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Les langues-cultures, moteurs de démocratie et de développement (Recension)
Nicolas INCORVAIA Docteur en Sciences du langage Spécialiste du Monde arabe Université de Toulouse II – Jean Jaurès
lundi 7 mars 2022, par
L’ouvrage, Les langues-cultures, moteurs de démocratie et de développement (Le Croquant, 2019), coordonné par Martine BOUDET, renferme, outre une introduction, dix-huit contributions qui forment autant de chapitres.
L’équipe est constituée de formateurs, d’universitaires spécialistes des langues (linguistes) et des cultures (anthropologues), français et d’autres origines ou nationalités : arménienne, belge, brésilienne, italienne, ivoirienne, marocaine, suisse, togolaise, yéménite.
A ces contributions individuelles, s’ajoutent celles de la Délégation de la langue française et des langues de France/DGLFLF (Ministère de la Culture) et du Carrefour Culturel Arnaud Bernard de Toulouse[1].
https://editions-croquant.org/sociologie-historique/550-les-langues-cultures.html
La notion de « langue-culture », qui établit un rapport étroit entre les deux notions de langue et de culture qui, dans le cas des langues naturelles, s’appellent réciproquement, n’est pas seulement un lien statique susceptible de servir de point de départ à la collecte de faits et à la lente élaboration d’encyclopédies mais sert également à mettre en mouvement des réflexions et des pratiques favorables à la fois à la démocratie et au développement. Les contributions rassemblées dans ce livre évoquent différentes aires linguistico-culturelles, situées notamment en Afrique et en Europe, mais les réflexions qu’elles développent intéressent l’ensemble des pays du monde. La notion de « culture » retenue par les auteurs correspond tantôt à la culture savante, tantôt à la culture prise dans son sens ethno-anthropologique.
Plusieurs contributeurs considèrent que la communication est loin d’être la seule fonction des langues car celles-ci participent aussi, et d’une manière essentielle, à la construction personnelle et intime de chaque sujet parlant, et cela en interaction avec son semblable. En outre, la fonction constructive des langues ne se limite pas au niveau de la personne car, au-delà d’elle, elle joue un rôle sur le plan de la construction du rapport au monde de chaque communauté de locuteurs qui partagent la même langue. Par là, nous arrivons à la notion de « culture » voire, pour parler plus justement, de « langue-culture ». Ainsi, plusieurs des auteurs de l’ouvrage insistent-ils sur la notion de « pluralité linguistique », qui se situe aussi bien entre différentes langues en contact qu’à l’intérieur d’une même langue[2].
Pour donner un exemple de cette pluralité interne, nous pouvons penser au cas des pratiques réelles de la communication en français ou en arabe. Dans les usages quotidiens qui sont faits de ces langues, le même locuteur peut entendre et/ou employer des formes relevant du français standard, de français régionaux (c’est-à-dire du français lorsqu’il est « coloré » par les langues régionales ou non territorialisées de France), d’emprunts plus ou moins francisés, etc.[3] ; dans le cas de la communication quotidienne en arabe, la variation interne fait voisiner des formes relevant de l’arabe classique, de l’arabe standard moderne, des différents dialectes arabes, de l’arabe intermédiaire entre la variété standard moderne et les dialectes, d’emprunts à d’autres langues, notamment européennes, comme l’illustre ce que nous appelons le « francarabe »[4].
C’est parce que l’appropriation par un sujet parlant de sa ou ses langues, quelle/s qu’elle/s soit/soient, est une dynamique singulière et hautement personnalisée, même si elle passe aussi par l’intermédiaire d’une appropriation collective c’est-à-dire d’ordre culturel, que plusieurs auteurs indiquent, en faisant appel à leurs domaines de compétence propres, qu’il est très important pour la vie de la démocratie, c’est-à-dire essentiellement pour le dialogue socialisé et médiatisé, que chaque citoyen puisse utiliser les formes linguistiques qui lui sont les plus familières. C’est-à-dire celles qu’il maîtrise le mieux et dans lesquelles il se sent le plus à son aise, pour transmettre aussi fidèlement que possible sa pensée tout en continuant, dans un mouvement incessant nourri par les échanges avec les autres et rythmé par le passage des jours, à l’élaborer[5].
