autre extrémité se structure le « possible » négatif des effondrementalistes, pour lesquels on le sait, le paradigme productiviste a d’ores et déjà dépassé le point de non retour36.
Alors, peut on naviguer au près entre ces deux écueils ? Existe-t-il des voies intermédiaires ? Il faut l’espérer et lutter pour les faire exister ; mais pour cela, faut-il encore que les cartes soient mises sur la table et les choix clarifiés.
Par ailleurs, les différents possibles évoqués induisent évidemment des projets de civilisation opposés.
Celui de l’effondrement expose le scénario de fin de partie, mettant en garde l’humanité contre la résignation et l’aveuglement et suggérant des stratégies de résilience.
Quant à celui du développement infini, même si sa possibilité n’est pas totalement réfutable, quel monde nous promettrait-il37 ?
Ajoutons que la dimension politique et sociale d’une écologie plausible, quant à elle, tient à l’exigence de partage des richesses.
Non seulement par le fait contingent de l’impossibilité à réduire les dépenses énergétiques des plus démunis, mais de manière plus générale dans l’équilibre social construit par le capitalisme libéral : les injustices odieuses ne peuvent être, à la rigueur, tolérées par les peuples, que dans le cadre d’une croissance suffisante pour permettre un minimum de redistribution.
La sacro-sainte croissance apparaît alors comme le masque de l’injustice.

De Paul Romer à Philippe Aghion : la macronie emboîte le pas

Grâce à Romer, le progrès technique a donc acquis un nouveau statut : Il devient « maîtrisable » ; cette domestication est rendue possible grâce aux savoirs accumulés, grâce à des infrastructures solides, grâce à la mise en réseaux et à la diffusion des techniques.
Cette croissance « endogène » nourrit une pensée circulaire toujours vertueuse : plus de croissance économique permet davantage de capital humain, donc de savoirs accumulés, donc d’innovation, donc de progrès technique, et donc à nouveau de croissance, etc. Ainsi naît le mythe de la croissance nécessaire et illimitée. 
Cette invention théorique émerge à une période où justement les limites physiques de la planète, notamment identifiées par les Meadows, avec leur rapport de 1972 sur « Les limites de la croissance », commencent à connaître un regain d’intérêt38.
D’un côté, la construction intellectuelle par les économistes dominants d’un modèle de croissance potentiellement illimitée et infinie, de l’autre des limites planétaires de plus en plus documentées, en particulier le réchauffement climatique.
C’est là une dissonance intellectuelle majeure entre économistes et écologistes.
Les narrations collectives se développaient hier autour du paradigme de la voiture électrique, aujourd’hui autour de l’hydrogène, de l’IA, ou des « petits réacteurs nucléaires modulaires, entretenant une réflexion circulaire sur la croissance et la technologie comme alpha et oméga du développement. Tout cela fait l’impasse d’une réflexion sur les besoins humains et sociaux, sur la nécessaire sobriété dans l’usage des ressources, et sur les techniques et leur organisation sociale nécessaires à une société soutenable fondée sur le bien-être collectif.

La connaissance comme substitut à la rareté des ressources naturelle
s
Chaque génération a perçu les limites de la croissance que les ressources naturelles limitées et les effets indésirables entraîneraient si aucune nouvelle recette ou idée n’était découverte. Et chaque génération a sous-estimé le potentiel de découverte de nouvelles recettes et d’idées. Régulièrement, nous ne parvenons pas à saisir combien d’idées restent à découvrir. Les possibilités ne s’ajoutent pas. Elles se multiplient39.
C’est pourquoi Paul Romer est quelquefois surnommé « post-scarcity prophet ». Dans un article pour la revue Reason, il soutient que les idées peuvent permettre à la croissance de durer encore 5 milliards d’années40.
Philippe Aghion, conseiller discret de Macron
Plus récemment, et en France, cette posture est bien illustrée – sinon assumée clairement – par Philippe Aghion (l’Homme qui a inspiré la politique de Macron) lors du Grand Débat du 12 février 2022 sur France Inter.
