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Crise économique, enquête PISA et théories éducatives (Gérard Collet)
mercredi 15 janvier 2014, par ,
Un certain nombre de travaux récents permettent de faire le point sur le projet éducatif du libéralisme marchand. Ils permettent de comprendre les choix des gouvernements de toutes obédiences, répondant aux directives de la Commission Européenne, elle-même à l’écoute des analyses et des prospectives de l’OCDE, de l’IIEP, du CEDEFOP et de bien d’autres organismes du même tonneau.
Alors les évolutions éducatives, organisationnelles, et idéologiques qui frappent les systèmes éducatifs européens (et au-delà) révèlent leurs attendus économiques, et les polémiques purement pédagogiques s’éclairent d’un jour nouveau. La brève synthèse que je propose ici s’appuie sur l’excellent article de Nico Hirtt, disponible sur le site de l’Appel pour une Ecole démocratique [1], où l’on trouvera également les références des chiffres mentionnés. Si les idées générales sont déjà en partie connues, c’est l’articulation entre l’analyse néolibérale de l’évolution du marché du travail et la conception de théories éducatives adéquates qui est ici très bien illustrée. Les trois dimensions de l’offensive libérale apparaissent clairement : l’injonction de baisse des dépenses publiques, l’élaboration d’objectifs d’enseignement asservis aux volontés économiques, et la formation idéologique au monde de l’entreprise.
Falsifications et contradictions des analyses libérales
Les études critiques les plus rigoureuses mettent à la fois en évidence la volonté très forte des classes dirigeantes de soumettre les systèmes d’éducation aux seuls impératifs économiques, et les contradictions et impasses qui se font jour au sein même de leur argumentaire désormais bien connu.
Le décryptage est assez aisé : bien entendu on trouve trace dans ce discours de la volonté d’assurer l’épanouissement personnel, de promouvoir les valeurs démocratiques, et de garantir la cohésion sociale ; mais ces bonnes intentions ne sont guère développées ni chiffrées, et c’est bien le « moteur de la compétitivité et de la croissance » qui constitue la préoccupation centrale.
A la source de tout l’édifice se trouve la théorie du « Capital humain » : selon ce courant de pensée, les économies qui disposeront du plus fort capital humain (mesuré en termes des fameuses « compétences cognitives ») verront croître davantage leurs gains de productivité (OCDE, 2010, p 10). Augmenter ces « capacités cognitives, ce serait donc garantir la sacro-sainte « innovation », répondre aux futurs besoins du marché de l’emploi, et finalement surmonter la crise. Un meilleur score PISA garantirait à coup sûr quelques points de PIB de plus…
Cependant, les chiffres avancés ne montrent guère plus qu’une corrélation entre le niveau de ces « compétences » et le taux de croissance du PIB ; aucune relation de cause à effet n’est démontrable, et on ne sait lequel des deux facteurs entraîne l’autre. En dépit de cette faiblesse, ce sont bien ces outils qui conduisent les raisonnements et étayent les politiques éducatives.
Un second credo des analyses en vogue stipule que les dépenses d’enseignement n’influent pas sur la qualité de celui-ci, et en tout premier lieu le taux d’encadrement. Exigé par les politiques d’austérité, ce second postulat ne résiste pas non plus à une étude impartiale comparant les effets des dépenses dans des situations similaires.
Mais l’un des thèmes les plus rebattus de l’analyse libérale concerne la célèbre augmentation de qualification qui serait réclamée par l’évolution du contexte économique et social. Cet axiome est claironné haut et fort, mais ne résiste pas mieux que les précédents à un regard critique, les contradictions apparaissant dans les rapports des grands organismes eux-mêmes. On découvre vite, en effet qu’une forte croissance concernera bien autant les emplois les moins qualifiés. Le biais, qui semble fort cynique, vient en fait de la définition utilisée : les chiffres annoncés portent non sur la qualification exigée par l’emploi, mais sur la qualification effective des employés ! Joli tour de passepasse qui transforme une déqualification de fait en emploi de haute technicité !
Ce qui apparaît en fait au travers de toutes les études, c’est ce qu’il est convenu d’appeler la polarisation de l’emploi dans l’économie libéralisée, c’est-à-dire la forte croissance des deux extrémités de l’échelle (hautes et basses qualifications) au détriment des qualifications intermédiaires.
