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Le care, dépendance, indépendance et interdépendance des femmes

mercredi 6 février 2013, par Claudine Blasco

Comment dans cette société marchande terriblement individualiste et fondamentalement inégalitaire , pourrions-nous arriver à l’égalité entre les femmes et les hommes ? Nous avons compris depuis longtemps que dans ce système patriarcal dominateur l’autonomie économique et sociale des femmes est une condition importante de notre émancipation. Pourtant depuis le temps que nous la réclamons, les résultats ne sont pas à la hauteur de nos espérances, car les valeurs profondes de la société ne changent pas, ce qui fait que les mentalités n’évoluent guère . Alors pourquoi ne pas changer les valeurs de nos sociétés pour révolutionner les fondements les plus profonds des relations humaines. Et vous allez le voir le care nous permet cette révolution dans les rapports sociaux humains.

Qu’est-ce que le care ?

Concept venu du féminisme antilibéral américain, il recouvre à la fois des pratiques du quotidien et une philosophie de vie , c’est à la fois prendre soin des autres et avoir le souci des autres. Le care ne peut être pensé seulement comme un sentiment intime, mais bien comme un processus où des activités concrètes s’intègrent à des rapports sociaux, à des politiques publiques. Le travail domestique, l’éducation, la santé, les soins aux personnes dépendantes en font partie. Le care s’adapte aux particularités des situations et des personnes, aux détails ordinaires de la vie pour assurer l’entretien et la continuité de notre monde .

Voici la définition de Joan Tronto : activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre monde de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. Le care peut se diviser en 4 phases : D’abord la reconnaissance de la vulnérabilité et du besoin que l’on peut appeler l’attention, en 2 la prise de responsabilité, la prise de décision d’agir , en 3 l’activité de soin appelé aussi compétence et enfin la réception du care. Un des paradoxes du care est qu’il recherche son propre effacement en visant une certaine autonomie des enfants , des handicapés, des personnes âgées, tout en critiquant le modèle universel d’autonomie imposé par notre société libérale, au regard de notre propre vulnérabilité pour proposer un nouveau concept d’autonomie relative liée à l’interdépendance des citoyens et aux temps de vulnérabilité.

En quoi nous les femmes sommes-nous concernées par le care ?

Nous sommes triplement concernées.

D’abord parce que nous sommes les premières bénéficiaires du care.

A cause de notre plus grande espérance de vie que les hommes (l’espérance de vie des femmes à 65 ans = 23,0 ans contre 18,5 ans pour les hommes ) et donc de notre surreprésentation dans la population âgée, plus on avance en âge (60 % des personnes âgées de 75 à 84 ans et près de 85% des 95 ans et plus sont des femmes.) nous sommes davantage confrontées à des problèmes de santé et de perte d’autonomie. les 3/4 des bénéficiaires de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) sont aujourd’hui des femmes (INED enquête n 483 Nov 2011). Étant plus en situation de dépendance que les hommes , nous avons besoin de soins, de care pendant notre grand âge afin de garder un minimum d’autonomie sociale .

Ensuite parce que nous sommes les premières pourvoyeuses de care par le travail domestique, la garde et l’éducation des enfants et en tant qu’aidantes familiales, non professionnelles pour les personnes dépendantes. D’après l’INSEE en 2010 72% du travail domestique est assuré par les femmes en France. Selon l’INED les femmes sont aujourd’hui plus souvent en position d’aidantes que les hommes : en 2000, l’aide à un parent était assurée dans les 3/4 des cas par une fille, l’aide à un conjoint à 70% par sa femme. Engagement de long terme, cercle vicieux et inadaptation nationale, aujourd’hui l’aide à la dépendance prophétise souvent une dépendance future des aidants . Fatiguant moralement et physiquement, entraînant souvent un arrêt de la carrière professionnelle ou un temps partiel donc une plus grande précarité, des difficultés financières…le travail d’aidant n’est pas sans conséquence.

Selon l’étude de l’INED,"la pénibilité et le stress en découlant se traduisent par des risques accrus de troubles psychiques et en particulier de dépression. [...] les aidants, notamment les conjoints, pourraient négliger leur propre santé et différer leurs soins, avec le risque d’accélérer leur propre entrée dans la dépendance’".

Les personnes aidantes sont plus de 4 millions en France, dont 3 millions de femmes selon l’enquête 2010 de la DRESS (Enquête Handicap-Santé auprès des Aidants). On voit bien là que les aidantes familiales perdent de leur autonomie sociale et économique le jour où elles décident ou sont contraintes de faire du care . Leur seul recours aujourd’hui quand les appels à l’aide vers la famille , les voisins, les associations ne sont plus entendus c’est le marché privé du care.