On lit ainsi dans Libération :
Entre Philippe Aghion et Emmanuel Macron, la complicité remonte à 2007, à cette commission Attali chargée par Nicolas Sarkozy de libérer la croissance. Philippe Aghion en est un membre éminent, Emmanuel Macron le rapporteur. « On passait notre vie ensemble », se souvient l’alors professeur de Harvard. A discuter dans le pied-à-terre qu’il conserve à Paris ou dans les cafés de la rue Saint-André-des-Arts. « Il était avide d’apprendre, et je lui expliquais les nouvelles théories économiques. Lui me parlait de philosophie et me demandait des conseils de carrière, c’est drôle… »
François Hollande en piste pour 2012, les deux hommes renouent pour fonder le groupe de la Rotonde chargé de nourrir le programme économique du candidat. « Hollande n’a pas vraiment tenu compte de nos idées, regrette Aghion. Il pensait que la croissance, ça revient comme les vagues, comme le vent qui vient de l’Ouest, quelles que soient les hausses d’impôts. La veille d’un déjeuner à l’Élysée, Macron m’a encouragé à lui dire qu’il faisait erreur. » Le chercheur s’y emploie plus tard à sa façon, dans un livre intitulé Changer de modèle.
Quand le jeune ministre de Bercy entre en lice pour la présidentielle, Aghion est à ses côtés. Que le candidat puise sans retenue dans ses travaux sur l’innovation, l’éducation, la flexisécurité, la mobilité sociale et la réforme de l’État n’est pas pour lui déplaire…

L’Etat au service de ce modèle prometteur

La croissance endogène fonctionne par un système d’interconnexion entre les différents acteurs économiques et aussi l’intervention de l’État, qui influe directement sur la croissance par un partage des connaissances et des compétences.
Un gouvernement qui investit dans la formation, la recherche technologique, l’innovation, s’inspire donc de cette théorie de croissance endogène. C’est ce que l’on peut constater dans les entreprises du secteur pharmaceutique ou high-tech qui investissent des sommes importantes dans la recherche afin d’être constamment compétitives.
Mais c’est également le cas de l’enseignement, mis au service de cette même vision du monde.
La volonté d’infléchir les programmes de sciences économiques et sociales dans ce sens est révélatrice de cette stratégie41...
Si les modèles de croissance endogène soulignent les limites du modèle classique et introduisent le rôle de l’État et des biens publics, il n’en reste pas moins que les institutions restent ici une « boite noire ». Les théories du développement endogène régional intègrent les dimensions politique et socioculturelle à la dimension économique. L’innovation est au cœur des interactions marchandes et non marchandes, la capacité d’innovation est le fruit de la qualité du lien social. Besoins culturels et identité communautaire, prise de décision et participation politiques sont introduits au cœur de l’analyse42.
Sauf que
Un certain discours consiste à affirmer que la valeur de l’innovation est définitivement indécidable, qu’on ne peut arrêter le progrès, et qu’en quelque sorte Dieu – ou le Marché – reconnaîtra les siens.
Pour ce discours, imaginer un seul instant de brider l’invention serait par nature obscurantiste, avec quelques relents de planification stalinienne, et contraire à la marche en avant de l’humanité43.
Il semble pourtant aujourd’hui que cette posture trouve ses limites, et que la liberté totale d’inventer et de produire devienne incompatible avec la préservation durable des conditions de vie sur notre planète. Et cela semble d’autant plus vrai que cette « liberté » est fictive comme j’ai tenté de le montrer, et largement dirigée par des parti-pris idéologiques et des intérêts catégoriels.
Alors, prenant en compte les apports indéniables de la connaissance scientifique, de la connaissance accumulée – médecine, recul possible de l’obscurantisme, des croyances et de formes de complotisme – et de leurs prolongements « technologiques », mais sans oublier l’instrumentalisation qui en est faite par le capitalisme libéralisé, quelle analyse peut-on faire ?

