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La langue européenne, ou la création d’un espace public européen

mardi 6 mai 2008, par Henri Paraton, Jean-François Escuit, Mariangela Rosolen , Ricardo Gomez , Robert Joumard

En fin d’article, Pdf de l’article en français et en espagnol.

« La langue s’est toujours accompagnée de l´Empire »
Antonio de Nebrija

La Commission européenne a récemment publié un document intitulé : « Un défi salutaire : comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe » (1). Il s’agit d’une proposition d’un groupe de dix « personnalités actives dans le domaine de la culture », groupe constitué sous le patronage de monsieur Léonard Orban, Commissaire pour le multilinguisme. L’orientation proposée conduit à reconnaître, « en les distinguant nettement », une « langue de communication internationale » et une « langue maternelle adoptive ». Le texte évite de s’attarder sur la première dont nul ne doute qu’il s’agisse de l’anglais. Les propositions se concentrent uniquement, et longuement, sur la deuxième dont « le choix serait virtuellement illimité »… Après avoir remarqué que « du point de vue professionnel, tout porte à croire que la langue anglaise sera, à l’avenir, de plus en plus nécessaire, mais de moins en moins suffisante », le texte affirme : « Peut-être faudrait-il souligner ici qu’il serait évidemment souhaitable que certains européens choisissent l’anglais comme langue personnelle adoptive (…). Il nous parait important que celle-ci préserve et affirme la place éminente qu’elle mérite comme langue de culture, plutôt que d’être confinée à un rôle d’instrument de communication globale, rôle flatteur mais réducteur, et potentiellement appauvrissant. »

Il est regrettable que sur un sujet aussi fondamental que celui de la citoyenneté européenne, les aspects géopolitique, politique, financier et sociétal soient laissés de côté.

En effet, dans un rapport édité par le Haut conseil à l’évaluation de l’école et relatif à l’enseignement des langues étrangères comme politique publique (2), il nous parait honnête de relever les propos suivants afin de respecter l’ensemble des citoyennes et citoyens d’Europe : « l’hégémonie linguistique (…) en faveur de l’anglais serait une fort mauvaise affaire pour la France ainsi que pour tous les Etats non anglophones de l’Union européenne, voire au-delà des frontières de l’Union. Pourquoi ? Parce que cette formule donne lieu à une redistribution des plus inéquitables, à travers (..) des canaux qui sont les suivants :

  • une position de quasi monopole sur les marchés de la traduction et de l’interprétation vers l’anglais, de la rédaction de textes en anglais, de la production de matériels pédagogiques pour l’enseignement de l’anglais ;
  • l’économie de temps et d’argent pour les anglophones, grâce au fait qu’ils ne font plus guère l’effort d’apprendre d’autres langues ;
  • le rendement de l’investissement, dans d’autres formes de capital humain, des ressources que les anglophones n’ont plus besoin d’investir dans l’apprentissage de langues étrangères ;
  • la position dominante des anglophones dans toute situation de négociation, de concurrence ou de conflit se déroulant en anglais. »

Et, pour conclure :

  • « le Royaume-Uni gagne, à titre net, au minimum 10 milliards d’euros par année du fait de la domination actuelle de l’anglais ;
  • si l’on tient compte de l’effet multiplicateur de certaines composantes de cette somme, ainsi que du rendement des fonds que les pays anglophones peuvent investir ailleurs du fait de la position privilégiée de leur langue, ce total est de 17 à 18 milliards d’euros par année ;
  • ce chiffre serait certainement plus élevé si l’hégémonie de cette langue venait à être renforcée par une priorité que lui concèderaient d’autres États, notamment dans le cadre de leurs politiques éducatives respectives ;
  • ce chiffre ne tient pas compte de différents effets symboliques (comme l’avantage dont jouissent les locuteurs de la langue hégémonique dans toute situation de négociation ou de conflit se déroulant dans leur langue) ;
  • le scénario « plurilingue » (…) ne réduit pas les coûts, mais les inégalités entre les locuteurs ; toutefois, étant donné les forces à l’œuvre dans la dynamique des langues, il présente un risque d’instabilité, et exige tout un train de mesures d’accompagnement pour être viable ;
  • le scénario « espéranto » apparaît comme le plus avantageux, car il se traduit par une économie nette, pour la France, de prés de 5,4 milliards d’euros par année, et, à titre net pour l’Europe entière (Royaume-Uni et Irlande compris) d’environ 25 milliards d’euros annuellement. »

