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Adieu l’aide publique au développement, vive l’aide contre la migration ! (Samir Abi)

dimanche 24 avril 2016, par Martine Boudet

Telle est la grande leçon de la tournée du ministre hollandais des affaires étrangères, Mr Koenders, ces derniers jours en Afrique de l’Ouest[1].

L’Émissaire de Federica Mogherini[2], la chef de la diplomatie européenne, a rempli ses engagements rappelant dans chaque pays visité, la nécessité de lutter contre l’immigration illégale et de la réadmission des migrants « sans papiers » comme la base du partenariat que l’Europe entend développer dans le futur avec l’Afrique.
Certes le fait n’est pas nouveau. Depuis l’accord de Cotonou[3] et son fameux article 13, la thématique de la migration est un axe phare du dialogue entre l’Europe et l’Afrique. L’Aide Publique au Développement (APD) de l’Europe s’est muée en instrument de chantage pour contraindre les pays africains à réadmettre leurs émigrés « sans papiers ». L’emballement de la crise en Europe face à l’arrivée de migrants sur les côtes de la Méditerranée est venu amplifier le chantage institutionnel que constitue la politique actuelle d’aide au développement de l’Europe.

L’après Valette : Le règne du sécuritaire
Le sommet de la Valette entre l’Europe et l’Afrique présenté comme l’ultime sommet pour remédier à l’afflux des migrants subsahariens en Europe a accouché d’un plan d’action[4] devant orienter le partenariat entre l’Europe et l’Afrique sur la migration pour les prochaines années. La lecture des cinq axes prioritaires du plan d’action de la Valette peut donner à sourire car les propositions sont si redondantes que l’ensemble peut-être résumé ainsi : «  Nous vous aiderons à garder vos citoyens en Afrique par tous les moyens possibles et vous ramènerons ceux qui osent sortir de la nasse que nous allons vous aider à construire à cette fin. »
Cette phrase qui peut paraître ironique pour certains est le fond de la stratégie de l’Aide Publique au Développement de l’Europe à l’heure actuelle. Au moment où l’Europe accordait six (6) milliards d’euro à la Turquie pour reprendre les « indésirables réfugiés », les reliquats du 11ème Fonds Européen de Développement (FED) soit 1,8 milliards d’euro étaient transformés en un fonds fiduciaire d’urgence pour des projets de contrôle, pardon de gestion de la migration pour tout le continent africain avec une priorité sur les pays du Sahel et de la corne de l’Afrique. Le fonds fiduciaire est vendu à l’opinion publique comme étant une pure merveille solutionnant la migration irrégulière fruit du laborieux travail accompli à la Valette[5]. Les premiers projets financés par le fonds fiduciaire confirment la stratégie sécuritaire de création d’une « nasse d’enfermement régional » de la mobilité des africains.
Les montants affectés par l’Union Européenne aux pays via le fonds fiduciaire[6] peuvent en tromper plus d’un mais il reste évident même pour le dernier des ignorants que le fait pour l’Europe de cibler prioritairement les quelques pays africains se trouvant sur la route des migrants démontre la dimension géopolitique de ce fonds. La place du géopolitique dans l’Aide Publique au Développement n’est certes pas un fait nouveau mais le changement de paradigme que constitue la migration comme donnée fondamentale dans la répartition de l’Aide Publique au Développement de l’Europe au Sud est une nouvelle donne à analyser avec soin.
La précipitation dans l’affectation des ressources du fonds fiduciaires[7] et le manque de clarté quant aux indicateurs prouvant l’efficacité des projets financés pour mettre fin à la migration irrégulière laissent douter de la pertinence de l’approche. Comme le souligne Danièle Lamarque[8], la gestion de la question migratoire par l’Union Européenne est une politique au fil de l’eau en fonction des priorités du moment qui manque de stratégie et abouti « à négocier à l’arraché le renvoi de migrants en échange de politiques de visas plus accommodantes, ce qui fait peu de sens »[9]. La cour des comptes européenne a ainsi dans un récent rapport pointé du doigt le peu de cohérence et la faiblesse des résultats des projets européens en matière de gestion des migrations financés au dos des contribuables européens[10]. Au-delà de la rhétorique, le dessein réel de ces financements reste le contrôle des migrants passant par le Sahel en renforçant les capacités des forces de l’ordre au nom de la lutte contre les passeurs, le crime organisé et le terrorisme. En effet l’argent investi dans la lutte contre le terrorisme tout comme l’aide apportée aux demandeurs d’asile et réfugiés en Europe sont devenus des portions consistantes comptabilisées comme Aide Publique au Développement au profit des pays du Sud. Les financements alloués par le fonds fiduciaire à des projets créant des « opportunités économiques  », des « emplois et activités rémunératrices  », renforçant « l’engagement de la diaspora » ou contribuant à « l’insertion socio-économique des femmes  »[11] apparaissent aux yeux des acteurs de la société civile sur le continent comme du déjà vu dans cette partie du monde où, depuis plus de cinquante ans, la majeure partie des projets européens ont exacerbé la dépendance vis-à-vis de l’aide internationale.
L’autre enjeu majeur qui apparait également dans les affectations de ressources du fonds fiduciaire est le contrôle de la circulation des personnes au sein de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). L’espace de la CEDEAO étant en principe un espace de libre circulation, le débat actuel sur l’avenir de l’espace Schengen se reflète également dans un débat sur l’avenir de cet espace africain. La liberté de mouvement a toujours prévalu en Afrique de l’Ouest jusqu’à l’arrivée de la colonisation européenne et la création d’Etats inféodés aux puissances occidentales. Les frontières héritées de la colonisation ont ainsi sérieusement mises à mal la libre circulation antérieure des peuples créant des rivalités inutiles comme c’est le cas actuellement entre le Sénégal et la Gambie. En faisant la part belle aux pays du Sahel dans le financement du fonds fiduciaire et en saupoudrant les autres pays de microprojets via la commission de la CEDEAO, l’Union Européenne fragilise l’Approche Commune de la CEDEAO autour de la migration. Pour éviter une discussion avec l’ensemble des 15 Etats de la CEDEAO plus la Mauritanie, l’Europe des 27 favorise des dialogues de haut niveau avec des pays esseulés comme le Mali, le Ghana et la Côte d’ivoire, utilisant la vieille stratégie de la division, qui a toujours marché en Afrique depuis l’époque coloniale et jusqu’à encore récemment dans le cadre des Accords de Partenariat Economique (APE).