Globalement positif, ou pas ?
Pour parler des « apports » des innovations technologiques44, il convient d’abord de choisir un angle de vue explicite. En effet, toute innovation peut toujours être présentée comme un « progrès » ; un drone armé aussi bien qu’une valve cardiaque, tout dépend de l’observateur et de la situation.
Une fois explicité ce point de vue, il est évident que certains des prolongements technologiques innovants peuvent alors être jugés indiscutablement utiles ; on peut prendre par exemple les évolutions chirurgicales permettant un allongement de la vie en bonne santé, ou encore celles permettant de robotiser des tâches dangereuses ou irréalisables.
Tandis que bon nombre d’entre-elles sont simplement inutiles, dispendieuses, désastreuses au plan écologique voire au plan de la santé physique ou mentale45. Quant elles ne sont pas proprement aberrantes et terrifiantes, comme celles qui concernent l’armement dont nous ne comprenons même plus l’évolution ni les buts.
Cependant, même avec ce prisme d’analyse, on soupçonne bien vite que les innovations médicales elles-mêmes sont susceptibles de changer le monde d’une manière impossible à évaluer dans le long terme, et qu’aucune catégorie d’innovation ne peut être jugée a priori et de manière définitive comme positive46.

Adoption d’un point de vue critique
Il faut d’abord combattre vigoureusement la mythologie qui, dans le droit fil de l’esprit de marché, affirme que la réussite – commerciale, financière – d’une innovation atteste de son utilité. Peu d’innovations, en effet, trouvent seules leur chemin, et le succès à l’échelle industrielle nécessite tout d’abord des paris quand au « retour sur investissement », qui sont d’ordre spéculatif. Il va de pair avec de gigantesques campagnes promotionnelles manipulatrices, voire mensongères, garantes de la rentabilité du pari.
Il faut ensuite dire et redire que la fameuse « boucle vertueuse », postulée par la théorie endogène, fonctionne comme un piège, dans lequel l’innovation est conçue comme une pièce essentielle de l’économie marchande, et n’a même plus à justifier de son intérêt humain puisqu’elle est une nécessité pour le système économique « orthodoxe »47.
Dans ce cadre, le processus d’innovation n’a donc plus le loisir (et n’avait d’ailleurs pas la vocation) de s’interroger sur les bienfaits de ses produits, ni sur leur utilité48. Encore moins sur leurs coûts marginaux, leurs effets pervers, leurs inconvénients à long terme, qu’il s’efforcera de masquer le plus longtemps possible. Les exemples en sont connus et innombrables49.
La religion de l’innovation a de plus pour effet secondaire de mettre en place un imaginaire entièrement et nécessairement tourné vers l’avenir (c’est sur cette base qu’E. Macron proposa de distinguer progressistes et conservateurs), où le passé ne contient plus aucun attrait, aucune leçon, n’est que le moyen-âge sinistre d’une sous-humanité privée des beautés, de la lumière et de la liberté des créations nouvelles50. Cet effet est très sensible en particulier dans l’éducation, où les leçons de l’histoire sont bien souvent perçues comme des regards inutiles vers l’arrière, vers des époques que l’absence des artefacts technologiques désignent comme « moins humaines ».
Cette créativité obligée et permanente, produit d’un mécanisme implacable enrôlant des sphères nombreuses (aides étatiques, programmes de recherche pilotés par des fonds publics, crédits impôt-recherche…) bride la pensée scientifique, l’asservit à un objectif marchand, et aliène les femmes et les hommes en en faisant les faire-valoir, les jouets de l’innovation, et les instruments de son rôle économique non dit51.
Propos liminaire du « Pôle Finance-Innovation »
Alliant la force de son label d’État au dynamisme de ses équipes, le Pôle est le garant d’un accompagnement de qualité en mettant en relation les start-up, laboratoires de recherche, petites, moyennes et grandes entreprises, centres d’excellence académiques et investisseurs. (https://finance-innovation.org/)
L’innovation forcenée prend donc en otage la science, mise en demeure d’avoir des prolongements en termes de développement, de production industrielle et de commercialisation, et d’oublier son objet initial, la connaissance52.
