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Construire un « pôle démocratique » dans Attac ?

lundi 14 décembre 2015, par Patrick Braibant

Alors qu’Attac a fait de la démocratie un de ses axes stratégiques, force est de constater qu’il n’existe pas dans notre association un "pôle démocratique" équivalent au "pôle économique" (incarné notamment par D. Plihon) et un "pôle écologique" (dont G. Azam est la figure de proue). J’appelle ici "pôle" un groupe de militants qui soit en mesure d’alimenter le CA, les CL, et les adhérents en savoirs, en conceptions, en propositions, susceptibles d’aider l’association tout entière à définir son positionnement politique, ses orientations, ses actions, ses alliances etc.

Les raisons de cette absence d’un "pôle démocratique" aux côtés des pôles "économique" et "écologique" sont nombreuses. Je ne souhaite aucunement aborder en détails cette question aujourd’hui. Disons simplement que ces raisons tiennent à l’histoire d’Attac, née de la volonté de donner une force politique à une proposition économique très précise (la taxation des transactions financières) ; elles tiennent aussi au fait qu’il existe dans le monde universitaire un solide courant de chercheurs et d’enseignants (et donc de savoirs) "alternatifs" sur les questions économiques et écologiques (et dont on retrouve un bon nombre dans le Conseil scientifique), alors qu’il en est beaucoup moins de même sur les questions démocratiques ; raisons qui tiennent encore au fait qu’il subsiste indéniablement des résistances à admettre le caractère central (ce qui ne veut cependant pas dire unique, bien sûr) et urgentissime de la question démocratique alors même que tout concourt, dans cette France du début du XXIe siècle, à la nécessité de décréter l’état d’urgence démocratique ; des raisons qui tiennent enfin à nos propres faiblesses à nous qui tentons (certain-e-s depuis au moins 10 ans maintenant) de convaincre de ce caractère central.

Je propose d’essayer de réfléchir sur quelles bases pourraient se construire ce "pôle démocratique" d’Attac en tenant compte, d’une part, de ce qui semble "objectivement" nécessaire eu égard à la situation que nous vivons et d’autre part, de la diversité des centres d’intérêts et des compétences des ami-e-s qui sont les plus présents sur les listes d’Attac consacrées à la question démocratique.

Pour ma part, j’en viens à l’idée que ce "pôle démocratique" pourrait se construire autour de quatre questions. Quatre questions entre lesquelles il n’y pas lieu d’établir de hiérarchie (ce qui suppose, pour chacun-e d’entre nous, d’essayer de passer outre ses démangeaisons à vouloir faire prévaloir la ou les thématiques qui lui tiennent le plus à cœur) :

1) La question de la représentation

Après avoir identifié clairement, au vu de l’expérience des deux derniers siècles, les problèmes considérables que pose la représentation élective à l’exigence démocratique, parvenir à proposer et argumenter des « remèdes » aux défauts de cette forme de représentation :

a) remèdes « internes » à la représentations élective : comment les représentés pourraient-ils contrôler effectivement les représentants ? Contrôle a priori (antérieurement et pendant l’élection), contrôle a posteriori (une fois les représentants élus) ?

b) remèdes « externes » :

  • par l’introduction de procédures de représentation ne relevant pas de la représentation élective : la question de la représentation par tirage au sort, de ses formes et domaines d’application.
  • par l’introduction de procédures et institutions de démocratie directe, c’est à dire de procédures et institutions permettant l’intervention dans la décision de l’ensemble des membres d’une collectivité donnée sans intermédiaires quelconques ("représentants", "mandatés", "délégués" etc.)

2) La question de l’étendue du champ d’application de la démocratie

Nous vivons sur l’idée que la démocratie est d’abord (voire exclusivement) une forme qui appartient au champ strictement politique (celui de l’exercice des "pouvoirs publics"). C’est la définition "orthodoxe" de la démocratie comme type de régime politique. Cette conception remonte à l’origine même de la démocratie c’est-à-dire à la Grèce antique où les relations égalitaires constitutives de la démocratie n’existaient que dans la politeia (à la fois régime politique, constitution, action politique, action de légiférer) réservées aux seules hommes (les mâles) libres. Tandis que tous les autres grands champs sociaux étaient régis par des rapports de domination : en particulier de l’homme sur la femme et des libres sur les esclaves au sein de l’oikos (la "maison" ou "maisonnée" qui outre les relations familiales, incluait une grande partie de ce que nous appelons aujourd’hui l’économie, terme d’ailleurs forgé à partir de oikos). Champs où il était impensable pour les Grecs que des rapports de type démocratique puissent exister.

