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Défense et promotion du français, langue-culture de la diversité (Martine Boudet)

mardi 26 juin 2012, par Commission Enseignement-Recherche

Le français une langue-culture en crise

Les pouvoirs publics ont engagé en 2009 un débat sur l’identité nationale, dont l’objectif officiel était de remobiliser les Français- et en particulier, les jeunes-, en faveur du patrimoine national. Il est peu niable que le pays traverse une crise culturelle, répercutée par l’actualité scolaire de maintes manières : montée des incivilités et des addictions juvéniles, perte de crédit des études auprès de nombreuses familles, en particulier des banlieues, dans un contexte de chômage endémique et de distorsion des liens familiaux et sociaux…

Beaucoup d’observateurs ont commenté le caractère étonnamment partial du débat, mené à partir du Ministère de l’immigration, devenu aussi celui de l’identité nationale en 2007 . En tout état de cause, cette problématique outrepasse la question des relations à entretenir avec les communautés immigrées non européennes : qu’en est-il des cultures des régions historiques et des DOM-TOM, trois décennies après la décentralisation ? Concernant les immigrés, une grande majorité d’entre eux désire s’intégrer par les études et le travail et accepte de ce fait le pacte scolaire et républicain et l’acculturation qui en découle. L’autobiographie d’Azouz Begag, Le Gône du Chaaba (1986) décrit cet état de fait, qui prévalait globalement pour la génération précédente. Tout comme le terrorisme islamiste, le port de la burka (voile intégral) concerne une infime minorité des musulmanes de ce pays. Et il a été démontré que les émeutes de 2005 avaient d’abord une raison d’ordre socio-économique, la difficulté pour la dernière génération en date d’accéder à l’emploi.

Le risque de rupture du pacte républicain vient d’ailleurs, comme le montrent les appels à la défense de la langue française, pilier principal de l’identité culturelle du pays. De nombreux signaux indiquent que le français est menacé, comme langue scientifique (inter)nationale, de communication commerciale mais aussi comme langue véhiculaire. En témoignent des pétitions pour le maintien de ses emplois en France, à l’initiative d’universitaires , d’élus et de citoyens. En une décennie, l’anglophonie est devenu un espace hégémonique, apte à monopoliser l’accès aux savoirs académiques et aux biens immatériels, à l’échelle internationale. Cela en fonction d’un système à facettes multiples : la mise en place d’une « économie de la connaissance » de type technoscientifique est concomitante d’une informatisation grandissante en langue anglo-américaine (style Google) et de l’instauration d’une sous-culture largement médiatisée spécialement auprès des jeunes, la culture people dont les corollaires linguistiques sont le verlan, l’orthographe déjantée des SMS …

Le moment semble venu de faire le bilan de la loi Toubon : si son efficacité à l’encontre de l’hégémonie anglophone reste à démontrer, ses effets pervers sont, eux, manifestes. Suite à l’ajout contestable car exclusif de l’article 2 de la Constitution, « Le français est la langue de la République », les langues régionales ont subi une nouvelle marginalisation. Premier bouc-émissaire, avant celui des populations immigrées. Dans les deux cas, la politique linguistico-culturelle est d’un nationalisme étroitement défensif, à l’opposé de toute démarche francophone d’envergure qui boosterait la langue dans le concert des nations culturelles et assumerait les compagnonnages nécessaires, avec les cousins romans, francophones -québecquois, africains et asiatiques-, hispaniques…A défaut de quoi, nous voici à la fin d’un cycle historique, celui qui prévalait à l’acculturation par le français, langue de la littérature et de la philosophie, à l’époque impériale. Vient l’heure de la déculturation…

La crise du français comme discipline scolaire

Le statut du français comme langue scientifique, commerciale et de culture est compromis : qu’en est-il du français comme discipline scolaire ? Deux films-culte sont sortis en un an, qui mettent en scène une classe de français en collège, singulièrement en classe de quatrième. Le film Entre les murs présente l’intérêt de représenter pour tout public la complexité des tâches d’enseignement et d’apprentissage en cours de français, complexité engendrée par la société des médias et renforcée par le multiculturalisme du milieu scolaire, spécialement celui des banlieues. Subventionné par un programme de France 2 et par l’Acsé (Agence nationale pour la cohésion nationale et l’égalité des chances), ce docu-fiction s’inscrit dans un courant porteur, celui de la diversité culturelle, agréé par la République suite aux émeutes de 2005 mais encore absent des programmes scolaires. Ce courant est représenté par d’autres œuvres collectives, telles le film Indigènes de Rachid Bouchareb (2006) qui concerne l’histoire coloniale. Rappelons qu’à cette époque, fut abrogé l’article de loi portant obligation d’ « enseigner à l’Ecole le caractère positif de la colonisation ».

À travers le scénario à l’américaine d’une prise d’otages dans un collège de banlieue, La journée de la jupe (2009) dresse un état des lieux vertigineux de l’impasse à laquelle peut être confrontée l’Éducation nationale. Les confusions identitaires et le déferlement de violence de la part des élèves apparaissent comme la résultante de l’inadaptation du système éducatif et de l’enseignement du français.