Elle la met en demeure de « justifier » sans cesse son cheminement par ses « retombées » industrielles, marchandes et économiques. C’est ainsi qu’on peut entendre dans nombre d’émissions spécialisées les scientifiques interrogés sur « l’utilité » de leur travail, fussent-ils mathématiciens.
Et c’est ainsi, par effet miroir, que des sciences en mal de crédits entendent justifier leurs dépenses par les « retombées » de leurs recherches… la dispendieuse « course à l’espace » faisant par exemple miroiter les richesses minières des planètes voisines, quand ce n’est pas celle des étoiles53.
Ainsi, la recherche fondamentale elle-même est-elle rendue dépendante de la nécessité d’innovation, et conditionnée par l’équation R & D.
Ainsi la si belle et prometteuse « innovation » est-elle instrumentalisée au service d’un modèle économique qui, au lieu de se réjouir d’inventions répondant à des besoins humains identifiés54, en vient à exiger leur survenue permanente quitte à créer ensuite le besoin à grand renforts de publicité. Les consommateurs sont sommés de consommer ; n’ont souvent même plus la latitude de s’y refuser puisque leurs objets « obsolètes » ne sont plus aux normes, et ne trouvent plus de pièces de rechange…
Enfin et surtout, l’innovation vue comme le moteur d’une croissance endogène, fournit on l’a vu l’alibi bienvenu qui permet aux classes dirigeantes d’esquiver l’obstacle d’un monde fini55.

Alors, quelles voies pour l’innovation ?
Il découle de cette réflexion la nécessité à une échéance ou à une autre de ne pas laisser au seul marché, à l’exigence dévorante de croissance56 et à la seule dynamique du profit, l’initiative de propulser, de développer et de commercialiser l’innovation. Il conviendrait plutôt d’innover (!) en mettant celle-ci au service d’une vision humaniste et progressiste, d’un avenir désirable et soutenable57.
Ce qui signifie pouvoir trancher entre la « bonne » et la « mauvaise » innovation (les armes bien entendu, mais aussi les technologies de surveillance…) sur des bases à la fois éthiques, scientifiques et démocratiques.
Ce qui implique également de pouvoir inventer et mettre en place des processus transparents, clairs et démocratiques de décision vis-à-vis de l’innovation, des structures de réflexion et de décision58…
Tout cela pour faire émerger des choix raisonnés prenant en compte le coût environnemental et le coût humain d’une innovation en s’efforçant de penser le long terme59.
De débattre enfin, au fond, de réels projets de société, et non plus de comptabilité, de gestion, et de fatalités budgétaires, comme E. Macron nous y incite si brillamment.
Or, alors que les rapports du GIEC sont de plus en plus précis et alarmants, que nul ne peut désormais les ignorer, les contester, en brouiller le message, la seule manière pour les « Maîtres du Monde » de sauver le modèle économique dominant, par nature extractiviste, productiviste et énergivore, est de faire miroiter les bienfaits de l’innovation.
Dans ce contexte, la théorie endogène apparaît bien comme le bol d’air, le poumon artificiel qui permettrait à la fois de s’affranchir des limites du monde, et d’offrir en prime quelques points de la croissance bénite. Bref, de poursuivre encore la trajectoire délétère qu’emprunte avec obstination le capitalisme néolibéral depuis plusieurs décennies.

Conclusion
L’obsession de l’innovation est donc omniprésente chez les politiques, relayée par les média, la publicité, le développement du commerce tous azimuts. Imprégnant l’opinion, elle atteint même certains acteurs des mouvances écologiques, conquis par l’espoir de solutions « respectueuses du climat ». (cf. le resurgissement de l’engouement pour le nucléaire).
On assiste alors à des pressions en partie contradictoires nécessitant de concilier modèles de croissance et impasses écologiques.
