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Quelle rupture attendre du tirage au sort ?

du postulat d’égalité à la reconnaissance de la capacité citoyenne)

mercredi 15 juin 2016, par François Schalchli

 Dépasser une interprétation non radicale du tirage au sort,
 Réfléchir à partir des objections (les tirés au sort en position de fragilité, la dépolitisation, qu’introduirait la procédure, etc.),
 Quel pouvoir citoyen le tirage au sort permet-il d’introduire ?

Enjeux et remarques de méthode

Quelle est la nature de notre perplexité au regard d’une utilisation intensive du tirage au sort ? : s’agit-il seulement d’un manque d’habitude, même si nous savons bien intellectuellement qu’il a existé dans l’histoire ? ou bien, à l’opposé, d’une inquiétude qui serait finalement de bon aloi parce que nous aurions pressenti qu’il changeait vraiment la donne démocratique ? En particulier, il est normal et « sain » quelque part que nous soyons troublés par cette notion de citoyen ordinaire à laquelle est accordée une place centrale : nous nous demandons s’il sera suffisamment compétent, motivé par l’intérêt général, distancié des préjugés les plus habituels, et nous multiplions les exigences, … … à moins que nous soyons attirés à l’inverse par les perspectives réellement nouvelles que semble offrir à la réflexion ce statut un peu particulier ! En tout cas, c’est l’interrogation sur ce statut qui constituera le fil conducteur de ma réflexion.

On peut considérer le tirage au sort sous deux angles :

  • Tout d’abord comme l’institution d’un contre-pouvoir qui permet, au moins aujourd’hui dans le contexte de la vie politique telle qu’elle est, « d’exercer une influence d’équilibrage permanent, servir de corde de rappel pour bloquer la tendance à l’autonomisation des élus au moment de la prise de décision » (extrait d’une intervention de Thomas Coutrot revue d’Attac Les possibles N°3). Ce moment est en effet le plus souvent gangrené par l’entre-soi des élus et autres décideurs, effet premier de leur professionnalisation, de leur coupure par rapport aux citoyens ; enfin de leur dépendance vis-à-vis de pouvoirs extérieurs au pouvoir politique. Le tirage au sort peut donc jouer en premier lieu un rôle de contestation continue de la vie politique telle que nous la subissons
  • Il est en mesure également d’introduire-ce sera son deuxième rôle- un bouleversement dans la considération accordée, au (aux) citoyen(s) et dans la reconnaissance de sa (leur) possibilité d’intervention, ce qui va jusqu’à retrouver ou inventer de nouveaux aspects de la démocratie, que lui seul peut introduire. C’est surtout ce deuxième aspect, plus pérenne et toujours susceptible d’approfondissement, que nous chercherons à analyser.

C’est en étudiant les objections à son existence et en tentant d’y répondre que nous pourrons en approfondir la pertinence et la place à lui accorder, mais aussi poser ses limites, notamment quant à l’articulation avec un processus électoral.

Il importe également, pour y voir clair, de ne pas séparer la procédure du tirage au sort du principe et des dispositifs de démocratie délibérative qui lui sont toujours « accolés » (ex : les conventions de citoyens) et qui en déploient la mise en oeuvre. Cette possibilité délibérative va seule donner sens au tirage au sort, aussi bien pour l’exercice d’une charge que pour la production d’un avis. La conviction que l’on peut faire confiance au citoyen, si elle est réelle et légitime, parcourt tout le processus. On examinera donc les deux réalités ensemble, selon l’invitation faite par Yves Sintomer selon le titre même de son article, Tirage au sort et démocratie délibérative- La vie des idées, en retenant particulièrement deux terrains d’application :

  • celui des conventions de citoyens
  • celui de la chambre des citoyens tirés au sort

I) Dépasser une interprétation non radicale du tirage au sort

Suivons donc le fil des mises en cause en commençant par la mise en avant d’une conception restrictive, d’un projet de mise en place effectif, mais circonscrit à la visée de la seule pacification politique -ou pour employer un terme critique, mais équivalent- d’assainissement politique. Il s’agit alors seulement de corriger les effets délétères ou désastreux quant au niveau de réflexion et par ailleurs d’image renvoyée de la politique qu’entraînent les excès de la concurrence en matière de carrière ou de course au pouvoir ; de rompre avec une personnalisation trop forte qui éluderait les divergences de fond, etc….En gros, sous cet angle, le tirage au sort permettrait une meilleure efficacité du fonctionnement de la démocratie libérale.

