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La langue, outil incontournable de l’espace public européen

vendredi 21 septembre 2007, par Henri Paraton, Jean-François Escuit, Michel Christian, Robert Joumard

En fin d’article, les pdf du texte en français, italien, allemand, espagnol, anglais et espéranto.

Pour être démocratique, la vie politique européenne nécessite un espace public qui offre les conditions d’un véritable débat public européen commun, mettant en scène les contradictions comme les accords entre les peuples et entre les citoyens. Or La société est divisée en ceux qui peuvent parler - ils sont rares - et la masse qui n’a qu’à se taire ; entre ceux qui sont renseignés parce qu’ils parviennent à s’alimenter à des sources variées – ils sont encore plus rares - et la masse qui reçoit des nouvelles incomplètes, déformées, convergentes (1).

Il faut organiser pour tous, un droit à l’information pluraliste et contradictoire (2). Ce droit est une condition élémentaire de la vie démocratique : les citoyens européens doivent pouvoir s’informer et informer les autres citoyens européens, car c’est à eux de débattre. Il s’agit donc du droit d’accès à l’information comme du droit de diffusion de l’information.

À coté de nombreux autres aspects (3), la construction d’un espace politique commun pose le problème de la diversité des langues, eu égard à l’omniprésence de la langue dans l’activité humaine. En effet toute limitation du débat à l’intérieur des frontières linguistiques ou nationales implique la défense d’intérêts nationaux, si légitimes soient-ils. Or, c’est l’intérêt général de l’ensemble des Européens dont nous devons débattre ensemble. Pour cela nous devons pouvoir nous comprendre entre acteurs de l’espace public (citoyens, presse, personnel politique...).

Du grec au globish

Les élites ont souvent utilisé une langue différente de celle de leur peuple pour aider à leur domination : ce fut le cas du grec à Rome, du latin dans l’Europe du Moyen-âge, du français dans une grande partie de l’Europe aux 18 et 19e siècles. L’anglais les a aujourd’hui remplacées. Il s’agit plus exactement de l’anglo-américain, du globish. Le globish est d’abord une lingua franca, qui sert à demander un café, de Tamanrasset à Pékin, et qui sert à soumissionner à Bruxelles. C’est surtout, à la différence de l’anglais, une langue extrêmement pauvre, qui enseigne ou contraint à penser pauvrement. On peut peut-être la comparer à la langue du IIIe Reich, une langue allemande en train de se modifier, de s’appauvrir, d’être orientée-violentée, avec des mots comme de « minuscules doses d’arsenic », pour devenir une langue de transmission idéologique (4, 5, 6). Le globish n’est-il pas aussi une langue en train de se modifier, de s’appauvrir, d’être orientée-violentée, pour devenir une langue de transmission de l’idéologie libre-échangiste, à laquelle elle est unie par une sorte de solidarité naturelle (7) ? Le globish est l’idiome des élites mondiales qu’elles ont progressivement imposé comme langue à vocation planétaire, et avec lequel elles ambitionnent d’imposer subrepticement leurs seuls schémas de pensée. N’est-ce pas une des manières qu’elles emploient pour assurer leur domination sur les peuples ? (8). La percée du globish tend par ailleurs à marginaliser les langues nationales et à revaloriser les langues infranationales, comme on le voit, entre autres, en Espagne et en Allemagne (9). La convergence accélérée, si rien n’est fait, vers l’hégémonie linguistique exercée par l’anglais est dangereuse pour la diversité linguistique et surtout culturelle, et préoccupante pour ses implications politiques et géopolitiques.