Nous devons garder à l’esprit l’arrière plan de cette propagande politique : la crise climatique de plus en plus incontestable, et sa perception croissante dans l’opinion. Mais également la succession ininterrompue de crises économiques (subprimes, bulle internet, bulle immobilière…) mettant à chaque fois en cause la croissance60.
Et surtout, l’aggravation inexorable de la répartition aberrante des richesses produites, elle aussi de plus en plus mal perçue par les peuples de toute la planète.
Pour les leaders politiques, et en particulier ceux du « cercle de la raison » (mais pas que), il y a donc une nécessité vitale tenter de résoudre ces problèmes, ou à feindre de le vouloir. (les nationalistes ont d’autres clés).
Dans cette situation difficile, le paradigme61 de l’innovation apparaît alors comme le sésame magique. Manié avec habileté et obstination, il flatte l’attirance naturelle pour la nouveauté, l’espoir d’un futur meilleur ayant résolu les impasses actuelles, la tentation de la consommation flattée depuis plus d’un demi siècle, et donne l’apparence de la rationalité. « Les scientifiques pensent que... ».
Ainsi l’inventivité sans limite, appuyée sur une augmentation infinie des « connaissances » scientifiques et technologiques, aplanira les obstacles climatiques.
Elle résoudra du même élan les problèmes d’approvisionnement (énergie, mobilité…)
Et tout cela en préservant nos habitudes de consommation et les modes de déplacement, d’habitat, de nutrition auxquels nous nous sommes habitués. Au besoin en ayant recours aux plateforme de vente en ligne… Elle permet aussi de masquer encore par la croissance la captation des richesses en distribuant quelques miettes.
Mais en promouvant cet espoir, les politiques ne révèlent jamais le fond de leur pensée théorique, ils préfèrent gloser sur les beautés et les potentialités de l’innovation.
Pourtant leur background est bel et bien cette croyance dans la boucle vertueuse innovation →croissance → connaissance → innovation, et leurs mentors économiques sont bien ceux-là.
Ce modèle, appuyé sur l’idée « à connaissance infinie, croissance infinie », permet de perpétuer la trajectoire productiviste enclenchée après guerre.
Il est en tous cas entièrement fondé sur la philosophie néolibérale : il laisse la main au « management », au managers, aux grands lobbies productivistes, à la finance.
Et En Même Temps, il exige la prise en mains des états par les intérêts de ces lobbies, et l’assujettissement des choix publics non pas à l’intérêt général, mais aux impératifs de la croissance endogène. Ce qui porte en germe l’assujettissement des média, de la culture, de l’école et de la recherche à l’objectif de croissance à tout prix, à la production et au commerce.
Or ce choix est un pari perdant (la croissance infinie), nous dirigeant vers un monde contestable, et ne disant pas son projet.
L’heure est donc sans doute venue où nous devons nous battre pour que ces grands choix de société ne soient plus des choix verticaux conduisant à la production éperdue de tout et n’importe quoi.
Il faut lutter contre cette manipulation des cerveaux et des électeurs, et pour l’instauration de modes démocratiques de décision.
Lutter aussi pour que cette question fondamentale et non dite de la croissance infinie soit enfin prise à bras le corps par les dirigeants politiques. Plutôt que de ne prêter l’oreille qu’aux économistes qui s’acharnent à élaborer des théories masquant les problèmes et confortant la trajectoire mortifère.


[1]Brève : le sujet du BAC 2022 spécialité SES questionne benoîtement : « Comment l’Innovation peut-elle aider à faire reculer les limites écologiques de la Croissance ? ».
[2] Il semble que l’on puisse faire remonter les premières grandes interrogations sur ce que l’on n’appelait encore que « le progrès technique » à la survenue de l’arme atomique lors de la seconde guerre mondiale.
On peut relire à ce sujet les réflexions d’Hannah Arendt ou de Gunther Anders, qui élargissent la question technologique à leurs implications philosophiques.