Mais les signes que cette visée reste compatible avec le libéralisme restent bien visibles, selon la thèse de M.Cervera_Murzal et Y.Dubigeon, dans l’article intitulé Le tirage au sort n’est pas soluble dans le libéralisme : l’ensemble de la démarche ne dépasse pas le stade du consultatif ; le tirage au sort est précédé du volontariat et d’une pré-sélection de compétence, première forme de tri qui s’oppose au décret d’une égalité politique absolue dont le tirage au sort dans sa version radicale cherche à se donner les moyens ; dans le même esprit, la procédure, mise en avant par des thinks-tanks et des associations de toute obédience, va se limiter à des controverses prioritairement techniques ou peu « clivantes » du point de vue politique.

Certes tous les commentateurs du dispositif, quelques soient leurs intentions explicites ou cachées, ont légitimité à se réclamer de la possibilité de la construction par cette procédure d’une position d’impartialité, voire du gain introduit en matière d’efficacité du travail politique. Nul n’aura à s’en plaindre !

Mais cependant on peut approuver sans hésitation nos deux auteurs précédemment cités lorsqu’ils parlent de neutralisation, tant des procédures -la pacification évoquée ci-dessus-, que du résultat du fait de la visée du consensus à tout prix. On peut espérer plus du tirage au sort et une articulation possible au processus d’émancipation. En tout cas, le moins qu’on puisse dire est que l’irruption citoyenne que l’on serait en droit d’espérer n’est pas encore au rendez-vous !

II) Réfléchir à partir des objections contre le tirage au sort

Essayons de les regrouper. (cf annexe 1)

1. Y a-t-il une « fragilité » particulière pour les tirés au sort ?

Les citoyens placés dans cette position, d’une manière ou d’une autre et sous différents angles, ne seraient pas prêt pour le tirage au sort et ses usages possibles.

Comme l’explique J.Testard dans L’humanitude au pouvoir - comment les citoyens peuvent décider du bien commun, l’expérience des conventions de citoyens montre vraiment le contraire, pour toutes celles qui ont eu lieu. Il déclare en particulier (page 41) : « il y a une levée soudaine de la chape oppressive qui inhibait au jour le jour l’intelligence, la générosité, la volonté de savoir et de décider … (c’est) l’occasion d’une rébellion paisible mais intégrale contre la domestication ».

Que faut-il mettre en avant dans le retournement d’attitude ici évoqué ?

  • le fait qu’il soit autorisé, encouragé, accompagné par le dispositif de tirage au sort, celui-ci valant comme gage de confiance et première reconnaissance ?
  • le fait que la situation soit vécue comme inédite (« levée soudaine ») ?
  • la prise de conscience pour les intéressés de leurs trésors cachés, notamment le fait qu’idées, savoirs et savoir-faire d’expérience étaient en partie disponibles (à travailler en commun néanmoins) mais niés ou considérés comme peu importants, souvent par les personnes elles-mêmes ?
  • le réinvestissement du quotidien, du « jour le jour », de l’ordinaire de la vie, de ce qui nous appartient le plus, comme base d’échange et de réflexion ?
  • le constat que s’échapper de l’idéologie dominante (« la domestication ») ne consiste pas à tant, ou seulement, à remplacer un modèle par un autre, mais commence par une « rébellion » (ce que l’on refuse en premier, n’est-ce pas d’être identifié par autrui ?) et va se continuer de manière ininterrompue (« rébellion intégrale ») ?

En tout cas, point n’est besoin de faire appel à un quelconque optimisme sur la nature humaine à ce propos. Il suffit d’admettre que certaines conditions rendent disponibles les ressources citoyennes et de le vouloir, c’est-à-dire d’en prendre réellement le risque.

Qu’en est-il plus particulièrement quant à la fragilité en matière de compétence ?