Les technologies dites TIC jouent ici un rôle majeur, en ce qu’elles peuvent remplacer tout ou partie des tâches répétitives et maîtrisées, mais aucune des tâches exploratoires, innovantes, ni aucune des tâches manuelles de base, dont la plupart ne peuvent pas non plus être délocalisées… La surqualification des personnes, constatée dans la plupart des rapports, conduit donc mécaniquement à une déqualification dans les emplois. Et le postulat de l’effet « gagnant / gagnant » dû à l’augmentation de compétence se transforme en un mécanisme « perdant / perdant », puisque cette surqualification se traduit à la fois par une perte de salaire potentiel pour le travailleur, par une dépense éducative non justifiée aux yeux des donneurs d’ordres, et au niveau macroéconomique par une pression à la hausse sur les salaires les moins qualifiés.
Pour faire bonne mesure, une dernière contradiction apparaît dans les attentes supposées du monde économique : tandis que l’on clame haut et fort le besoin de compétences transversales basiques, certains secteurs réclament eux des « habiletés spécifiques précises » (les célèbres « skills »). Cette tension recouvre en fait les intérêts divergents de deux secteurs économiques : celui utilisant des technologies avancées, et un secteur plus traditionnel proche des traditions industrielles. Cette divergence est d’ailleurs en partie traitée par la séparation des enseignements technologiques et classiques.
Reste enfin le credo clé : l’employabilité serait un sérum de plein emploi. Or ce credo est battu en brèche par deux constats. D’une part il y a généralement une corrélation négative entre taux de vacance d’emploi et taux de chômage ; le taux d’emploi vacant peut même baisser tandis que le taux de chômage monte. D’autre part les masses concernées sont incommensurables : 1,5 % d’emplois vacants dans l’UE, face à un taux de chômage moyen de 10 % ! Une parfaite adéquation serait d’un effet bien dérisoire. Pour couronner le tout, les emplois « les plus difficiles à pourvoir » ne nécessitent pour la plupart pas de qualification particulière…
A la fin, il ne reste donc du dicton « qualification élevée garantit l’employabilité », que la certitude qu’une qualification élevée peut grandement aider à obtenir un sous-emploi.
Manipulation des politiques éducatives
De ces impasses flagrantes et de ces contradictions naissent alors les « théories éducatives » libérales et les pressions exercées sur les systèmes scolaires, publics en particulier. Les deux points forts en matière pédagogique sont la « multi compétence » et l’adaptabilité, aussi nommée « capacité d’apprendre à apprendre ». Et c’est ainsi que point LA solution du problème : évincer des programmes tout ce qui est devenu « inutile » ou trop approfondi, pour ne conserver que les compétences basiques et « transversales » qui permettront cette « multi compétence » de base et son évolution « tout au long de la vie », et feront de l’apprentissage un problème individuel pour des élèves en quête d’ « employabilité ».
La recherche de la flexibilité maximum chez l’apprenant et du rendement optimal pour le système éducatif périme la notion de savoir, et ne retient qu’une forme dégradée de « compétence » : la compétence à mener à bien une tâche. (En anglais : « le job ».) La seule mesure de l’apprentissage devient alors : « a-t-il bien effectué cette tâche ? » On est donc très loin des alibis « constructivistes » à image humaniste qui ont abusé nombre de pédagogues…
Enfin, l’exigence pour les systèmes éducatifs de répondre aux dictats économique conduit immanquablement à une mise en concurrence généralisée des élèves, des écoles, des systèmes éducatifs, comme le montre parfaitement la notoriété donnée aux enquêtes des type « PISA » et autres « classements de Shanghai ». L’aspect idéologique, enfin, est peut-être la facette la plus troublante de ces évolutions : c’est l’« ouverture au Monde » (de l’entreprise) réclamée par le Medef, qui doit imprégner l’éducation de l’esprit d’entreprise…
Les gouvernements, sous l’injonction européenne, mettent alors au pas leurs structures éducatives, en transformant progressivement, universités, Instituts de Formation, et Lycées en petites entreprises indépendantes, sommées d’être performantes. Et abandonnent progressivement leur responsabilité en la matière aux individus, au monde économique, et à la concurrence.
Janvier 2014