La contribution annuelle du Royaume-Uni au budget européen s’élevant à 15 milliards d’euros, grâce à la complicité du microcosme européen dominant cet État retire donc régulièrement des bénéfices financiers de sa participation à l’Union européenne par le seul pouvoir de colonisation de sa langue nationale. Quand à cette fameuse « participation »…elle lui permet de refuser la monnaie de l’Union, de refuser la Charte des droits fondamentaux, de refuser l’espace Schengen, de refuser les harmonisations fiscale et donc sociale, de refuser de réglementer ses puissants paradis fiscaux, de refuser hypocritement la mise en œuvre d’une défense commune et de refuser plus hypocritement encore une réelle politique étrangère commune. Le Premier ministre actuel, dans son texte intitulé « Global Europe : full employment Europe » (2005) tenait un raisonnement sur la globalisation qui aboutit à nier la nécessité d’une Europe politique ...mais qui proclame aujourd’hui qu’il veut mettre son pays « au centre de l’Europe » ! (11) Ce que défendent subtilement les diplomates britanniques, appuyés efficacement à Bruxelles par les quelques 12 000 chargés d’influences (3) de multinationales parfois étatsuniennes (4).

Le latin puis l’italien (musique, art), l’allemand (pensée), les diverses langues hispaniques (littérature) et le français ont joué en Europe le rôle de langues intellectuelles et de langues des élites. L’anglais les aurait aujourd’hui remplacées.

Il s’agit plus exactement de l’anglo-étatsunien (4), du globish. Le globish est d’abord une lingua franca, qui sert pour quelques uns à demander un café, de Tamanrasset à Pékin, et qui sert à soumissionner à Bruxelles (5). C’est surtout, à la différence de l’anglais, une langue extrêmement pauvre, qui enseigne ou contraint à penser pauvrement. Le globish n’est-il pas une langue en train de se modifier, de s’appauvrir, d’être orientée-violentée pour devenir une langue de transmission de l’idéologie libre échangiste à laquelle elle est unie par une sorte de solidarité naturelle (6, 7, 8) ? Le globish est l’idiome des élites mondiales qu’elles ont pour le moment imposé comme langue à vocation planétaire, et avec laquelle elles ont ambitionné d’imposer subrepticement leurs seuls schémas de pensée. N’est ce pas une des manières qu’elles emploient encore pour assurer leur domination sur les peuples (9) ? La percée du globish tend par ailleurs à marginaliser les langues nationales et à revaloriser les langues infranationales, comme on le voit, entre autres, en Espagne et en Allemagne (10). Si rien n’est fait, la convergence accélérée vers l’hégémonie linguistique exercée par l’anglais est dangereuse pour la diversité linguistique et surtout culturelle, et préoccupante pour ses implications politiques et géopolitiques.

La position de l’administration des États-Unis montre qu’elle l’est aussi par ses implications économiques. En effet, le Federal Council for Science and Technology a publié en 1968 un plan de coordination des activités des nombreuses agences américaines chargées des échanges avec l’étranger, dans lequel il est écrit : "les agences du Gouvernement fédéral des États-Unis doivent prendre l’initiative pour arriver à un accord international pour l’utilisation de la langue la plus utilisée dans la communication scientifique. Cette langue est actuellement l’anglais. Les agences du Gouvernement fédéral des Etats-Unis doivent obtenir cet accord en échange de publications, d’information, d’aides, d’argent...".

Peu de personnes admettent que cette soumission à l’anglo-étatsunien a de graves conséquences sur le contenu des travaux de caractère scientifique, politique ou sociologique, et qu’elle renforce l’hégémonie d’États Unis, tout en accentuant la pression économique et idéologique étatsuniènne dans le monde.

Si rien n’est fait… Dans le GEAB n° 22 du LEAP/E2020 « la fin du 3e trimestre 2008 marquera un nouveau point d’inflexion dans le développement de la crise systémique globale. (…) Aux États-Unis, ce nouveau point d’inflexion se traduira par un effondrement de l’économie réelle, ultime étape socio-économique de l’explosion en série des bulles immobilières et financières et de la poursuite de la chute de la valeur du dollar. » Les arguments développés depuis deux ans par ce groupe de chercheurs sont à prendre sérieusement en compte. Il est étonnant et regrettable qu’ils ne soient ni signalés ni, donc, débattus dans les médias. Bizarre !...