Certains sujets ou certaines charges comportent des aspects techniques, évidemment. Ces considérations ont à être traitées comme des moments à part : dans le cadre d’un pluralisme radical pour la présentation d’une première information ; avec l’appui de techniciens-experts, confortant les choix d’orientation des citoyens au fur et à mesure que ceux-ci se dessinent dans une arène délibérative.

En fait, « ce qu’on demande au citoyen, c’est d’être le porte-parole des interrogations brutes de la société et le témoin des valeurs sociales de cette société à propos d’un objet donné » (D.Boy Conférences de citoyens-mode d’emploi) La mise en forme technique, voire institutionnelle et politique qui en découle, est importante, mais vient en second. La démocratie fait le pari que c’est possible pour tous de procéder selon cet ordre.

On peut ainsi insister sur ce que le citoyen sait seul faire : contrairement à l’expert qui ne sera utile que s’il se maintient dans sa spécialité et à l’élu qui prétend souvent se camper d’emblée dans la hauteur et le surplomb de l’intérêt général, le citoyen pourra introduire un regard plus global sur une situation et le prendre de l’intérieur de celle-ci. Non seulement les avis ou pratiques tiennent la corde de la comparaison (selon les mêmes critères donc) avec la gestion des experts ou la politique des élus, mais encore –citons encore Y.Sintomer dans le même article- « les dispositifs de délibération qui rassemblent des citoyens ordinaires peuvent avoir des avantages épistémologiques par rapport au gouvernement représentatif et aux comités des sages ou encore aux experts, aux responsables politiques, aux publics participatifs formés sur la base du volontariat : une bonne délibération doit inclure des points de vue divers, de telle sorte que la gamme des arguments envisagés soit élargie et que la discussion soit plus inclusive ».

Certaines remarques concernent la fragilité du dispositif « tirage au sort » et donc des tirés au sort face à un environnement cherchant à exercer son influence (parlementaires, lobbys, medias). Se prémunir contre ce type de danger est avant tout affaire de dispositions institutionnelles : le caractère collectif des tirés au sort ; la rotation rapide de la charge ; la multiplication possible en parallèle des jurys ou conventions citoyennes ; voire jusqu’à la protection temporaire du déroulement des délibérations de ces dernières favoriseront l’indépendance des intéressés.

Mais les critiques semblent aller plus loin, mettre en évidence le caractère « isolé » du tiré au sort, même s’ils sont en groupe : ce serait des sortes d’atomes séparés des autres et sans insertion véritable, ce qui leur empêcherait tout impact important .

  • a) Affirmons déjà que la représentation, qui est lien politique si elle ne tourne pas comme aujourd’hui à la délégation non contrôlable, n’est en rien exclue des procédures de tirage au sort, bien au contraire : les tirés au sort en général peuvent se vivre comme symboliquement représentatifs au titre d’une perception claire de la représentativité sociologique de l’échantillon dont ils participent.
  • b) Ils le seront aussi politiquement, tout différemment de la manière des élus certes, mais réellement quand même, dans l’exercice des contre-pouvoirs qui leur seraient institutionnellement attribués. Ceci définit un rôle politique et des dispositifs institutionnels encore largement à inventer (cf ci-dessous chapitre III et annexe N°3), mais qui en tout cas contredisent le soupçon d’isolement et l’impossibilité du dynamisme.

2. Le tirage au sort, source de dépolitisation ?

On ne s’attardera pas sur l’affirmation que le tirage au sort est une machine conçue pour éliminer l’élection et tout ce qui peut, dans le meilleur des cas, l’accompagner : les campagnes politiques, les prises de position, interpellations des candidats, etc : tout ce qui pourrait, dans l’idéal, faire exister à cette occasion un réel débat politique, c’est-à-dire qui différencierait et opposerait des visions globales de la société. Tout cela, notre société en a évidemment besoin. Les partisans du tirage au sort ne confondront pas en conséquence la critique de la délégation de pouvoir après et entre deux élections avec ce qui peut se jouer en positif, à propos de l’acte d’élire.