La réaction africaine
Les Etats africains ont compris depuis quelques années le changement du paradigme dans l’Aide Publique au Développement européen, faisant de la migration l’axe sur lequel reposera le financement des futurs projets de développement de l’Union à leur endroit. Tous les pays africains se sont lancés dans la rédaction de politiques, de stratégies et de plans d’action de « Migration et Développement ». Et bien souvent avec l’appui d’experts européens gracieusement rémunérés pour la tâche au nom de l’Aide Publique au Développement. La validation de ces politiques, stratégies et plans d’action sur la migration sont de grandes messes qui mobilisent autant de fonds que ceux nécessaires à alimenter des dizaines de villages en eau potable dans un pays d’Afrique de l’Ouest. Le reflet des caméras ne laisse pas percevoir l’hypocrisie qui entoure ces messes. D’un côtén nous avons l’Europe qui, à travers ces financements et ces experts, attend que les Etats africains contrôlent ou plutôt gèrent le mieux possible les migrations de leurs citoyens. D’un autre côté, nous avons les Etats africains qui n’attendent autre chose que les fonds de l’Europe pour le détourner autant que possible vers d’autres projets pouvant faciliter leur maintien au pouvoir. Ces Etats africains ne sont pas dupes du fait que toutes les tentatives de l’Europe pour freiner la migration ont été des échecs et que l’approche sécuritaire n’a jusque là pas donné des résultats probants. En outre, la dimension géopolitique de l’Aide Publique au Développement les oblige à donner de bons gages à leurs partenaires européens en empêchant la mobilité de leurs citoyens pour espérer en tirer profit dans leur stratégie de maintien au pouvoir se présentant comme rempart à la migration irrégulière.
Cependant, quand vient, lors des dialogues Europe – Afrique, le moment d’aborder la question de la réadmission des migrants « sans papiers », un sursaut apparaît au niveau des dirigeants africains. Ces derniers n’hésitent pas à prendre alors leur revanche en sermonnant sur les conditions honteuses dans lesquelles l’Europe, censée être un modèle de droits humains, traite des personnes qui ont pour seul crime le fait de vivre honnêtement sans autorisation dans un pays qui n’est pas le leur. En outre, la difficulté économique que constituent pour les pays africains la prise en charge psychologique et l’insertion sociale des migrants expulsés est un casse tête qui jusqu’à maintenant n’a trouvé aucune solution durable. Même les initiatives de retours volontaires de l’Organisation Internationale pour les Migrations peinent à proposer des solutions viables aux migrants de retour dans des pays où aucun micro-projet ne peut réussir si les cadres macro économique et politique ne sont pas stables. De là à réussir à les convaincre de ne pas repartir dans des endroits où ils avaient commencé à se construire, c’est un pari raté d’avance. Reste aussi l’épineux problème des avoirs des expulsés en Europe qu’on hésite à aborder lors des dialogues de haut niveau entre l’Union Européenne et les Etats africains. Les « sans papiers » reviennent en laissant leurs effets et des avoirs bancaires, voire pour certains leurs cotisations sociales, qui ne leur sont jamais rétrocédés. Pour les téméraires qui osent les réclamer, les honoraires d’avocat finissent souvent par dépasser le montant de leurs avoirs. Et malgré son souci de droits humains, l’Europe laisse perdurer cette injustice face à des personnes qui ont portant donné de leur sueur en travaillant pour l’économie européenne.
Le discours de « Migration et développement » est donc plus que jamais un discours polysémique que chaque Etat en Afrique ou en Europe comprend à sa façon sans aucune possibilité de prendre de réelles initiatives pour faire de la migration un réel outil de développement mondial. Si, en Afrique, on loue les transferts de fonds des diasporas, qu’ils soient en situation régulière ou non, en Europe on dénonce un dumping social des migrants qui travaillent à bas coût tout en incitant les chômeurs européens à la migration professionnelle pour capter les opportunités offertes par la mondialisation. Mais une chose est certaine comme le rappelle si bien le rapporteur des Nations Unies sur les droits des migrants, François Crépeau, le développement n’arrête pas la migration, d’autant que les murs et les frontières ne pourront jamais le faire. L’envie de mobilité est si profonde dans la nature humaine et nulle ne peut s’opposer à cette nature à moins d’orchestrer un crime contre l’humain. Tel est le discours que rappellent sans cesse les acteurs de la société civile africaine qui n’ont de cesse de plaider pour des politiques de libre mobilité au sein de l’Afrique et entre l’Afrique et le reste du monde.