Nous avons hérités de cette grande partition entre ce qui est ouvert à la démocratie et ce qui ne l’est pas. Dans les conceptions les plus couramment admises, la démocratie demeure restreinte au seul domaine des pouvoirs publics. Ce qui signifie que se trouvent hors de l’emprise de l’exigence démocratique les nombreuses autres formes de pouvoir que la grande majorité des membres de la société subissent dans la quasi totalité des aspects de leur existence sociale : lorsqu’ils travaillent, consomment, s’informent, épargnent, se distraient, se cultivent, communiquent etc. La première grande remise en cause de cette partition a été le socialisme, qu’on peut définir comme une tentative d’appliquer la démocratie au champ économique. Malheureusement l’espérance socialiste n’a pas donné les fruits espérés et se trouve aujourd’hui bien mal en point, en particulier en Europe. Pourtant notre époque est marquée par l’apparition d’une multitudes d’expériences où, collectivement, des membres de la société s’organisent pour tenter de prendre la main sur les conditions régissant telle ou telle composante de cette existence sociale. Je souvent donné ici ou sur d’autres listes des exemples de ces expériences.

Il me semble qu’un "pôle démocratique" qui se constituerait dans Attac ne saurait ignorer cette composante de l’exigence démocratique d’aujourd’hui. D’autant plus que ces expériences très variées, voire disparates, commencent à prendre conscience de ce qui leur est commun. Ce qui signifie qu’elles se politisent. Ce qui se traduit par des tentatives de rapprochement et de convergence. Par exemple au sein du mouvement Alternatiba (ici plutôt sous l’angle de l’écologie) ou encore dans le mouvement des communs qui commence à prendre forme et à se structurer (surtout, pour l’instant, autour des "communs de la connaissance"), y compris dans le monde universitaire où des savoirs très élaborés sont maintenant disponibles.

3) La question de « l’inclusion »

Autrement dit, ce qu’on pourrait appeler le versant sociologique de la question démocratique : dans notre société, toutes et tous ne sont pas égaux devant l’accès à la démocratie. Et l’on pourra démocratiser autant qu’on voudra les procédures, étendre autant qu’on voudra la règle démocratique à de nouveaux champs sociaux, cela restera très insatisfaisant si, sous l’effet de processus sociaux variés, des pans entiers de la société se trouvent de fait exclus ou fortement empêchés de la possibilité de s’approprier cet outillage démocratique. C’est la thématique portée notamment par Françoise Clément et Martine Boudet autour des "discriminés", "précarisés", "minorés". Nous deux amies voient même la possibilité de faire de l’inclusion de ces exclus, le cœur du projet politique alternatif. C’est évidemment à discuter (je l’ai fait récemment dans un échange avec Françoise sur "démocratie réelle"), mais il n’en demeure pas moins vrai qu’un éventuel "pôle démocratique" d’Attac serait gravement défaillant s’il laissait cette thématique de l’inclusion/exclusion hors de son champ. Sauf à accepter de reproduire, là encore (certes sous des modalités différentes), une des caractéristiques fondamentales de la démocratie grecque antique : le fait d’être réservée à une partie seulement de la société.

4) La question de "l’ici et maintenant"

La nécessité de poser cette question tient à la fois à des raisons de fond (ou de principe) et à des raisons de situation politique. Je ne traitera ici que les secondes.

Au vu de la déliquescence qui frappe la gauche partidaire en France, est-il encore réaliste de croire à la possibilité de transformations démocratiques menées depuis le pouvoir ? Peut-on encore raisonnablement penser qu’à échelle de temps prévisible une accession au pouvoir de cette gauche est envisageable ? Peut-on encore croire qu’en la "recomposant" (Aaah ! la recomposition...), selon les formules les plus variées, les éléments qui la constituent, le résultat sera différent. Est-ce qu’en prenant toujours les mêmes pour à chaque fois "re-commencer", "re-fonder" etc., on fera autre chose qu’entretenir l’illusion et l’impuissance ? Peut-être faudrait-il admettre que l’hypothèse la plus probable est celle d’une situation où, pour faire progresser la cause démocratique, il faudra durablement se passer de l’espoir de le faire à partir du pouvoir.

