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« Vague de réfugiés » et « crise des migrants » : les lourdes responsabilités européennes (C Calame)
8 septembre 2015
dimanche 10 avril 2016, par
Sur une plage de Turquie, léché par les vagues, le petit Aylan Kurdi semble s’être endormi, sur le ventre, les mains retournées, comme s’endorment paisiblement les enfants de son âge. Ainsi reposent au fond de la Méditerranée centrale, avec leurs mères, des dizaines d’enfants, anonymes, enfermés dans les cales d’embarcations qui ont chaviré dans le passage clandestin entre la Libye et le Sud de l’Italie.
Après avoir contribué à plonger la population grecque dans une détresse économique et sociale plus profonde encore, Angela Merkel semble découvrir la solidarité requise par l’arrivée de réfugiés de plus en plus nombreux. En fidèle serviteur, François Hollande acquiesce [1]. Dans l’accueil des réfugiés, les deux chefs d’Etat invoquent « la responsabilité de chaque État membre et la solidarité de tous ».
S’agit-il de donner l’impulsion décisive à un retournement dans la politique de fermeture adoptée par l’Union européenne depuis sa création à l’égard des réfugiés et des migrants ? Hélas, il n’y a pas la moindre illusion à se faire sur les intentions que cache ce soudain geste d’apparente générosité.
Multiplication des morts en Méditerranée : le prétexte des passeurs
Historiquement d’abord, l’annonce de naufrages mortels en Méditerranée s’est régulièrement accompagnée, de la part de la Commission européenne, de mesures plus répressives à l’égard des personnes qui, victimes d’infractions systématiques aux droits humaines et aux droits sociaux les plus élémentaires, tentent de rejoindre l’Europe. En octobre 2013, un navire surchargé de migrantes et migrants chavire au large de l’île de Lampedusa : le naufrage se solde par près de 400 morts, anonymes. Autant les medias que les gouvernements d’Europe jugent, dans des propos larmoyants, la situation inacceptable ; ils appellent à des mesures aptes à empêcher de nouvelles hécatombes. Si l’été suivant est bien marqué par l’opération « Mare Nostrum » dans laquelle l’Italie (à ses frais) aménage tant bien que mal l’accueil de nombreux migrantes et migrants, l ‘UE lui substitue dès octobre 2014 l’opération « Triton ». Par l’intermédiaire de l’agence Frontex, la Commission renforce les contrôles sécuritaires aux frontières.
Les effets ne se font pas attendre. Après un rythme soutenu en 2014, dès janvier de cette année, en plein hiver, les naufrages se multiplient et les morts augmentent pour atteindre plus du millier au printemps. C’est ainsi qu’intervient, le 19 avril, un autre naufrage d’envergure au large des côtes de Libye ; bilan : près de 700 disparus, selon le HCR. Nouvelle émotion dans les media et auprès des gouvernements de l’UE qui se contente néanmoins de renforcer les actions de contrôle de l’agence Frontex tout en trouvant une nouvelle cible pour la véritable guerre qu’elle a engagée contre l’immigration : les passeurs. Il en fut en somme de même, il y a exactement six ans, pour l’évacuation et de la destruction (air hélas connu…) des jungles de Calais par Eric Besson, alors Ministre de l’immigration et de l’identité nationale (sic), qui avait donné l’opération policière comme une « action humanitaire » pour libérer les migrants de filières mafieuses.
Mais s’attaquer (par des moyens militaires) aux convoyeurs sous prétexte d’affranchir les migrants de leur emprise signifie de fait priver ces derniers de la seule possibilité qu’ont les plus aisés parmi eux de rejoindre l’Europe. N’oublions pas que l’automne dernier, en parallèle avec la mise sur pied de l’opération « Triton », l’UE a lancé un « Mos majorum » qui, ciblant en principe les filières du passage, s’est soldé par l’arrestation de près de 20000 migrants et demandeurs d’asile pour 257 passeurs… C’est dire l’hypocrisie cynique de toute opération prétendant viser les passeurs (qui sont en effet en partie des criminels) sans assouplir en parallèle la politique d’immigration.
La politique de murs et le retour du « réfugié économique »
Les conséquences des nouvelles mesures restrictives prises par l’UE en mai dernier ne se sont pas fait attendre. Le nombre des morts en Méditerranée n’a cessé de croître pour s’établir à la fin août à 2430 (chiffre de OIM). La lutte alléguée contre les passeurs va d’ailleurs de pair avec la multiplication des barrières physiques opposées aux migrants. Aux clôtures sécurisées de Ceuta et Mellila en face de Gibraltar au mur élevé le long du fleuve Evros dans le Nord de la Grèce s’ajoutent désormais un mur en Bulgarie, gardé par des tanks, la barrière renforcée de 175 km déroulée par la Hongrie sur sa frontière avec la Serbie et, last but not the least, les barrières bouclant, dans la complicité entre la Grande Bretagne et la France, l’accès au port de Calais et l’entrée du tunnel sous la Manche.