L’usage de cette langue nationale pour les échanges internationaux procure aussi un avantage considérable aux membres anglophones de l’Union européenne, le Royaume-Uni et l’Irlande, qui jouent naturellement un rôle essentiel dans l’enseignement de leur langue, et qui ne supportent aucun frais de traduction et d’interprétation, au contraire de leurs partenaires. Les entreprises non anglophones doivent supporter des coûts extrêmement pesants de traduction et d’interprétation professionnelles pour travailler dans des conditions égales à celles de leurs homologues anglophones. Il ne faut pas oublier qu’aux coûts directs du personnel s’ajoutent de lourds coûts indirects et organisationnels (allongement des temps de travail pour la nécessaire phase, ultérieure, de traduction...). Le Royaume-Uni gagnerait actuellement, à titre net, au minimum 10 milliards d’euros par année, et même 18 milliards d’euros si l’on tient compte de l’effet multiplicateur de certaines composantes de cette somme ainsi que du rendement de ces fonds libérés (10). Ce chiffre, qui correspond à près de 1 % du produit intérieur brut britannique, ne tient pas compte de différents effets symboliques, comme l’avantage dont jouissent les locuteurs natifs de la langue hégémonique dans toute situation de négociation ou de conflit se déroulant dans leur langue. Cette somme peut être comparée au budget de l’Union européenne (116 milliards d’euros en 2007), ou à la contribution du Royaume-Uni à ce budget qui s’élève à 15 milliards d’euros. Il va de soi que ce n’est pas la langue anglaise en tant que telle qui est en cause, mais l’hégémonie linguistique, quel que soit le pays ou le groupe de pays qui en bénéficie.

L’autre langue commune, l’espéranto, née il y a plus d’un siècle, n’a guère réussi à percer jusqu’alors. Elle n’a pas réussi à surmonter les préventions qui l’entourent et qui sont souvent basées sur la simple ignorance (10).

Mais qu’est-ce qu’une langue ?

Les linguistes nous apprennent par ailleurs que les langues ne sont pas neutres. Chaque langue exprime des concepts qui lui sont propres et véhicule une vision du monde particulière. En effet Diverse lingue sono atte a significare diversi concetti (11) : depuis le 16e siècle nous savons que des langues diverses sont aptes à signifier des concepts divers : la diversité des connaissances est liée à la diversité des langues. Il en est ainsi des concepts de laïcité et de service public, que la langue française exprime particulièrement bien, mais que beaucoup d’autres langues peinent à traduire par de longues périphrases, de la common law britannique, sorte de droit oral peu compréhensible pour un non anglophone, ou dans un autre domaine du business plan, sorte de planification pour une entreprise que le français utilise tel quel, sans que le sens en soit clair pour la majorité. L’histoire a joué aussi un grand rôle dans les expressions du registre politique. Pensons par exemple aux expressions « États généraux » ou « cahiers de doléances », qui, même traduites, n’ont guère de sens pour la plupart des Européens. Les mots « nation », ou bien « peuple » renvoient à des notions non seulement différentes, mais même opposées, quand elles sont employées en allemand – avec une connotation impériale et ethnique – ou en français, prenant alors un sens politique d’émancipation. De même avec l’anglais : quand on parle de « liberté », en France, on réfère bien souvent à des droits conquis collectivement, inscrits dans la loi, et garantis par l’État. En Grande-Bretagne, « liberty » renvoie tout au contraire à la limitation du rôle de la puissance publique. Ces concepts et la langue qui les exprime sont liés au contexte politique, et influent sur lui en retour (8).

Les philosophes de l’ère des Lumières et une partie de la philosophie anglo-saxonne, dite analytique, se sont opposées à cette spécificité des langues. Les philosophes de l’ère des Lumières ont lutté contre les « préjugés » sédimentés dans les langues. La politique linguistique de la Terreur, cinq ans après la révolution française, en est la continuation politique : elle visait à détruire les préjugés sémantiques sédimentées dans les différentes langues en France, mais aussi qui se trouvent dans la langue française elle-même. Ce dernier objectif a échoué : le français n’a pas été nettoyé de son caractère français (9). Quant à la philosophie anglo-saxonne, ce qui compte, au moins comme tendance chez elle, c’est le concept, pas le mot, pas la langue. Cet universel du concept indifférent à son expression, peut importe l’habit, la langue qu’il revêt. Et traduire c’est simplement changer d’habit. Mais la caractéristique universelle n’a pas vu le jour.

