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Citoyenneté locale et devoir de mémoire (M’hamed Kaki, Gérard Perreau-Bezouille)
mercredi 13 septembre 2017, par
Comment « passer de la question de la mémoire à celle de sa transmission pour former des jeunes conscients et armés face aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie et la tolérance » ?
M’hamed Kaki, président de l’association Les oranges et Gérard Perreau-Bezouille, premier adjoint au maire de Nanterre, exposent le travail de la ville pour « permettre aux héritiers de l’immigration de se sentir fiers de leurs appartenances ».
Nanterre est un territoire semé de mémoires multiples : depuis celles des migrants venus de l’intérieur de la Bretagne ou du Centre au XIXe siècle, des pays d’Europe du sud et du Maghreb au début du XXe siècle jusqu’aux plus récents venus du monde entier. La municipalité travaille à les faire dialoguer et, pour certaines d’entre elles, à les réhabiliter après des années de silence imposé. Comme le disait Abdelmayek Sayad, « renouer les fils de l’histoire, restaurer la continuité de l’histoire, ce n’est pas seulement une nécessité d’ordre intellectuel ; c’est une nécessité d’ordre éthique ».
Le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre et de l’indépendance de l’Algérie, et sa commémoration à Nanterre, marquent un pas de plus dans la prise en compte des « diversités » dans le patrimoine commun de l’histoire locale, socle sur lequel se bâtissent identités et citoyenneté.
C’est pour cela que cette commémoration est tout à la fois une façon de mettre en lumière les mobilisations sociales pacifistes et anticoloniales et de tisser des contacts entre acteurs et « ayant droits » de cette période pour créer de l’en-commun. La reconnaissance d’une histoire commune permettant de bâtir un futur partagé est un des moteurs de l’émergence des diversités dans le champ politique.
La lente reconnaissance des migrants et de leurs héritiers par la société française
Le temps politique est souvent plus long que le temps social et force est de reconnaître que les partis de gauche ont probablement tardé à prendre en compte, dans le combat politique, les différentes sources d’oppression dont étaient victimes les travailleurs immigrés, à les intégrer aux projets progressistes qu’ils portaient pour la République, à leur accorder des places au sein des pouvoirs exécutifs locaux et nationaux.
La première étape était de comprendre, pour les militants anticolonialistes comme pour les immigrés et leurs « héritiers » (pour reprendre la belle expression d’Abdelmayek Sayad), qu’ils n’étaient pas des travailleurs de passage qui « rentreraient au pays » mais des citoyens à part entière, et reconnus comme tels.
Les années 80 marquent une rupture profonde. La fin des « 30 glorieuses », l’arrivée de la crise et la vague néolibérale ont de très lourdes conséquences sur le monde du travail : le chômage de masse, la précarité et l’exclusion désagrègent les liens sociaux des territoires populaires de périphérie. La déconstruction du monde ouvrier déstructure la société et reconfigure l’ensemble des rapports au politique.
Les migrants, leurs familles et leurs descendants, en sont à double titre les principales victimes puisqu’ils occupent les emplois les plus précaires et les plus durement frappés, parce qu’ils vivent dans les territoires périphériques épicentres de la crise.
En réponse à la stigmatisation et à l’injustice émerge un sentiment de révolte qui aboutira à la Marche pour l’égalité des droits de 1983. C’est un marqueur important puisqu’elle va permettre d’aboutir à l’apparition des « héritiers » de l’immigration au sein de l’univers politique.
La qualification de « Marche des Beurs » par les médias et une partie de la classe politique démontre à quel point cette mobilisation a été mal comprise, et mal interprétée. Les espoirs de justice, d’égalité et de liberté dont elle était porteuse ont été détournés par un pouvoir qui, pour mieux les étouffer, a tenté d’enfermer ces revendications dans des particularismes.
Parallèlement, surgit sur le devant de la scène la question des territoires de périphéries, qui deviennent un enjeu majeur du champ politique, lieu de l’innovation, où s’inventent de nouvelles manières de vivre la citoyenneté mais aussi territoires de relégation et de rejet. Ils sont aussi les espaces de la rencontre d’une multitude de trajectoires individuelles d’origines et de contenus infiniment variés qui, collées/cousues les unes aux autres par l’action citoyenne et politique, co-construisent un projet de ville/un projet de vie, fondé sur des allers et retours permanents entre l’individuel et le collectif.
Comment Nanterre s’est saisie de cette question et y a répondu ?