Le but est plutôt « d’enrichir la dynamique démocratique en y faisant intervenir ce nouvel élément à une échelle significative » – Y.Sintomer- »

Cette objection de dépolitisation se formule en fait de plusieurs manières :

• Elle critique fortement le recours au citoyen ordinaire ou « quelconque » : l’insertion sociale et politique des tirés au sort serait comme gommée par ce système. Les tirés au sort seraient sans attache, sans appartenance, coupés de ce qui pourrait leur permettre de défendre une orientation !

Mais « l’ordinaréité » possède une toute autre signification, positive, et vise un autre but :

Une « inscription » préalable, un classement dans telle ou telle catégorie empêcherait ou diminuerait le « sang neuf » introduit par les individus retenus par le sort. La « soustraction » touche à tout engagement répertorié comme public et institutionnel. (elle ne peut ni ne veut pour autant désindividualiser bien sûr– cf paragraphe suivant)).

Ainsi, dans les conventions de citoyens on éliminera d’emblée bien sûr tous ceux qui ne pourraient être retenus au titre d’un conflit d’intérêt pour le sujet à débattre, mais aussi tous ceux qui disposant d’un discours déjà disponible sur la question, seraient déjà « situés », « positionnés » explicitement dans un engagement dans l’ordre économique, politique, syndical ou associatif, pré-orientant le débat et la production du groupe. J.Testard dans Le retour du tirage au sort http://jacques.testard.free.fr/ affirme : « un jury citoyen doit absolument éviter d’être constitué avec des partisans ». Yves Sintomer reconnaît lui-même que cette façon de procéder dans la constitution du groupe n’a rien de naturel, relève d’une « artificialité assumée » - et sans doute ne pouvant pas être entièrement remplie -, mais permet au mieux d’éliminer les rapports d’inégalité. Elle protège un droit à la différence.

En fait, il s’agit d’identifier ce que cette soustraction permet et produit. L’affirmation qu’en postulant l’égalité, on la décuple (cf la thèse de J.Rancière) va se conjuger avec la prise en considération de la diversité et variété des avis et expériences qu’autorise un groupe ou un collectif tiré au sort. Si on veut en effet jouer le jeu d’une délibération égalitaire et libre dans son déroulement, peut-être faut-il effectivement se soucier d’ instituer les conditions qui vont réduire ou éliminer tout ce qui serait discrimination dans la prise de parole et/ou le déploiement de la pensée ; accorder à tous les vécus, à toutes les expériences, à la diversité des histoires et des trajectoires le droit et la possibilité concrète d’être exprimés ; aux actes celle d’être expérimentés. Il faut enfin que le quotidien, l’ordinaire, voire le répétitif retrouvent leur valeur de matière noble de la politique (ici c’est l’opposition aux scoops des medias qui est à dénoncer) Paradoxalement, être considéré au départ comme quelconque, normal, ordinaire, profane, selon la diversité des appellations, met en situation d’être libre d’inventer personnellement et ensemble ; ouvrira peut-être la voie de l’originalité, du « décalé », de l’extraordinaire. La mise entre parenthèses d’éléments pré-donnés vise à accroître la richesse engendrée par le processus et les procédures.

On en conclura, en ce qui concerne les justifications du tirage au sort, qu’il nous incite à dépasser une scène politique trop moulée, cadrée dans les règles et rites du jeu politique et favorise à l’inverse tout ce qui peut permettre que l’existence de chacun et la possibilité d’une prise en main de celle-ci s’y retrouve. Cela vaut sans doute au-delà du tirage au sort et engage des visions multiples de la démocratie sur lesquelles nous reviendrons (cf : la fin de ce paragraphe ; confrontation de deux visions de la démocratie)

• On a pu aussi déclarer que les charges, ou sujets à débattre suite à un tirage au sort, n’étaient pas vraiment politiques,

C’est le sens possible des critiques évoquant une pratique « gestionnaire », fonctionnelle ou simplement technique. Des délibérations judicieuses ou des initiatives venant des citoyens tirés au sort existeraient bien, mais n’engageraient qu’un budget ou une préoccupation mineure (ex : les fonds de financement d’initiatives citoyennes locales) et insuffisante pour qu’on puisse parler de choix politique. Par ailleurs, les sujets retenus se définiraient plus comme sociétaux, éthiques parfois, que franchement politiques (ex : les conventions de citoyens sur la fin de vie)

Je crois que le diagnostic peut être contesté et que le problème principal demeure aujourd’hui l’absence réelle, dans les faits, de reconnaissance de la procédure elle-même et des dispositifs accompagnant ou intégrant le tirage au sort.