À l’opposé de ces conceptions, des linguistes estiment que ce qui compte en chaque langue, ce qui la caractérise, ce sont les équivoques qu’elle contient : les équivoques chargent de sens les mots d’une langue dans son usage littéraire, mais aussi technique ou politique (4, 12). Et, à l’extrême, le nationalisme linguistique survalorise les spécificités de la langue nationale, sa vision du monde et nie que les autres langues sont tout aussi précieuses et tout aussi riches. Une langue est donc à la fois un simple outil de communication apte à traduire nombre de concepts, et un outil idéologique particulièrement apte à exprimer certains concepts et pas d’autres.

Des pistes linguistiques pour un espace public

La souveraineté populaire et la construction d’un espace public exigent donc que les langues qui en sont le vecteur permettent à chacun de s’exprimer et d’être compris, sans lui imposer par ce biais des concepts qui lui sont étrangers et sans atteindre à la diversité culturelle de l’Europe. Il est donc hors de question d’imposer aux citoyens européens telle ou telle culture nationale, et tout particulièrement quand cette culture n’est pas européenne mais essentiellement américaine, ce qui est le cas du globish (13).

Plusieurs solutions non exclusives sont envisageables :

  • Aller vers un anglais véhiculaire et déculturé, mais est-ce possible ? Les linguistes en doutent fortement comme on l’a vu plus haut et insistent sur la pauvreté de la pensée qu’elle permet. L’anglais même déculturé sera de toute manière toujours proche de l’anglo-américain. Le coût économique, culturel et politique de l’hégémonie d’une langue nationale serait considérable.
  • Développer une prévalence de quelques langues au sein de l’Europe : l’allemand, le français et l’anglo-américain (14) ; mais cela ne changerait guère la donne, éliminerait à terme les autres langues européennes, et rien ne dit que cela freinerait l’hégémonie du globish.
  • Renforcer les recommandations européennes d’enseigner systématiquement deux langues étrangères dans chaque pays membre, en le rendant obligatoire ou en enseignant à tous les Européens trois ou quatre langues européennes, afin que la plupart les parlent couramment, comme c’est le cas par exemple dans nombre de pays africains. Ce scénario serait aussi onéreux économiquement que le scénario d’hégémonie de l’anglais, mais réduirait considérablement les transferts contraires à l’équité et les inégalités entre Européens. Il présente un risque certain d’instabilité et d’érosion en faveur de l’anglo-américain, à moins de mesures d’accompagnement très strictes (10).
  • Promouvoir l’intercompréhension au sein de chaque famille de langues, par exemple au sein des langues romanes, au sein des langues slaves ou au sein des langues germaniques, comme c’est déjà le cas au sein des langues scandinaves, ce qui pourrait être une solution à court et moyen terme (13). Par intercompréhension, on entend la capacité de comprendre une langue étrangère sans savoir ni la parler ni l’écrire : chacun parle et écrit dans sa propre langue et sait comprendre et lire celle de l’autre (15). Si cela favorise les échanges au sein d’une même famille linguistique, ce n’est pas suffisant pour un espace public réellement européen. Une première habitude que chacun peut mettre en œuvre est de préférer des expressions longues mais sans ambiguïté à des termes ou expressions synthétiques compris différemment selon les milieux et les cultures.
  • Faire jouer à l’espéranto le rôle de langue commune auprès des générations à venir. C’est une langue artificielle, un peu comme l’hébreu moderne qui s’est néanmoins imposé en Israël. Ce n’est la langue d’aucun pays et son usage ne donnerait aucun avantage économique ou symbolique à tel ou tel pays. Son usage se traduirait par une économie nette d’environ 25 milliards d’euros pour l’Europe entière (Royaume-Uni et Irlande compris), et de près de 5 milliards pour la France (10). C’est une langue beaucoup plus facile à apprendre que toutes les autres langues : alors qu’il faut 1500 heures pour atteindre un niveau standard en anglais, on estime qu’il faut de 3 à 10 fois moins d’heures pour atteindre un niveau équivalent en espéranto (10, 16, 17). Il suffirait de rendre obligatoire le seul enseignement de l’espéranto, en sus de la langue nationale, toute autre langue étant optionnelle. C’est aujourd’hui une langue sans guère de tradition culturelle que n’a pas encore beaucoup enrichie l’exercice de la pensée ; mais pourquoi ne pourrait-elle pas devenir une langue de culture, le ciment citoyen de l’Europe ? La conférence générale de l’Unesco de 1985 reconnaissait « les grandes possibilités qu’offre l’espéranto pour la compréhension internationale et pour la communication entre les peuples de nationalités différentes ». Les fréquentes réactions de rejet à son égard devraient cependant être vaincues, notamment par l’information et la volonté commune.