Cette discipline est écartelée entre l’anglo-américain, dont est imprégnée la jeunesse scolarisée, les cultures immigrées et la technoscience qui tient, avec les mathématiques, la discipline-reine, le haut du pavé à l’Ecole depuis les années 90. En l’absence de prise en compte suffisante des nouveaux enjeux socio-culturels, le français est condamné à l’empirisme inter-subjectif et le système scolaire, ce faisant, à un psycho-sociodrame latent ou déclaré selon les situations . Pour exemple de questions d’ordre identitaire laissées sans réponse, celles des relations entre individualité (à l’occidentale) et collectivité (propre aux cultures du Sud), entre laïcité à la française et patrimoines religieux, en particulier musulman, entre parité et sexisme, entre le moi et l’altérité…Les réponses, on le sait, sont souvent d’ordre juridique et institutionnel (la panoplie des sanctions et aléatoirement des récompenses, rappel à la loi au commissariat, conseil de discipline entraînant l’exclusion, législation anti-violence… ), en l’absence de dialogue des cultures littéraires et d’initiation aux fondamentaux des sciences humaines et sociales (SHS) et de l’anthropologie culturelle …. Le mimétisme jeûniste, le relativisme et l’agression communautariste sont les conséquences obligées d’un défaut d’actualisation d’un modèle fédérateur et unifiant, sur une base méthodologique et didactique assurée. Au long cours, la paix scolaire s’achète au prix du relâchement des exigences en matière linguistique et littéraire, la « culture de surface » dite people étant tacitement acceptée à titre compensatoire…

L’on a beaucoup écrit sur la nécessaire réhabilitation des relations garçons-filles dans les banlieues et leurs écoles (voir La journée de la jupe), il reste à transposer ce schéma au niveau du monde adulte, intellectuel et enseignant. La grande majorité des professeurs de français et de Lettres sont des femmes et cela est indéniablement un facteur de vulnérabilisation de la discipline, confrontée qu’elle est comme les autres humanités et les sciences humaines et sociales au rouleau compresseur de la technoscience masculine à finalité économiste. Quand mettra-t-on à l’ordre du jour les concepts de « culture de genre », de « parité culturelle », de « co-éducation » ?

Une nécessaire mutation

Dans un souci d’harmonisation sur le plan d’exercice qui est le sien, la discipline n’a-t-elle pas à s’émanciper de certains préjugés qui ont cours dans l’opinion publique ? Le concept de « culture » au sens identitaire du terme par exemple, connoté négativement comme celui de « communauté » mérite d’être assumé. Oui, à côté de la culture générale et élitaire en vigueur à l’Ecole de la République, il existe des cultures dont le degré d’universalité n’est pas moindre. A un universalisme réducteur car ethnocentré , peut succéder un universalisme concret et fondé sur la diversité culturelle, qu’elle soit d’origine, générique, générationnelle …Si l’Académie française a vocation à conserver le patrimoine linguistique, l’une des institutions-ressources en matière de prospective est la DGLFLF, Direction générale de la langue française et des langues de France .

Il incombe entre autres aux Lettres Modernes d’assurer cette projection dans l’espace interculturel de l’Ecole, grâce entre autres à une collaboration avec le FLE-FLS -français langue étrangère-français langue seconde- dont le programme didactique en matière de langue-culture est élaboré. Les personnels issus de la Coopération et des DOM-TOM pourraient réinvestir quant à eux leur expérience acquise outre-mer et travailler à la réalisation de cet objectif, face à des publics ciblés, dans les banlieues par exemple. Les Lettres Classiques peuvent contribuer de leur côté au dialogue des cultures dans le temps et à travers l’histoire de notre pays : par comparaison avec nos référentiels actuels, une initiation en cours de français aux étymologies gréco-latines, aux systèmes de valeurs et aux patrimoines antiques ne peut que favoriser la réinculturation des jeunes esprits, le réenracinement dans les origines de la langue-culture française et au-delà de tout patrimoine roman à l’échelle européenne.

Côté création, des signes forts de la légitimité de cette démarche se sont manifestés récemment avec la reconnaissance publique en 2008 de la portée humaniste de l’œuvre de Césaire. L’attribution du prix Nobel de littérature à l’œuvre cosmopolite de Le Clézio, du prix Goncourt au roman de Marie N’Diaye sont autant d’expressions d’une aspiration à la renaissance.

In fine, en réponse à une « économie de la connaissance » unilatérale qui marchandise les savoirs et relègue humanités et sciences sociales comme non rentables économiquement, qui menace les acquis républicains en matière de formation des cadres enseignants et des élèves, n’est-il pas temps que les éducateurs sortent de la défensive et innovent sur le terrain des programmes et de la politique éducative et de recherche, sur celui d’une « politique de civilisation », pour reprendre le titre de l’un des livres d’Edgar Morin et Samir Naïm ? Et qu’ils montrent l’exemple d’une « démocratie culturelle et cognitive » en actes ? L’avenir du français sera révélateur de la réponse apportée dans ce domaine par la communauté nationale.