Enfin c’est dans ce secteur que nous retrouvons la troisième catégorie des femmes concernées : les travailleuses salariées du care dans l’accueil de la petite enfance, le travail domestique, les services à la personne les femmes sont sur représentées. Ces salariées du care répondent à la demande des femmes qui travaillent et qui ne peuvent plus elles-mêmes assurer le care de leur famille, qui n’est toujours pas pris en charge par les hommes de la famille . Dans la société marchande de profit immédiat, la dépendance est un marché privé juteux, grâce à une demande exponentielle et un salariat féminin bon marché , flexible souvent immigré ayant pour conséquence une chaîne internationale du care, mais aussi en l’absence de services publics suffisants et adaptés. (manque de places d’accueil en crêche, maternelle, maisons de retraite publiques, lieux de vie pour enfants et adultes handicapés). Dans le domaine de la santé, les femmes y sont aussi majoritaires, avec également un phénomène de délocalisation sur place par le recours à des soignantes migrantes en constante augmentation, et avec un recul significatif du secteur public ces dernières années.

Les salariées du care aujourd’hui sont extrêmement précaires et leur autonomie économique et sociale en est gravement affectée.

Aujourd’hui, c’est d’abord le capital mondialisé, les hommes et ensuite les femmes des classes aisées qui bénéficient de cette organisation marchande et transnationale du travail du care.

Dans notre société actuelle libérale et patriarcale ,nous continuons ainsi à creuser le fossé des inégalités de classe, de genre et d’origine ethnique, et l’autonomie des unes est toujours au prix de la perte d’autonomie d’autres femmes. La dépendance des unes a entraîné la perte d’indépendance des aidantes familiales et l’interdépendance de ces dernières avec les aidantes professionnelles, qui elles mêmes doivent leur autonomie économique aux personnes dépendantes . Aujourd’hui à tous les niveaux de cette chaîne des relations de pouvoir se mettent en place, entre la personne dépendante et son aidante familiale, ou salariée, ou entre aidants familiaux et aidants professionnels .

Alors comment sortir de ces rapports de pouvoir ? L’autonomie permanente est-elle réalisable ?

L’éthique du care est une des réponses. Le care est un des grands enjeux d’évolution de la pensée et de l’émancipation féministe. Il ouvre des perspectives inouïes où les pratiques sociales, les politiques publiques et les fondements de nos sociétés sont remis en cause.

En effet réfléchir sur une société du care, comme alternative, résistance crédible à la société néolibérale marchande basée sur les dominations, qui aggrave toujours plus les inégalités, isole les individus, nous fait vivre en perpétuelle crise et porte atteinte à la survie même de l’humanité et de notre planète, nous amène à réexaminer le concept de personne humaine qui nous a toujours été présenté comme un être autonome, valide, indépendant et compétitif. Et c’est ce modèle là que nous voulons égaler ? En réalité nous passons tous par des temps de vulnérabilité tout au long de notre vie (enfance, handicap, maladies, vieillesse) qui peuvent représenter plus de la moitié de notre temps sur terre et pendant ces moments de vulnérabilité nous ne pouvons nous passer des autres. J’en ai conclu que ce modèle était faux ou au moins incomplet et que nous n’existions souvent que dans la relation à l’autre. Il est donc important de donner une nouvelle définition des êtres humains comme êtres de relations, à la fois responsables (pouvant s’engager dans des actes de soin et de protection) et sensibles à ce qui arrive aux autres, mais aussi êtres vulnérables passant par des phases de dépendance et d’indépendance . L’éthique du care met en avant le fait que tout être humain se retrouve vulnérable durant des temps plus ou moins long de sa vie . Donc que la vulnérabilité est propre à tout humain. Cette vulnérabilité niée, cachée par notre société-monde nèolibérale (voir la visibilité réservée aux vieux, aux fous, aux handicapés), l’éthique du care la visibilise. Mettre le care au centre du débat non seulement comme dimension éthique, mais aussi comme dimension de l’humanité nous oblige à accepter notre vulnérabilité , notre dépendance et donc notre interdépendance et notre responsabilité vis à vis d’autrui et de notre écosystème. Cela nous pousse à revoir les fondements de notre morale basée sur la justice , l’autonomie, le pouvoir, l’individualité et l’universalité , vecteurs d’inégalités. Dans une société du care , l’être humain est reconnu comme un individu unique mais solidaire et dépendant d’un collectif , et existe essentiellement dans la relation à l’autre. Construire une société du care n’est pas seulement adapter nos statistiques, nos actions et nos droits pour les plus vulnérables, c’est déclarer que nous sommes tous vulnérables.

Cela nous amène à penser le care non seulement au bénéfice des personnes dépendantes ou faibles (enfants, âgés, handicapés) mais bien au bénéfice de tous les êtres humains et par extension à tout notre environnement.( Joan Tronto). L’idée de personnes autonomes en permanence,se suffisant à elles mêmes toute leur vie est donc contraire à la réalité et doit nous amener à réviser notre idée d’autonomie, de repenser notre rapport à notre vulnérabilité et à celle des autres, pour imaginer une autonomie relative basée sur l’interdépendance, la coresponsabilité et la solidarité. En se comprenant tous vulnérables, nous sortirons de l’essentialisme et la compassion et des rapports de pouvoir qui accompagnent aujourd’hui les activités du care pour entrer vraiment dans la responsabilisation collective. Ainsi nous dé-familiariserons le care et en ferons un sujet éminemment politique.