Voici quelques exemples, tirés du réel ou valant comme projets, qui iraient à contre-courant de l’objection :

  • une assemblée citoyenne de 1000 personnes tirées au sort a statué en Islande dans un premier temps sur l’essentiel : les valeurs sociales à introduire dans la nouvelle constitution (2009)
  • les programmes des partis politiques avant les élections pourraient être soumis à la critique de jurys citoyens (aux Etats-unis en 1990, cela a été immédiatement interdit !)
  • les questions politiques proprement dites soumises à un avis des conventions de citoyens sont également envisageables : J.Testart, dans son ouvrage déjà cité, envisage d’élargir leur champ hors des controverses technologiques, car les « situations de controverse et d’incertitude ne manquent pas dans la vie politique » et de citer « les politiques d’austérité, la sortie de l’euro, la réduction des dépenses publiques, le libre-échange, l’accueil des étrangers » (pages 114-115 de l’ouvrage)
  • -enfin dans le projet de tirage au sort exposé par Jean-Claude Bauduret, où la chambre des citoyens pratiquerait les mêmes navettes avec le parlement que l’actuel Sénat, toutes les élaborations de loi seraient examinées par les citoyens tirés au sort (annexe 3)

La soi-disante dépolitisation des sujets fait néanmoins réfléchir : les procédures spécifiques à chaque dispositif usant du tirage au sort conviennent forcément au départ à certains types de sujets et de contextes plus qu’à d’autres : les sujets appropriables sans lourde formation technique ou déjà « cadrés » de façon claire dans une controverse sociétale sont facilement en phase avec le déroulement d’une convention de citoyens. De même, c’est essentiellement d’abord au niveau local que les jurys citoyens permettront un regard global sur une situation, etc. Pour que la volonté d’une extension à des problèmes plus centraux en politique puisse s’affirmer, le caractère évolutif, moins stabilisé des problèmes, l’enchevêtrement des dimensions économiques, sociales, idéologiques et proprement politiques dans chacun d’eux devront être pris en compte et nécessiteront à coup sûr un travail d’invention pour le choix des tirés au sort et les modalités de leur activité (formation ; échange ; forme possible dans la prise d’avis, etc.) Un champ est ouvert !

• Enfin, la conflictualité politique serait étrangère au tirage au sort

On sait l’importance de la conflictualité dans une véritable démocratie. Le tirage au sort lui porterait alors, selon l’objection, un coup sérieux : en effet, égalisateur plutôt qu’égalitaire, il mettrait tout et tous sur le même plan, entravant ainsi la défense des intérêts du peuple, de toutes les catégories variées de dominés ou d’exploités. La conception émancipatrice de la démocratie, serait forcément abandonnée : les contenus de justice sociale, aujourd’hui de considération écologique, pré-donnés pour le débat politique seraient méconnus ; les groupes objectivement constitués dans les rapports de production, correspondant à des identités sociales et politiques pré-identifiables ne seraient pas différenciés les uns des autres ; au niveau subjectif, l’oubli de l’enracinement de l’implication politique dans une logique revendicative tuerait l’éveil au politique proprement dit et finalement la conscience de classe ou la volonté « populaire » ne seraient pas vraiment en mesure d’être réanimées.

Mais une toute autre conception de la démocratie, du peuple et de la politique peut être mise en avant : celle qui y voit un processus constant de redéfinition des identités collectives, de construction d’un « nous populaire » se réappropriant toutes les dimensions de son existence, cherchant à reconnaître les singularités et réalisant cette avancée par sa prise de parole multiple et son action même.