Le dialogue socialisé et médiatisé joue aussi un rôle central dans l’aide au développement qui est fondamentalement une relation humaine entre partenaires égaux[6]. Et si ceux-ci ne le sont pas toujours, au moins présentement sur le plan de l’avoir, du moins le sont-ils toujours sur le plan plus profond, plus fécond, plus créatif et plus réel de l’être. Tout ceci pose le problème de la traduction qui, dans cet ouvrage qui traite beaucoup de la communication orale, est surtout envisagée du point de vue de l’interprétariat, au sujet duquel ce livre contient des propositions innovantes et qui font confiance aux locuteurs.
En ce qui concerne l’interprétation des nombreux faits à caractère culturel, souvent discrets et partant difficiles à percevoir, qui traversent la vie quotidienne, plusieurs contributeurs insistent sur l’importance qu’il y a à écouter soigneusement l’autre, et ce tout particulièrement quand la culture au moyen de laquelle il construit sa personne est, de manière significative, différente de celle de celui qui écoute. Ici, le verbe « écouter » doit être entendu dans un sens élargi car l’activité à laquelle il renvoie : la recherche d’une perception souple, ouverte et qui essaie d’entendre de l’inattendu, se fait par l’ensemble de nos organes sensoriels puis cognitifs.
Pour conclure, cet ouvrage collégial est riche d’informations précieuses et d’idées fécondes, qui aide son lecteur à prendre la mesure de réalités parfois subtiles comme la glossophobie[7], ou encore les discriminations à l’égard de communautés minoritaires sur un plan linguistique ou religieux[8], sans oublier les devoirs qui sont encore imparfaitement remplis envers les langues-cultures, qui font pour autant partie du patrimoine et du devenir de l’humanité[9].
Nicolas INCORVAIA
Docteur en Sciences du langage
Spécialiste du Monde arabe
Université de Toulouse II – Jean Jaurès
https://editions-croquant.org/sociologie-historique/550-les-langues-cultures.html
Auteurs
Giovanni AGRESTI professeur des Universités (CNRS – Université Bordeaux Montaigne – Université de Pau et des pays de l’Adour) – Président de l’Association Réseau POCLANDE (POpulations, Cultures, LANgues et DEveloppement).
Fares AL AMERI maître de conférence en français langue étrangère à l’université de Sana’a (Yémen)
Saïd BENJELLOUN enseignant de français, formateur d’enseignants de français à l’ENS de Rabat au Maroc puis enseignant d’arabe littéral et maghrébin à l’Université Jean-Jaurès de Toulouse.
Philippe BLANCHET professeur de sociolinguistique, Pôle de Recherches Francophonies, Interculturel, Communication, Sociolinguistique (PREFICS), Université Rennes 2.
Martine BOUDET professeure agrégée de Lettres modernes, docteure en littérature française (Toulouse). Ancienne formatrice d’enseignant.e.s au Maroc et au Bénin (coopération francophone). Ex chargée de séminaires à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales/EHESS.
Claude CALAME helléniste et anthropologue, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales/EHESS-Paris.
Joëlle CORDESSE professeure agrégée d’anglais, docteure en sémiotique et communication. Fondatrice en 1983 du Secteur Langue(s) du Groupe Français d’Éducation Nouvelle (GFEN), et de sa revue Dialangues (1985-1992), des Festas des Langues de Perpignan et des Labos de Babel
Gilbert DALGALIAN psycholinguiste et germaniste. Ex-expert de l’UNESCO en technologies éducatives. Spécialiste des écoles bilingues en France et à l’étranger.
Gaïd EVENOU cheffe de la mission Langues de France et Outre-mer - Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF)
Camille GOURDEAU socio-anthropologue, chercheure associée à l’Unité de recherche Migrations et société (Urmis), Université Denis Diderot- Paris 7.