Si rien n’est fait… et ce n’est certainement pas de la médiocratie (politique) que le destin du peuple européen évoluera enfin. Car il faut une puissante volonté politique pour institutionnaliser ce vecteur indispensable d’échanges directs et d’identité commune entre les citoyennes et les citoyens d’Europe.

Il est juste de laisser à l’espéranto ses chances, mais il est vraiment souhaitable de diffuser des pratiques d’intercompréhension. Par intercompréhension au sein de chaque famille de langues, par exemple au sein des langues romanes, au sein des langues slaves ou au sein des langues germaniques, comme c’est déjà le cas au sein des langues scandinaves, on entend la capacité de comprendre une langue étrangère sans savoir ni la parler ni l’écrire : chacun parle et écrit dans sa propre langue et sait comprendre et lire celle de l’autre (12, 13). Les deux, intercompréhension et espéranto, comme propédeutiques à l’enseignement / apprentissages d’autres langues, constituent une sorte de mise en train. Il en découlerait pour l’intercompréhension un habitus social, pour l’espéranto une opportunité à ne pas négliger.

Il nous semble que la sagesse et l’ambition conduisent à ce que chaque citoyenne et citoyen européen, grâce au système public de l’Éducation, s’approprie trois langues : sa langue nationale, une langue commune qui ne peut être une langue nationale, et une langue étrangère de son choix. La conférence générale de l’Unesco de 1985 reconnaissait « les grandes possibilités qu’offre l’espéranto pour la compréhension et pour la communication entre les peuples de nationalités différentes. » Nous ne pratiquons pas cette langue mais les fréquentes réactions de rejet à son égard devraient cependant être vaincues, notamment par l’information juste et la volonté commune. Quand au choix d’une langue étrangère par nos enfants et petits-enfants, les évènements économiques, politiques et sociaux qui ne manqueront pas de faire évoluer prochainement l’équilibre géopolitique de la planète les amèneront peut-être vers des « horizons » situés de préférence à l’est de l’Union européenne.

Les auteurs sont membres d’Attac, Mariangela Rosolen à Turin, Ricardo Gomez à Madrid, Robert Joumard et Henri Paraton à Lyon et Jean-François Escuit à Marseille.

Références
1 – Disponible sur le site de la Commission européenne.
2 – Paris, 2005, 125 pages - disponible sur le site : http://cisad.adc.education.fr/hcee/documents/rapport_Grin.pdf
3 – « lobbyistes » en globish.
4 – « américain » en globish. Ce qui est une preuve manifeste de mépris envers les peuples et les nations des Amériques du Sud et Centrale, comme du Canada.
5 – Les « intraduisibles » en sciences sociales. B. Cassin, Traduire, n°212, 2007, p.51-61.
6 - LTI, la langue du IIIè Reich. Carnet d’un philologue. Victor Klemperer, trad. fr. E. Guillot, Albin Michel, 1996.
7 - Don’t speak english, Parlez globish ? J-P. Nerrière, Eyrolles, 2è éd. Mise à jour et complétée, 2006.
8 – Combat pour le français. C. Hagège, Odile Jacob, Paris, 2006, 244 p.
9 – Etre et parler français. P.M. Coûteaux, Perrin, 2006, 400 p.
10 – L’antinomie linguistique – Quelques enjeux politiques. J. Trabant, in M. Werner (dir.) Politiques et usages de la langue en Europe, éd. MSH, 2007, p. 67-79.
11 – Le Monde du 14 mars 2008 – Jim Murphy : « il faut un gros calibre charismatique à la tête du Conseil européen ». Sans rire !...
12 - Un monde polyglotte pour échapper à la dictature de l’anglais. B. Cassen, Le Monde Diplomatique, janvier 2005, 6 p. www.monde-diplomatique.fr/2005/01/CASSEN/11819.
13 - Des universités européennes ont développé des initiatives et des programmes d’intercompréhension, parmi lesquels le projet GALATEA : http://www.u-grenoble3.fr/galatea/ et http://www.galanet.eu.