On peut tenter de préciser cette nouvelle approche : les réalités économiques, sociales, culturelles, médiatiques, etc, sont à articuler par les intéressés eux-mêmes en des ensembles nouveaux ; le processus créatif collectif avec ses conflits et contradictions, compte autant que les « intérêts » déclarés à défendre ; il ne s’inscrit pas dans des cadres déjà donnés et conduit à une régulation assumée en commun de l’imprévisible ; en parallèle, les formes militantes et les voies d’accès au politique se diversifient, sans hiérarchie ; enfin le peuple se vit comme tel seulement lorsqu’il se déclare tel. Judith Butler dans « nous le peuple, réflexion sur la liberté de réunion », article paru dans Qu’est-ce qu’un peuple ?- (collectif-2013) identifie la souveraineté populaire à « une forme auto-produite et réfléchie, distincte du régime représentatif qu’elle légitime » et qui « cherche à faire émerger la pluralité sociale qu’elle nomme » Le peuple, à défendre au sens de le faire exister, est l’œuvre de sa propre construction plurielle.

La conflictualité est loin d’être absente de cette nouvelle perspective : elle constitue une occasion permanente d’enrichissement à la base et pas seulement, comme dans la première perspective évoquée, un passage obligé pour une défense ou résistance, aussi légitimes celles-ci soient ces dernières. Un peuple pluriel est à construire ou plutôt à construire comme pluriel. Cette pluralité ne va jamais de soi et se doit toujours d’être conquise. Ce processus d’ouverture nous est rappelé par Klerotarien,(un pseudonyme choisi par son auteur, en relation avec la machine utilisée dans l’antiquité pour le tirage au sort !) : « la vertu qui serait celle d’assemblées de citoyens est tout autre : des individus conservant leur individualité y feraient l’expérience autonome à travers la délibération des lois du fait insoupçonné de leurs solidarités ; ils s’apprendraient qu’ils existent et que le monde dans lequel ils évoluent respectivement n’épuise pas la réalité ».

Du coup (c’était encore une objection avancée contre le tirage au sort), on ne voit pas pourquoi le consensus serait toujours recherché ou privilégié : les désaccords pourraient être inscrits dans un avis délibératif, appeler à des débats complémentaires. Cette pratique est à différencier de celle du jury d’assises : le jury ou la convention citoyenne n’a pas à trancher ; le débat n’est pas clos.

Si la tendance générale au consensus, maintenant ce qui est en place et psychologiquement sécurisant, pousse à privilégier en premier ce qui sera perçu comme s’écartant le moins possible des normes de la société, diverses dispositions d’organisation peuvent tenter d’y faire face comme le fait de multiplier les conventions de citoyens sur le même sujet ; diverses pratiques d’animation peuvent instaurer une vigilance pour permettre à tous les points de vue, même les plus minoritaires de s’exprimer. Plus largement, la liberté d’esprit peut être regardée comme facilitée s’il y a une attente réelle de l’intervention citoyenne. On ose si on vous en reconnaît le droit !

Comment situer le tirage au sort par rapport à ses deux conceptions de la démocratie que nous avons dessinées ? Il peut trouver son inspiration des deux côtés, même si l’affinité avec les pratiques de la nouvelle approche de la démocratie semble bien plus grande.

  • a) La première met à juste titre l’émancipation au centre de son projet et l’on est en droit d’attendre que les sujets sur lesquels les citoyens tirés au sort interviendront - sujets qui eux relèveront de la délibération et de la décision collectives- soient liés à cette préoccupation. De plus, si c’est sous forme de ressources offertes et non de modèles pré-établis à suivre, la réactivation des traditions inachevées et plurielles du passé (aspirations ; débats ; luttes) ne serait que source d’enrichissement pour le présent. Des « tableaux historiques » pourraient être à disposition
  • b) Néanmoins, la deuxième perspective d’un autogouvernement collectif visant à s’étendre à tous les domaines de l’existence, à développer dans toutes les directions la réappropriation citoyenne des problèmes et de leurs solutions, propre à cette nouvelle approche de la démocratie, semble mieux convenir à l’esprit d’ouverture permanente et de créativité possible face aux situations qui me semble caractériser le tirage au sort. Il y a là la reconnaissance possible de l’inventivité collective. Altérité et pluralité, valeurs-clé de la démocratie, trouvent toute leur place.

III) quel pouvoir citoyen le tirage au sort peut-il introduire ?