Appel d’Afrique de l’Ouest aux peuples d’Europe
Les noyades répétées de migrants ne cessent d’interroger les consciences africaines sur la part de responsabilité qui est la nôtre dans ces drames. Si en Afrique de l’Ouest les peuples ne cessent de batailler pour que leur droit à une mobilité sécurisée soit assuré, il revient également aux peuples frères d’Europe de relayer cette lutte pour se dédouaner des crimes commis en leur nom par les politiques migratoires sécuritaires de l’Europe. En effet, c’est au nom des citoyens européens et de leur protection, que le Frontex est renforcé et c’est aussi avec l’argent du contribuable européen que l’on finance des projets de contrôle ou de gestion de la migration en prétendant la recherche du développement de l’Afrique. Au nom de la part d’humain qui est en nous tous, cette situation se doit de nous interpeller pour exiger une politique juste qui remet l’humain au centre et non les peurs. L’histoire des civilisations antérieures prouve que la migration n’a jamais détruit un pays ni une culture mais au contraire la renforce et donne lieu à de beaux métissages. Mais par contre, la peur a toujours été le caveau des civilisations et des empires. L’Afrique reste toujours heureuse d’accueillir les peuples de partout qui arrivent sur son sol et apportent un plus pour son développement. Mais l’Afrique, au nom de la solidarité et non d’une simple générosité, demande aux peuples d’Europe de refuser le chantage qu’est devenu l’Aide Publique au Développement aujourd’hui. Les contribuables européens doivent, nous en sommes convaincus, pouvoir faire fléchir cette politique qui a transformé nos mers en cimetière.

[1] http://english.eu2016.nl/latest/news/2016/04/14/time-line-koenders-in-west-africa
[2] https://neurope.eu/press-release/koenders-to-conduct-dialogue-for-eu-with-mali-senegal-and-ghana-on-approach-to-migration/
[3] Accord signé à Cotonou en 2000, qui remplace les conventions de Lomé et organise la coopération entre l’Europe et les pays de la zone Afrique – Caraïbe – Pacifique (ACP)
[4] file :///C :/Users/samir_abi/Downloads/ACTION PLAN FR (2).pdf
[5] Lire les communiqués conjoints sanctionnant le passage de Mr Koenders au Mali et au Ghana
[6] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-1425_en.htm
[7] Au nom de la facilitation des mécanismes de décaissement, pour éviter la lourdeur des mécanismes habituels de financement de l’Union.
[8] Membre de la cour des comptes européenne et responsable du rapport des auditeurs sur la politique migratoire européenne.
[9] http://www.euractiv.fr/section/politique/news/laction-de-lue-jugee-incoherente-en-matiere-de-migration/
[10] http://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/INSR16_09/INSR_MIGRATION_FR.pdf
[11] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-1425_en.htm