Cela nous mènera à baser la construction de notre société sur l’attention à autrui, le souci de l’autre et la reconnaissance de notre vulnérabilité commune, de notre interdépendance et coresponsabilité et de les traduire en politiques publiques. Notamment c’est penser un droit nouveau de la personne humaine, celui d’être accompagné durant toutes ses phases de vie , en état de vulnérabilité .

Cela implique également que la plus grande partie du travail et de l’organisation du care qui reposait en grande partie sur les épaules des femmes soient transférées sous la responsabilité de toute la société si possible au travers de services publics qualifiés et mixtes, qui garantiraient le statut professionnel des intervenants. Ça allégerait énormément les charges multiples , discontinues, évolutives et chronophages des pourvoyeuses familiales de care . Ce qui en fait un combat éminemment féministe, car permettant de changer les rapports de domination hommes-femmes en rendant également les hommes coresponsables du care, d’alléger le travail domestique, d’opposer la solidarité et le temps long du care à la compétitivité , à la marchandisation et à l’urgence du profit à court terme.

Nous pouvons imaginer déjà quelles sortes de services publics dans le cadre des biens publics mondiaux, gérés démocratiquement, seront nécessaires : D’abord il nous faudra revaloriser, renforcer et sortir du marché ceux qui existent déjà : la santé et la protection sociale, l’éducation, en insistant sur l’importance des maternelles, le service public de la petite enfance accessible à tous les enfants qui existe déjà ici mais est insuffisant. II ne nécessiterait par exemple en France que 1% de notre PIB pour la création d’un million de places en crèche permettant aux 60% des enfants de moins de 3 ans qui aujourd’hui sont gardés par leur mère à la maison d’être accueillis dans une structure publique. l’eau et l’assainissement, l’énergie et l’électricité, protection de l’environnement, les transports publics

Mais aussi en créer un nouveau : un service public de proximité des personnes dépendantes pour les personnes âgées ou en situation de handicap, qui permettrait à chaque individu de vivre sa vie et sa vieillesse dans la dignité. Ici il s’agit de créer un nouveau droit social, cinquième branche de la sécurité sociale, financé par une cotisation obligatoire pour toutes personnes pourvues de revenus. Le mode de financement est très important pour éviter les inégalités, seule la solidarité nationale au contraire de l’assurance privée peut en être la garante, contrairement à ce qui nous a été proposé jusque là. Ce service public de la personne dépendante doit inclure la coordination du care pour la gestion de l’interface institution-famille. Il sera le garant de la dignité de la dépendance. Tous ces services publics sont nécessaires pour le plein emploi des femmes, mais aussi pour les soulager de la servitude du poids de la famille . Qu’elles soient bénévoles ou salariées, ce sont souvent les plus pauvres et les plus précaires dont les migrantes qui sont tenues de faire le travail de care aujourd’hui. Revaloriser leur profession , reconnaître leur expérience et les inclure dans ce nouveau service public, sortirait ces femmes de la précarité et du mépris .

Le care , comme le dit Gilligan, est aujourd’hui une voie politique qui est celle de la contestation de la société de marché et de l’idéologie de l’individu performant/ consommateur, c’est la résistance aux hiérarchies existantes, aux dominations (dont celle de genre). Ainsi, le care ne désigne pas une morale féminine, qui reflète la dualité du masculin fort et du féminin faible, mais une éthique féministe qui prône une démocratie fondée sur l’égalité femme/homme. Cependant le care est l’affaire de tout le genre humain et pas seulement celle des femmes. Les questions d’attention aux autres, de soin et de protection doivent pouvoir être croisées avec celles de justice, de droits, de valeurs . L’éthique du care dépend des transformations sociales, de la volonté politique de libérer la démocratie du patriarcat et de toute tentation d’autoritarisme. L’éthique du care permettra d’associer les hommes au souci et aux soins de la famille, de repenser les droits humains , les lois et politiques publiques nationales et internationales , les biens publics mondiaux et les services publics nationaux. La politique du care devra allier attention aux autres et protection sociale, égalité de décision et reconnaissance des différences. Il nous faudra sortir des relations de pouvoir pyramidales hiérarchisées qui caractérisent aujourd’hui la politique française, pour instituer une politique évolutive, participative et horizontale prenant en compte la diversité du monde social, des vies ordinaires et de ce qui fait leur vulnérabilité. Cette politique s’enracinera dans les initiatives des dominés, des pauvres tout en redistribuant le pouvoir.

La question du care est éminemment révolutionnaire et féministe. Elle est donc formidablement novatrice entre critique sociale s’attaquant aux dominations de genre de classe , de race et critique éthique et politique. L’autonomie économique et sociale des femmes si elle est une nécessité aujourd’hui dans la société patriarcale et libérale pour assurer l’égalité Femmes/Hommes, le sera beaucoup moins dans une société du care.


Forum débat du 4 Décembre 2012 MAGE, CNDF et Mairie de Paris
L’égalité entre les hommes et les femmes
L’autonomie économique et sociale des femmes, Droits sociaux