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La construction de la peur

jeudi 23 avril 2020, par Clément Jourdain, Robert Joumard

Par Clément Jourdain et Robert Joumard avec la Commission démocratie d’Attac France.

Du pain et des jeux.

Les dominants ont toujours su manipuler ces deux méthodes pour maintenir les foules sous contrôle. Depuis l’époque romaine.

On disait alors panem et circenses, les jeux étant les jeux du cirque.

Recette facile quand tu as le pouvoir.

Un peu de pain et de confort, la plèbe est moins revendicatrice quand sa panse est moins vide. Quelques divertissements accessibles au grand nombre, le peuple est moins regardant quand sa pensée est plus vide.

Les néolibéraux, eux, ne veulent pas juste gagner. Ils veulent gagner plus.

Ils ont donc développé un troisième levier, une troisième corde à l’arc du pouvoir. La peur.

Panem, circenses et timor.

Quand tu as peur, tu réagis émotionnellement et non rationnellement, tu prends donc moins le temps de la réflexion, tu acceptes des décisions moins en phase avec tes valeurs, tu acceptes de laisser (encore) plus de pouvoir aux autorités en vertu de leur rôle a priori protecteur.

Le train fantôme néolibéral s’est mis en branle il y a trente ans.

Les grandes multinationales possèdent la presse, les principaux réseaux sociaux. Ont leurs copains au sein des arcanes du pouvoir. Il leur est donc facile de créer et diffuser ce qu’il faut absorber et croire. Tout en te laissant penser que c’est toi-tout-seul qui t’es fabriqué ton ressenti.

On te sature les neurones toute la journée à coups de disparition d’avion, d’attaques de requins, de délinquance au bout de la rue, de frelon asiatique, de hacker russe, de marijuana colombienne, de fusillade californienne, de mauvaise chute boursière, ou d’invasion de migrants à bord de zodiacs en plastique. On te "fragilise".

Il semble qu’en France cette pression paranoïaque se soit franchement accentuée depuis quelques années.

Les attentats de Charlie-Hebdo et du Bataclan sont bien évidemment des actes inacceptables que nous condamnons sans réserve. Mais nos dirigeants n’ont-ils pas parfois tiré un peu trop sur la corde de l’émotion ? Au mépris, parfois, du respect des victimes et de leurs proches et surtout de la réflexion ?

Et puis, l’état d’urgence décrété le 14 novembre 2015, fallait-il vraiment le renouveler le 25 février 2016, et puis le prolonger encore le 26 mai, et à nouveau le 22 juillet, ainsi que le 22 décembre. Et encore le 16 juillet 2017 ?

Et surtout, le gouvernement Macron, après ces deux années de forte limitation des libertés, devait-il faire voter un renforcement de la loi sur la sécurité intérieure, qui revient presque à sanctuariser cet état d’urgence de façon permanente dans notre hexagone ? Du jamais vu.

Mais ce n’est pas tout.

On fait peur aussi au travail, en évoquant chômage technique, risque de rachat par une plus grosse pieuvre, possibles délocalisations.

On fait peur dans la rue avec des policiers municipaux en armes, des fouilles au corps dans les gares, des minutes de silence pour des événements survenus à l’autre bout du monde.

On fait peur sur les réseaux sociaux, avec des conseils pour protéger ton compte, tes enfants, ta maison. Ton chat.

On fait peur avec le Brexit-catastrophe-financière pour que tu laisses ton gouvernement taxer faiblement les hauts cadres de banques transférées de Londres à Paris.

On fait peur avec les tensions internationales de plus en plus va-t-en-guerre (ah bon ? Au siècle dernier c’était mieux, y’avait moins de conflits ?), pour que tu incites tes élus à augmenter le budget militaire et acheter plus d’armement.

On fait peur avec l’espionnage industriel, ses smartphones chinois et ses gaz Novitchok (la peur de l’étranger, la xénophobie, est un moteur très efficace), pour que tu ne t’opposes pas à la ratification de la loi sur le secret des affaires. Qui permettra de poursuivre plus brutalement les lanceurs d’alerte.

On fait peur avec la dette publique (qui est juste un emprunt), un trou béant bourré de zéros, pour que tu travailles jusqu’à soixante-dix ans, sans renâcler.

Quand viennent les Gilets jaunes et toutes les autres revendications de ces dernières années (hôpitaux, EHPAD, retraites…), le pouvoir trouve encore un nouveau degré dans l’intimidation. La vraie peur de se prendre un coup, de perdre un œil.

Les forces de l’ordre déploient LBD et GLI-F4, défilent en chars blindés sur les Champs Élysées. Il s’agit clairement de dissuader le peuple de manifester et de s’exprimer.

Et puis cette année, arrive le coronavirus.

Il ne s’agit pas, ici, de minimiser la dangerosité de ce virus. Et nous sommes les premiers à prôner un parfait respect des mesures visant à en limiter la propagation, tout en exigeant davantage de moyens pour la santé publique aujourd’hui et dans l’avenir. De nous protéger toutes et tous, y compris les plus faibles.

Mais revoilà un état d’urgence… Un état d’urgence sanitaire cette fois-ci. Le prétexte est différent, mais l’effet reste le même, réduction des libertés individuelles. Combien de fois sera-t-il "renouvelé" celui-là ?

Il est vrai qu’il y a pire ailleurs, en Hongrie par exemple, où Victor Orban vient de s’octroyer des pouvoirs quasi illimités via un état d’urgence qu’il peut reconduire aussi longtemps qu’il le souhaite, il peut même décider de reporter les élections et rester sur le trône.

Dans son énième discours télévisé le 16 mars, le président Manu a martialement martelé « nous sommes en guerre ! ». En guerre contre une bestiole grosse comme le dix-millième de millimètre. Serait-ce pour faire oublier ses atermoiements et son inaction des semaines précédentes ? Préparer la population à un durcissement (toujours présenté officiellement comme provisoire, avant d’être prolongé puis permanent) du droit du travail ? Faire disgression quant au débat sur l’appauvrissement des hôpitaux publics (sur lequel alertent des millions de manifestants depuis le début de son mandat) ? L’impréparation du ministère de l’Éducation nationale ? L’abandon des stocks de matériel médical ? Le non financement de la recherche publique ?

Préparons-nous dès aujourd’hui à l’après-crise. Le néolibéralisme et ses représentants au pouvoir, eux, dament déjà le terrain en propageant sans barrière cette peur virale (d’après Les Échos, journal de Bernard Arnault, le 18 mars, plus de huit Français sur dix se disent "inquiets" ou "très inquiets"). Pour tenter de nous faire avaler ensuite des décisions plus liberticides, plus inégalitaires, plus libérales.

C’est contre ça qu’il nous faut entrer en guerre. Et ne pas en avoir peur. Dès aujourd’hui.

Messages

  • Signalons que ce texte a été suivi d’un second, sur le même thème (la peur) et provenant aussi d’un membre de la commission démocratie (à lire sur amitie-entre-les-peuples.org ou sur Mediapart).