Il faut de toute manière une forte volonté politique pour institutionnaliser ces vecteurs d’échanges directs et d’identité commune entre les citoyennes et citoyens d’Europe, comme seule l’intervention de l’État a permis à certaines langues (hongrois, finnois, tchèque, estonien, hébreu moderne, etc) de survivre ou de s’adapter à la modernité (7).

Références

1. Mort d’une liberté. Techniques et politique de l’information. J. Kayser, Plon, 1955.
2. Pour une appropriation populaire des médias. Groupe de travail "médias" du Parti communiste français, novembre 2005, 26 p. www.forum-alternative.fr/IMG/pdf/note_media.pdf
3. Quelle Europe construire ? Les termes du débat. R. Joumard, H. Paraton, M. Christian & JF. Escuit, 2007, 46 p. http://etienne.chouard.free.fr/Europe/messages_recus/Quelle_Europe_construire.rtf ; version espagnole : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/messages_recus/Que_Europa_construir.rtf
4. Les « intraduisibles » en sciences sociales. B. Cassin, Traduire, n°212, 2007, p. 51-61.
5. LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue. Victor Klemperer, trad. fr. E. Guillot, Albin Michel, 1996 [Leipzig, 1975].
6. Don’t speak English, Parlez globish ? J-P. Nerrière, Eyrolles, 2e éd. mise à jour et complétée, 2006.
7. Combat pour le français. C. Hagège, Odile Jacob, Paris, 2006, 244 p.
8. Être et parler français. P.M. Coûteaux, Perrin, 2006, 400 p.
9. L’antinomie linguistique – Quelques enjeux politiques. J. Trabant, in M. Werner (dir.), Politiques et usages de la langue en Europe, éd. MSH, 2007, p. 67-79
10. L’enseignement des langues étrangères comme politique publique. F. Grin, Haut conseil de l’évaluation de l’école, Paris, 2005, 125 p. http://cisad.adc.education.fr/hcee/documents/rapport_Grin.pdf
11. Dialogo delle lingue. S. Speroni, 1542, in M. Pozzi (dir.), Discussioni linguistiche del Cinquecento, Turin, UTET, 1988, p. 279-335.
12. La traduction des brevets : quand la technique rencontre le droit. J. Combeau, Traduire, n°212, 2007, p. 62-69
13. Un monde polyglotte pour échapper à la dictature de l’anglais. B. Cassen, Le Monde Diplomatique, janvier 2005, 6 p. www.monde-diplomatique.fr/2005/01/CASSEN/11819
14. Une constitution européenne. R. Badinter, octobre 2002. www.aidh.org/Europe/Conv_05badin.htm
15. Des université européennes ont développé des initiatives et des programmes d’intercompréhension, parmi lesquels le projet GALATEA : http://www.u-grenoble3.fr/galatea/ et http://www.galanet.eu.
16. L’espéranto. B. Flochon, in Gauthier (éd.), Langues : une guerre à mort, Panoramiques, n°48, 2000, p. 89-95.
17. Studio della commissione sulla lingua internazionale (Étude de la Commission sur la langue internationale). Ministère de l’instruction publique / Ministero delle pubblica iztruzione, Bolletino ufficiale del Ministero delle pubblica iztruzione, n°21-22, 1995, p. 7-43. www.internacialingvo.org/public/126_plena.htm