En 1995, la campagne électorale des municipales, autour des « Cahiers pour la Ville », marque une étape importante dans la prise en compte des diversités ; ces cahiers ouvrent le processus des Assises, temps forts de la démocratie participative à Nanterre. L’héritage des migrations depuis la colonisation, jusqu’à la marche pour l’Egalité, y prend, y occupe une place de premier plan. Ce projet novateur permet l’émergence et la prise en compte des diversités en politique, la participation citoyenne contribue à élaborer de la reconnaissance, de l’en-commun, de l’« être ensemble » pour mieux agir ensemble dans l’intérêt de notre ville et de ses habitants.
Une nouvelle étape d’importance a lieu avec « 2003, année de l’Algérie à Nanterre », grâce à la mobilisation et à la convergence d’acteurs associatifs et institutionnels permettant de valoriser les apports considérables de l’Algérie au territoire de Nanterre, les migrants et leurs héritiers –aux côtés des autres acteurs– « prennent » leur juste place dans l’histoire commune de notre ville.
L’étape suivante est consécutive à la pétition de 2001, les associations locales et l’équipe municipale décident de travailler ensemble à la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961. L’année 2003 sera donc marquée par la pose d’une plaque commémorative, à l’emplacement d’un ancien bidonville, devant la préfecture des Hauts-de-Seine. Cette plaque sera ensuite, chaque année, le lieu d’une commémoration préparée collectivement. En 2011, la commémoration du cinquantenaire est l’occasion de gravir un échelon supplémentaire à travers l’organisation d’un colloque scientifique et d’une série d’initiatives culturelles. Il s’agit d’une affirmation forte, qui s’accompagne de la dénomination par le conseil municipal puis l’inauguration lors d’une cérémonie officielle, du boulevard du 17 octobre 1961, devant la préfecture.
L’hommage rendu à Aimé Césaire en 2009 participe du même travail de Nanterre sur la reconnaissance des mémoires multiples et l’établissement d’un en-commun qui permette à chaque Nanterrien d’être reconnu, avec son histoire, et ainsi de se sentir investi d’un véritable « droit de cité » (Jus Civitas), au sens historique du terme, qui attache à la citoyenneté un ensemble de droits inaliénables. Cela se traduit aussi dans la toponymie des nouvelles voies créées par la ville dans le secteur Seine-Arche en proximité du quartier d’affaire de la Défense, qui mettent à l’honneur les diversités culturelles qui ont contribué à construire et qui façonnent toujours la ville. C’est aussi le signe d’une volonté d’éducation populaire, de transmettre la mémoire.
La question de la transmission : faire œuvre d’éducation populaire
La question de la transmission de la mémoire est intrinsèque à celle de la citoyenneté. Pour une ville comme Nanterre, constituée d’une multitude de mémoires diverses, édifier un en-commun local passe par la reconnaissance de ces particularismes fondateurs en les inscrivant dans l’universel. Suivant en cela le chemin étroit tracé par Aimé Césaire en 1956, dans sa lettre à Maurice Thorez, « il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution murée dans l’universel ».
Aujourd’hui, il s’agit de passer de la question de la mémoire à celle de sa transmission pour former des jeunes conscients et armés face aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la démocratie et la tolérance. Cette transmission doit permettre aux héritiers de l’immigration de se sentir fiers de leurs appartenances et de vivre sans complexe cet héritage fait de luttes encore si peu abordées dans les manuels scolaires.
L’histoire est toujours sous-jacente dans les questionnements identitaires. L’histoire de l’immigration algérienne ne s’arrête pas à des visions misérabilistes ou « romantiques » des bidonvilles. C’est dans un café de Nanterre que le Parti du Peuple Algérien a été créé en 1937. C’est cet héritage positif, fait de combats pour la justice, qui peut permettre aux jeunes d’aujourd’hui de vivre harmonieusement toutes leurs origines. Au-delà, cette transmission est un devoir, elle permet que résonnent les luttes du passé dans la conscience politique des jeunes citoyens.
Il faut, aujourd’hui, « capitaliser » cette expérience qui nous est propre, la partager, la confronter à d’autres et faire ainsi en sorte qu’ensemble elles deviennent partie intégrante du roman national.
Forts de cet en-commun, de cette histoire renouée, nous devons désormais penser et agir ensemble autour d’enjeux partagés, dans ce bassin méditerranéen qui nous est commun et finalement, inscrire cette citoyenneté des deux rives dans une citoyenneté du monde en devenir.
6 décembre 2012
Source : Les invités de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/061212/citoyennete-locale-et-devoir-de-memoire