[3]Gaz à effet de serre, amiante-fibre, implants mammaires de la société PIP, moteur « Diesel », « Agent Orange » au sujet duquel son inventeur, Arthur Galston confia au New York Times : " Vous savez, il n’y a aucune garantie qu’une découverte scientifique aura un effet bénéfique pour l’humanité... »
[4]La plupart des « innovations organisationnelles » n’apparaissent que dans le sillage d’innovations technologiques. C’est le cas de la « dématérialisation », du travail à distance, du commerce en ligne et des transports Uber...
[5]https://www.grenoble-em.com/paix-economique
[6]Dans le domaine médical, on peut mentionner par exemple l’angioplastie coronaire, ou le stimulateur cardiaque.
[7]Ainsi de la télécommande à distance de la télévision qui bouleversa le paysage audiovisuel par l’introduction du « zapping », ou encore du téléphone mobile. Voir : Agir dans un Monde incertain, M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe.
[8]Il faut mentionner ici la volonté forcenée, dans les années 2000, de propulser la société française dans le monde numérique.
Tous les arguments furent alors bons, y compris celui de la portée écologique du projet. Personne pourtant n’a jamais évalué les avantages et les dégâts de la dématérialisation, et l’on sait bien aujourd’hui le coût environnemental des frugales
infrastructures des réseaux informatiques. La seule certitude, confirmée par les déclarations de J.P. Raffarin, est que les services de l’État (école comprise) devaient être mis au service de ce projet.
Voir : hal.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/161391/filename/07.pdf
[9]Lire la tribune de Luc Semal dans Le Monde : Les résultats décevants de l’écologie politique en 2022 confirment que la question des limites à la croissance reste un impensé politique.
Voir aussi l’ouvrage : Croissance infinie, la Grande Illusion, Jean Aubin, La Maison d’éditions, mars 2010.
[10]L’exemple caricatural est celui de la voiture électrique et de sa cousine hybride, dont il devient de plus en plus évident que le « bilan carbone » (et autres) est bien difficile à établir honnêtement... mais qui persiste à avoir les honneurs de la presse et des publicitaires. D’autant que ce bilan dépend de la manière de produire l’électricité.
[11]Celle-ci énonce grosso-modo que « Tout ce qui est techniquement faisable, possible, sera fait un jour, tôt ou tard. »
[12] Il faut cependant mentionner l’Appel pour bannir les armes offensives autonomes, signé par de nombreux scientifiques
reconnus. Voir : https://futureoflife.org/2016/02/09/open-letter-autonomous-weapons-ai-robotics/
[13]Voir https://www.eoliennesenmer.fr/parcs-et-projets-eoliens-en-france
Voir aussi : https://www.lemoniteur.fr/article/le-stockage-d-energie-dans-les-oceans-bientot-a-l-essai.2179992
Et : https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/energie-renouvelable-stockage-energie-invention-geniale-startup-
suisse-73877/
[14]American Chamber of Commerce in France ! Relocalisation En Marche, donc.
[15]« En instituant un régime dérogatoire à la réglementation applicable aux projets d’expérimentation. »
[16]« Déployer plus rapidement les solutions bas-carbone éprouvées en leur permettant d’accéder plus facilement à
des financements privés en capital et/ou en dette. »
[17]https://up-magazine.info/planete/climat/3621-quelles-innovations-pour-contrer-le-peril-climatique/
[18] Il est fort intéressant et inquiétant de noter que les conceptions « positives » défendues par ce site qui s’affirme de manière provocante comme résolument « occidentaliste », rejoignent les théories économiques qui guident les dirigeants
néolibéraux. (Rage-culture se présente comme « Un collectif voyant l’histoire comme la marche d’un progrès porté par l’Occident »...)
[19]Les travaux de l’astronome Nikolaï Kardachev, dans la seconde moitié du XX° siècle, confortent la possibilité d’une croissance infinie... en raisonnant sur la possibilité pour une civilisation d’utiliser toute l’énergie de son étoile proche...
voire de la galaxie qu’elle habite. Nul doute que E. Musk ait connaissance de ces travaux.