Reprenons enfin les deux dernières objections énoncées contre le tirage au sort (cf annexe1) : un échantillon, même sociologiquement représentatif, ne l’est pas encore et forcément politiquement : le parallélisme de profil, l’identité d’appartenance entre tirés au sort et population d’origine est une condition nécessaire - rappelons comparativement que ce n’est pas du tout le cas pour les élus aujourd’hui !-, mais non suffisante de la construction d’un projet politique. Il y a d’autre part la question des « comptes » à rendre : certes ceux-ci peuvent certes être demandés aux tirés au sort ; un contrôle peut être exercé à leur égard, mais seulement au niveau des moyens, jamais au niveau des résultats. A qui rendraient-ils des comptes à ce niveau puisqu’ils n’ont pas été « choisis » ?

Plusieurs voies ont été explorées pour sortir de cette impasse :

  • celle du micro-pouvoir au niveau local, à l’exemple des jurys berlinois (Anja Röcke et Y.Sintomer- article sur le sujet dans Gestion de proximité et démocratie participative-collectif) : une décision ciblée sur des projets de quartier peut se justifier par une logique de large rassemblement de citoyens tirés au sort et de personnes actives, « forces vives » du quartier, avec la facilitation permise par le manager de quartier. Ici, la légitimité d’un travail en commun, d’une co-construction de projets territoriaux peut supplanter la légitimité du nombre se traduisant par le vote
  • celle d’un droit au « suivi » des propositions, comme dans le cas d’une convention de citoyens : droit d’obtenir la justification par l’autorité politique des acceptations, refus, demandes d’approfondissements. Cette garantie de réponse peut se prolonger par un observatoire des engagements regroupant les mêmes personnes ou en faisant appel à d‘autres.
  • celle de la chambre de citoyens tirés au sort : les citoyens quittent la logique si décevante de la simple consultation en ayant le pouvoir d’obliger à la délibération : quand on regarde les différentes missions dévolues à cette chambre (cf annexe 3), on remarque d’abord l’existence d’une fonction générale de contre-pouvoir permettant d’amender pour avis les propositions des députés, à l’instar de l’actuel Sénat ; on voit surtout apparaître la possibilité « d’enclencher » une procédure de veto et de renvoi à une nouvelle procédure -de convention de citoyens ou de référendum- actualisant une démocratie de contrôle, déployant un contre-pouvoir réel, institutionnalisé. Ainsi, la chambre des citoyens ne déciderait pas elle-même de la loi, mais pèserait, par des mécanismes précis et définis sur la délibération concernant cette dernière.

Mais, sauf à nier le rôle des élus, ces procédures de suspension devraient être réservées aux séquences ou situations où des « points fondamentaux de la vie commune » seraient en péril ou niés. Les divers projets de chambre des citoyens qui ont été formulés vont dans ce sens et évoquent par exemple la question des droits de l’homme, les inégalités sociales criantes, la défense des générations futures. La réécriture de la Constitution est également mise à l’ordre du jour.

La détermination de ce « fondamental » légitimant le travail de la chambre des citoyens serait évidemment très délicate, Elle devrait toujours relever d’une délibération collective préalable, croisée selon plusieurs procédures et devrait déboucher sur des formulations restant provisoires La souveraineté populaire là aussi resterait première, tout en positionnant fermement et précisément les citoyens tirés au sort dans le rôle et la responsabilité de « veilleurs de la cité ». Quelque chose de comparable aux lanceurs d’alerte, mais centré sur la vie politique, pourrait prendre figure.

Conclusion

Sur des questions comme celle du « qui » serait concerné par le tirage au sort ( volontariat préalable ou non) ; le « avec qui » les tirés au sort pourraient co-construire projets et lois, mais dans un fonctionnement qui assurerait leur indépendance ; le « quoi » : des sujets, si possible accessibles, variés et en même temps significatifs ; le « quand », avec par exemple une pratique différente du choix des candidats en période électorale ; le « où » : cadre de vie, entreprise, mais aussi au sein des associations, partis et mouvements pour augmenter leur démocratie interne ; la fonction impartie enfin : opiner, proposer, évaluer, par exemple comme dans le contrôle des engagements, … décider, les modalités et les expérimentations peuvent être multiples et variées.