Or, tout en demandant à la Commission européenne d’augmenter de 40000 à 200000 le nombre des nouveaux réfugiés accueillis dans l’UE Antonio Gutteres, le Directeur du HCR, vient d’approuver la proposition formulée par Merkel et Hollande, soit l’institution de « hot spots », lieux de réception et d’enregistrement des réfugiés [2]. Mais qui dit accueil des personnes répondant à la définition du réfugié [3] dit par ailleurs renvoi des migrants. En effet, stipule le texte du HCR, ceux qui ne méritent pas une protection internationale et qui « ne peuvent bénéficier des conditions de la migration légale doivent être aidés à retourner rapidement dans leur pays d’origine, dans le respect entier des droits humains »… Reprise implicite donc du label discriminatoire et diffamatoire de « réfugié économique », que Merkel et Hollande évoquent explicitement dans leur appel commun : ils y définissent les « hot spots » comme des centres où migrants économiques et demandeurs d’asile seraient distingués dès leur arrivée en Grèce et en Italie. Au lieu d’élargir la notion de réfugié à des situations de précarité aigüe qui entrainent répression et négation des droits de l’homme on accueille un peu plus de demandeurs d’asile pour mieux refouler les migrants, coupables d’ "immigration illégale ». Migrants et migrantes regroupés à Calais, vous pouvez encore une fois trembler !
Ni vague ni crise, mais les méfaits d’une mondialisation néo-coloniale
Vague de réfugiés ? Crise des migrants ? Médiatiques, destinées à entretenir les peurs, ces qualifications sont inappropriées. Elles tendent à naturaliser les événements migratoires ; elles effacent la question de leurs causes [4]. Si situations d’urgence extrême il y a effectivement et si elles se multiplient, les grands pays de l’Union européenne en sont doublement responsables. D’une part par leur alliance militaire avec les Etats-Unis au Proche- et Moyen-Orient : guerre d’Irak, occupation de l’Afghanistan, soutien inconditionnel à Israël contre les Palestiniens (qui n’ont pas la possibilité d’émigrer), complicité avec l’Arable Saoudite, soutien tacite et de fait au régime syrien ; d’autre part en raison de la politique néo-coloniale représentée par une mondialisation économiste et désormais financière qui est animée et contrôlée par les États-Unis et l’EU [5] : au mépris des droits humains et sociaux les plus fondamentaux, elle vise à asservir au profit capitaliste des plus riches les ressources naturelles et les « ressources humaines » des pays les plus défavorisés.
Nul n’émigre volontairement. C’est uniquement par un changement de paradigme politique international que pourront être évitées la plupart des situations de guerre civile ou néo-coloniale productrices de réfugiées et de réfugiés. C’est seulement par un nouveau paradigme économique, écologique et social que pourront être rétablies, au-delà de toute volonté productiviste, des conditions d’échange équilibré avec les pays dont proviennent, sous la contrainte de la précarité matérielle et psychique la plus extrême, migrantes et migrants
Claude Calame Directeur d’études,
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris 7.9.15
[1] Lettre commune du 3 septembre 2015 au Président du Conseil européen et au Président de la Commission européenne : http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/04/la-lettre-commune-de-francois-hollande-et-angela-merkel-pour-accueillir-les-refugies-en-europe_4745852_3214.html
[2] http://reliefweb.int/report/world/statement-un-high-commissioner-refugees-ant-nio-guterres-refugee-crisis-europe. Notons que le chiffre de 200000 reste dérisoire quand on sait que la Turquie accueille 1,94 millions de réfugiés de Syrie et le petit Liban 1,11 millions d’entre eux.
[3] Au sens de l’article 1 de la Convention de Genève relative au statut du réfugié de 1951, doit être considéré comme réfugié « une personne qui se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle, et qui du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques craint avec raison d’être persécutée et ne peut se réclamer de la protection de ce pays ou en raison de ladite crainte ne peut y retourner ».
La défintion du « migrant » vient d’être mise en cause par le média qatari Al-Jazira ; voir : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/08/25/migrant-ou-refugie-quelles-differences_4736541_4355770.html ; voir aussi : http://www.liberation.fr/monde/2015/08/28/migrants-et-refugies-des-mots-aux-frontieres-bien-definies_1371340
[4] Et ces titres sont aussi totalement inappropriés du point de vue des chiffres : en 1992, 670 demandes d’asile dans l’UE à 15 ; en 2014, 620000 dans l’UE à 28… ; voir http://www.letemps.ch/Page/Uuid/e7f99942-516e-11e5-b0e6-4d604bb88ae2/Lafflux_massif_de_r%C3%A9fugi%C3%A9s_est_un_mythe_aux_effets_pervers
[5] Selon la statistique que vient de publier le HCR (avec une carte tristement illustrative), en 2015, la majorité des personnes tentant de traverser la Méditerranée pour rejoindre les pays de l’UE proviennent de Syrie, puis d’Afghanistan, d’Érythrée, du Nigeria et d’Irak : http://data.unhcr.org/mediterranean/regional.html