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/%C3%89chelle_de_Kardachev
[20]Le succès d’estime dont jouit la recherche des exoplanètes en est un indice...
[21]J.M. Jancovici souligne longuement le fait que toute « transformation » se paye comptant en énergie consommée.
Voir en contrepoint les avertissements de l’Institut Momentum quant aux limites de la planète où nous vivons :
https://www.institutmomentum.org/le-manifeste/
[22]
Il est bien probable que cette idée avait germé depuis longtemps dans des cerveaux de commerçants et d’artisans, mais elle
attendait la notion d’entrepreneur et un cadre théorique pour l’exprimer pleinement...
[23]Voir leur ouvrage collectif : https://fr.wikipedia.org/wiki/Agir_dans_un_monde_incertain
Voir également : https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_l%27acteur-r%C3%A9seau
[24]Harrod comme Domar concluent que la croissance est « sur le fil du rasoir », constamment menacée par des déséquilibres.
L’instabilité permanente rend l’intervention de l’État nécessaire.
[25]https://www.andlil.com/definition-de-croissance-endogene-151108.html
Voir aussi :
https://ses.webclass.fr/notions/croissance-endogene/
[26]A ce titre, cette théorie ressemble donc à celle du « ruissellement », officiellement reniée, mais agissant en sous-main.
[27]https://ses.webclass.fr/notions/croissance-endogene/
[28]Fruit du hasard, de « Grands inventeurs », ou d’une manne tombée du ciel.
[29]
Increasing Returns and Long Run Growth. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_la_croissance_endog%C3%A8ne
[30]P. Romer tenta des « expériences » in vivo, au Honduras par exemple, dont on peut trouver ici une analyse :
https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2012-11-29-Honduras
[31]Mais « la Connaissance » désigne dans ce contexte les connaissances « utilisables » pour l’innovation. Elle devient donc un outil au service du projet économique et politique néolibéral. L’investissement des Etats dans l’éducation doit donc privilégier ce projet.
[32]Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Romer#cite_note-7
[33]https://www.franceculture.fr/emissions/le-pourquoi-du-comment-economie-et-social/la-croissance-economique-peut-elle-
etre-illimitee
[34]Et à tout le moins servent à brouiller les pistes, comme le firent jadis les majors du tabac lorsque la nocivité de leurs produits
commença à être connue.
[35]Ce qui semble le cas du président que nous venons de reconduire pour 5 ans.
[36]Voir en particulier les travaux de l’Institut Momentum : https://www.institutmomentum.org/
[37]Selon toute probabilité un monde de surveillance dans l’obsession sécuritaire, un monde de technologies centralisatrices, de collecte de données personnelles et de compteurs Linky. Celui de la cybernétique considérée par Norbert Wiener comme
le seul moyen d’organiser rationnellement un avenir devenant trop complexe pour l’intelligence humaine. (Cybernétique et société, N. Wiener, Points, 2014. Première édition en anglais : 1950).
[38]C’est là la base du Club de Rome. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Limites_%C3%A0_la_croissance
[39]https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Romer#cite_note-5
[40]
Ibid, note 6.
[41]Blanquer, mars 2012 : « Le ministère existe et il est normal que l’innovation connaisse un cadre national. ../.. Par exemple, le
système informatisé de repérage des décrocheurs » ...
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/03/28032012_JMBlanquer.aspx
[42]https://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-00995429
[43]C’est la fameuse métaphore du retour à la bougie que priseraient tant les Amish...
[44] Il faudrait également parler des innovations organisationnelles (« réformes »), dont beaucoup sont liées aux innovations technologiques. (Dématérialisation, uberisation...)
[45]Sans limite... : « Après plusieurs mois d’étude et en collaboration avec les équipes techniques d’AirYacht, nous présentons cet incroyable dirigeable-yacht de 52 mètres, luxueux et ultra léger. »
Voir : https://www.darnet-design.com/yacht-design/project/airyacht/
[46]Voir les questions soulevées par la procréation assistée, et les positions de Jacques Testart.
Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Testart#Critique_de_science
[47]La célèbre « obsolescence programmée » est un exemple bien connu
[48]On peut apprécier le détournement de l’acronyme SUV des autos actuelles en « Sans Utilité Véritable ».
[49]Dernier en date : le procès des fabricants de matières plastiques devant l’État de Californie.
Voir : https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/04/29/pollution-plastique-la-californie-ouvre-une-enquete-sur-le-role-
de-l-industrie-petrochimique_6124143_3244.html
[50]G. Perec, dans Les Choses, ne décrivait que le début de la fascination pour les objets de consommation...
[51]Voir notes 1 et 40.
[52]Albert Jacquard déplorait volontiers le glissement d’une science de la connaissance et de la lucidité vers une science de l’ingénieur, entièrement vouée à la production.
Imaginons Galilée Pascal, ou Darwin sommés de se justifier par les retombées économiques de leurs travaux...
[53]Voir note 18.
[54]A. Jacquard mentionne : « La dynamique de l’accomplissement humain c’est combattre ensemble leurs ennemis communs, l’égoïsme, la faim, la maladie, le mépris... ».
[55]Voir aussi Comment la mondialisation a tué l’écologie, Aurélien Bernier, Mille et une nuits, 2012.
[56]Mesurée, qui plus est, à l’aide d’indicateurs dont on connaît la faiblesse et les effets pervers.
[57]Voir note 43.
[58]Voir par exemple les « Forums hybrides » mentionnés par Michel Callon.
(https://journals.openedition.org/developpementdurable/1316)
Mais aussi les « conventions citoyennes », si toutefois elles ne sont pas d’emblée bridées et biaisées.
[59]Voir plus loin une analyse critique des travaux de Romer : Honduras : Le paradis néolibéral des « villes modèles » ne verra pas le jour. Une expérience in vitro de « Croissance endogène ».
[60]https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_crises_mon%C3%A9taires_et_financi%C3%A8res
[61]Le mot ronflant « paradigme » est ici presque justifié, tant l’innovation infiltre toutes les sphères politiques, industrielles, scientifiques, médiatiques, publicitaires, et imprègne l’inconscient collectif en construisant un futur « différent »...


Quelques autres références
Aurélien Bernier : Comment la mondialisation a tué l’écologie, Mille et une nuits, 2012
L’UE et l’écologie : https://lvsl.fr/lunion-europeenne-et-lenvironnement-une-mascarade-neoliberale/
Dominique Plihon et la planification :
https://www.politis.fr/articles/2022/05/quelle-planification-ecologique-44396/
La théorie de la croissance endogène modifïe-t-elle radicalement la théorie du développement ?
https://www.persee.fr/doc/tiers_1293-8882_2000_num_41_164_1435
Québec : les PME sont bien accompagnées quand vient le temps d’innover…
(https://www.lapresse.ca/affaires/portfolio/2021-03-17/innovation/mission-convaincre-les-pme-d-innover.php)
Acrelec : Comme le disait Jeff Bezos : "Une bonne équipe projet c’est pas plus de deux pizzas".
https://lentreprise.lexpress.fr/high-tech-innovation/innovation-comment-toujours-avoir-un-coup-d-avance_1695283.html
Le hasard et la liberté de l’Innovation :
https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/l-innovation-fille-du-hasard-et-de-la-liberte_2133151.html
Energie : 7 innovations pour voir l’avenir en vert
https://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/energie-7-innovations-pour-voir-l-avenir-en-vert_1741145.html
Navi Radjou : "L’innovation frugale est une affaire d’ingéniosité humaine"
Comment faire mieux avec moins.
https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/navi-radjou-l-innnovation-frugale-est-une-affaire-d-ingeniosite-humaine_1722847.html
Decathlon rime avec innovation
Oxylane-Decathlon meilleur qu’Apple en créativité ?
https://lentreprise.lexpress.fr/high-tech-innovation/comment-decathlon-rime-avec-innovation_1523090.html