Nous vivions dans l’idée qu’il existait nécessairement des forces politiques en capacité de donner force de loi, un jour ou l’autre, aux exigences démocratiques (et à d’autres) par leur accession au pouvoir (en premier lieu au pouvoir d’Etat, au pouvoir à l’échelon national). Nous pensions donc qu’il existait "naturellement" un "débouché politique" à l’exigence démocratique. Et nous pensions par là-même que le préalable aux transformations démocratiques c’était cette accession au pouvoir d’Etat. Avec pour double corolaire que le moment de la transformation démocratique (ou avènement de la "démocratie réelle") se situait dans le futur et que son lieu d’impulsion se situait dans "l’en haut" de la société (le pouvoir). La priorité du présent étant de construire les conditions de l’accession au pouvoir.

Pouvons-nous encore raisonner ainsi ? Ne devons-nous pas admettre que le "débouché" principal de l’exigence démocratique se situe désormais dans le "maintenant" et "l’en bas" de la société ? Ceci n’est pas une question "théorique". Elle a déjà commencé à recevoir des réponses pratiques : en effet, c’est précisément ce double déplacement de temps et de lieu qu’opèrent en actes les expériences dont j’ai parlé ci-dessus à la fin de mon point 2. Là encore je pense qu’un "pôle démocratique" se constituant dans Attac serait fautif s’il ignorait cette perspective.

Très important : selon moi, cette quatrième question de "l’ici et maintenant" ne doit pas être à traitée séparément. Elle est une question transversale qui se pose à chacune des trois autres thématiques. Autrement dit, tout travail qui se mettrait en route autour de ces trois thèmes devrait impérativement insérer cette question de "l’ici et maintenant" à sa réflexion et à ses propositions.

5) Donner à ce "pôle démocratique" son "cachet" propre

Je pense, pour finir, que nous devrions aussi placer ce "pôle démocratique" à construire sous les auspices d’une appellation un peu frappante qui résumerait notre démarche et permettrait de l’identifier et de la distinguer, bref, de lui donner son "cachet" propre.

Il me semble en effet de plus en plus difficile de se réclamer de la démocratie "tout court". D’une part, parce la référence (et la révérence) à la démocratie est devenue la règle (en France de Le Pen à Besancenot tout le monde se réclame de la démocratie) et d’autre part parce qu’il existe une grande diversité de conceptions de la démocratie. Non pas seulement des différences autour de l’interprétation à donner d’une même définition (par exemple la définition "canonique" de la démocratie comme régime politique) qui mais encore des différences portant sur la définition même du mot, sur son sens même. On ne peut plus ignorer qu’un certain nombre de penseurs (et penseurs qu’on peut considérer "de notre bord" : Rancière, Abensour Colliot-Thélène entre autres) ont proposé des définitions de la démocratie qui remettent en cause, parfois radicalement, l’acception courante de cette notion. Tout cela obscurcit assurément terme démocratie qui, employé seul, perd de sa lisibilité et de son tranchant (Didier Brisebourg faisait récemment la même remarque à propos du mot "République").

Pour ma part, il me semble que les quatre questions que je viens de présenter pourraient figurer sous le "label" suivant : "démocratie de transformation sociale". Dans les quatre cas, l’idée de démocratie est indiscutablement associée à celle d’une transformation des rapports sociaux : à travers la critique de la représentation élective s’exprime la volonté de transformer le rapport gouvernés/gouvernants ; dans la thématique du champ d’application de la démocratie il est évident que substituer en actes des rapports démocratiques à des rapports de domination dans un nombre grandissant de champ sociaux relève par définition de la transformation sociale. De même dans la thématique de l’inclusion : affirmer que la démocratie doit être "inclusive" c’est affirmer qu’elle doit se construire en rupture des logiques sociales dominantes. Quant à la thématique de l’ "ici et maintenant", elle affirme la nécessité de conjuguer au présent toutes ces visées transformatrices.

6) Un pari

L’idée de construire un "pôle démocratique" dans Attac tient largement du pari. Je ne sais pas si existent en nombre suffisant les (bonnes) volontés, les capacités, les compétences indispensables à une telle entreprise. D’où le point d’interrogation dans l’intitulé de ce courriel.

Il me semble que ce qui permettra d’en avoir une idée, ce sera la capacité que nous aurons ou non de traiter la feuille de route que nous transmis le CA il y a un an et qui a donné naissance à notre regroupement autour de la liste "démocratie-réelle". Feuille de route qui recoupe en bonne partie la première des quatre questions que j’ai formulées.


Ce texte est un courriel envoyé à la liste « démocratie réelle » d’Attac.