Rappelons simplement pour finir la citation de Gramsci qui peut nous servir en tout ceci de boussole : « il ne suffit pas de s’emparer de l’Etat, il faut encore régner dans la société civile, le problème étant qu’on ne la conquiert pas de la même façon ! »

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Annexe N°1 : Un relevé d’arguments avancés contre le tirage au sort
Etabli à partir de diverses sources : (F.Asselineau U.P.R- 20 septembre 2011 ; une assemblée tirée au sort ? Libération 13 novembre 2014 ; blog de Clément Sénéchal Médiapart 14 novembre 2011 ; documents d’André Bellon et Raoul Jennar

  • Vers la suppression progressive d’éléments fondamentaux de la vie politique : partis ; campagnes politiques ; négation des traditions politiques propres aux circonscriptions territoriales
  • Le tirage au sort ratifie la perspective individuelle, à l’opposé de la force collective propre aux partis, associations, mouvements sociaux
  • Tous ces éléments font rempart contre l’influence des medias et des lobbys
  • Les tirés au sort, parce « qu’interchangeables », deviennent des monades épurées de toute histoire et de toute inscription sociale ; des isolats sérialisés par les techniques statistiques
  • La délibération collective (conventions de citoyens, jurys, assemblées citoyennes) ne peut pas grand-chose contre l’idéologie dominante et l’hégémonie culturelle : certains avis sont à craindre
  • Risque d’incompétence dès que les questions se complexifient
  • Principe de la recherche du consensus : pas de possibilité de conflictualité ou de divergence de projets
  • Cette vision consensualiste est typique de l’idéologie bourgeoise
  • La vision est exclusivement gestionnaire : en l’absence d’une vision d’ensemble autour d’une orientation définie, la défense du peuple et de ses intérêts passe au second plan, supplantée par la seule recherche de compétence
  • La représentativité sociologique de de l’échantillon statistique n’épuise pas la question de la représentation qui se construit également autour d’un projet et d’un mandat
  • À qui les tirés au sort pourraient-ils rendre des comptes ?

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Annexe N° 2 des justifications avancées par le tirage au sort
(liste établie par moi-même à partir des indications des écrits de Y.Sintomer)

  • L’égalité politique absolue dans son principe, -tous susceptibles d’être tirés au sort - permet au citoyen, comme le disait Aristote, d’être « tantôt gouvernant, tantôt gouverné » Elle rapproche d’un autogouvernement de tous par tous
  • La résolution des questions controversées se fait dans l’impartialité, sans nier la possibilité de conflits. Les citoyens, non partisans, n’ont pas d’intérêts déclarés à défendre, contrairement aux élus, experts et sont plus aptes à une mise à distance
  • Une politique plus délibérative, approfondissant les problèmes et qui aboutit à des résultats utiles
  • La diversité des expériences sociales peut soulever des considérations nouvelles, développer un regard différent et aboutir à des conclusions inédites.
  • La représentativité sociologique (la maîtrise des techniques statistiques d’échantillonnage alliée à de l’ingéniosité pour dresser les listes utilisables pour le tirage au sort est suffisante à ce jour) assure au moins que ce soit la parole réelle de la société qui s’exprime

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Annexe N°3 : projet de chambre de citoyens tirés au sort
(à partir du document de Jean-Claude Bauduret – « quelques propositions institutionnelles pour régénérer une démocratie chancelante »)

  • 6OO citoyens tirés au sort et ensuite volontaires pour participer
  • Un mandat court (1 ou 2 ans)
  • Congé financé, avec rémunération identique à l’antérieure (ou un minimum à fixer) et assurance de retrouver son poste de travail
  • Organisation des moyens de formation et d’information (comme pour une convention de citoyens)
  • Obligation de dénoncer tout lobbying
  • Même rôle que l’actuel Sénat ; même procédure de navettes (3)
  • La chambre aura le pouvoir de suspendre la loi et de provoquer un référendum si elle estime que le désaccord avec les députés est particulièrement grave
  • Elle abritera la Maison des citoyens, chargée d’organiser des conventions de citoyens
  • Pouvoir d’initiative de la loi : elle pourra rédiger une proposition de loi à l’issue d’une convention de citoyens

N.B. Dans tous les cas, la décision finale serait prise soit par le peuple souverain, soit par ses représentants élus.