Silvia MANFREDI présidente de l’Institut Paulo Freire d’Italie, collaboratrice de Paulo Freire et des Freiriens du Brésil
Henri MESCHONNIC + poète, traducteur, théoricien du langage, professeur de linguistique (Ecole doctorale « Discipline du sens » à l’université de Paris VIII)
Kako NUBUKPO professeur titulaire des Facultés de sciences économiques, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), ancien directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’OIF
Pierre Jérémie PIOLAT anthropologue, boursier FRESH/Fonds pour la recherche en sciences humaines (FNRS/ Fonds national de la recherche scientifique-FSR/Fonds spécial de recherche) au sein du LAAP/Laboratoire d’Anthropologie Prospective – IACCHOSS/Institut d’analyse du changement dans l’histoire et les sociétés contemporaines, Université Catholique de Louvain-la-Neuve (Belgique)
Giovanni POGGESCHI professeur en Droit public comparé (Droits des anciennes et nouvelles minorités) à l’Université de Salento (département des sciences juridiques), en Italie.
Caroline ROUSSY docteure en Histoire de l’Afrique contemporaine, spécialiste des questions de frontières en Afrique de l’Ouest. Co-fondatrice du festival Africa Acts (CNRS).
Claude SICRE président du Carrefour culturel Arnaud Bernard (Forom des langues de Toulouse)
Christian TREMBLAY président fondateur de l’Observatoire européen du plurilinguisme (OEP), docteur en sciences de l’information, ancien élève de l’ENA.
Jean-Philippe ZOUGBO maître de conférences en linguistique à l’université Paris-Diderot –Sorbonne et fondateur du réseau POCLANDE (POpulations, Cultures, LANgues et DEveloppement).
Notes
[1] Auteurs : Giovanni Agresti, Fares Al Ameri, Saïd Benjelloun, Philippe Blanchet, Martine Boudet (coord), Claude Calame, Joëlle Cordesse, Gilbert Dalgalian, Gaid Evenou, Camille Gourdeau, Sílvia Maria Manfredi, Kako Nubukpo, Pierre Jérémie Piolat, Giovanni Poggeschi, Caroline Roussy, Claude Sicre, Christian Tremblay, Jean-Philippe Zouogbo.
[2] Chapitre 9 « L’interculturel : une approche pour favoriser la paix civile dans les sociétés actuelles » par Fares Al Ameri
Chapitre10 « Pour une anthropologie culturelle altermondialiste : Communication et relations avec les autres en régime néolibéral » par Claude Calame
[3] Chapitre 11 « Pistes pour l’ouverture et la revivification de l’enseignement du français et des Lettres modernes » par Martine Boudet
[4] Chapitre 4 « Enseigner l’arabe en France : vers de nouvelles perspectives » par Saïd Benjelloun.
[5] Chapitre 14 « Pour une éducation et une démocratie inclusives : le paradigme de l’anthropoglossophilie » par Joëlle Cordesse et Silvia Manfredi
[6] Chapitre 15 “La linguistique du développement social. De la théorie au terrain et retour” par Giovanni Agresti
Chapitre 16 « Mieux communiquer pour une plus grande efficacité de l’aide au développement en Afrique subsaharienne francophone » par Jean-Philippe Zouogbo
Chapitre 17 « Pour une Francophonie de l’action : une vision, un projet programmatique » par Kako Nubukpo et Caroline Roussy
[7] Chapitre 18, « Face à la glottophobie, une politique de droits linguistiques » par Philippe Blanchet
[8] Chapitre 5 « Impossibilité et possibilité de la rencontre épistémique « multiverselle » » par Pierre Jérémie Piolat
[9] Chapitre 7 « Les pays de l’Union européenne et la réglementation linguistique » par Giovanni Poggeschi
Chapitre 12 « Historique, principes et objectifs du forum associatif des langues » par Claude Sicre et Henri Meschonnic