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La démocratie comme agir et comme situation

lundi 20 avril 2015, par Patrick Braibant

Le texte qui suit est la plus grande partie d’une contribution à un débat, sur une liste de discussion d’Attac, consacré à la « définition » de la démocratie. Il interroge la formule de Lincoln datant de 1863 et souvent invoquée comme définition canonique : « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».

En quoi, dans quelle mesure et jusqu’à quel point pouvons-nous, de notre point de vue d’altermondialistes et de partisans de la transformation sociale, nous référer légitimement à la « définition » de Lincoln ? Cette définition est- elle acceptable en totalité ? Est-elle à rejeter complètement ? Certains de ses éléments sont-ils recevables à condition de les reformuler dans notre sens, à condition, si j’ose dire, de les « altermondialiser ». Ce qui passe par le rejet d’autres éléments. Ce sera la position que je vais développer.

Est à mon sens recevable la manière dont Lincoln définit la nature de la démocratie à travers le terme de « gouvernement » dans ses deux (principaux) sens : « action de gouverner » et ensemble des institutions permettant de gouverner. Par contre, il me semble que nous ne pouvons nous rallier ni au « sujet » de la démocratie qu’il retient : « le peuple » ; ni à la finalité du « gouvernement » démocratique qu’il propose : le « gouverner pour le peuple » qui clôt sa formule.

Pour finir, je me lancerai à mon tour dans un essai (provisoire ?) de « définition », à partir de ce que j’aurai retenu de Lincoln et de ce que j’en aurai rejeté.

1) La nature de la démocratie selon Lincoln : à mes yeux, ce dernier définit explicitement la démocratie comme un agir. « Gouvernement » doit ici être compris dans le sens d’ « action de gouverner ».

Le « gouvernement du peuple, par le peuple » c’est le peuple se gouvernant lui-même, s’auto- gouvernant. Ce caractère d’agir est d’ailleurs entièrement confirmé et renforcé par la mention finale, « pour le peuple » (même si celle-ci est plus que problématique), laquelle introduit en effet un élément constitutif de tout agir : une intention, une finalité. La démocratie lincolnienne serait donc le peuple se gouvernant lui-même dans (en vue de) l’intérêt du peuple (je ne vois pas d’autre manière d’interpréter le « pour le peuple »).

Mais la formule de Lincoln contient aussi son implicite : le gouvernement comme « action de gouverner » n’est rien sans un gouvernement comme institution. « Le peuple » ne peut s’auto-gouverner que moyennant une multitude d’institutions : organes et procédures de prises de décision, de contre-pouvoir, de contrôle ; procédures de désignation diverses et variées (élections, nominations, tirage au sort...), formes d’organisation de l’espace public de débat et d’information, multiplicité de droits garantissant la possibilité effective pour chaque membre du « peuple » de participer à l’auto- gouvernement populaire etc. Ce « gouvernement » comme ensemble d’institutions est « l’outil », le moyen du gouvernement comme « action de gouverner », lui permettant se faire le vecteur de la finalité poursuivie (l’intérêt du peuple chez Lincoln).

Définissant la démocratie comme agir, Lincoln en désigne la finalité ainsi que les moyens de l’atteindre. Il faut encore qu’il réponde à trois questions : qui agit ? A qui ou à quoi (à quelle « matière ») cet agir s’applique-t-il ? Qui est de destinataire (ou bénéficiaire) de la finalité ? On le sait, trois fois Lincoln répond par un seul et même terme : « peuple ». La démocratie lincolnienne c’est « le peuple » gouvernant « le peuple » dans l’intérêt du « peuple » Le « gouvernement » démocratique serait donc un auto-gouvernement n’ayant d’autre finalité que l’intérêt de l’entité qui s’autogouverne. Il y aurait une circularité de la démocratie : tout part du « peuple », passe par le « peuple » et y revient. « Le peuple » est à la fois l’acteur de l’agir (il est le gouvernant), sa « matière » (il est le gouverné), sa finalité (il est ce dont il faut réaliser l’intérêt)

Sont donc ici rassemblés explicitement ou implicitement tous les éléments qui permettent de constituer la démocratie comme un agir. Un agir est un ensemble d’actions, engagées par un certain type d’acteurs et orientées par une même finalité et qui, pour la réaliser, recourent à des « outils » et moyens appropriés à cette finalité. « Appropriés » devant se comprendre selon deux sens qui me semblent incontestablement présents dans la définition lincolnienne. D’une part, « appropriés » dans le sens de l’efficacité : ces moyens et « outils » doivent être les plus aptes possibles à atteindre la fin poursuivie (en termes lincolniens : « le gouvernement du peuple par le peuple » est le plus propre et le plus efficace à réaliser l’intérêt du peuple, à gouverner « pour le peuple »). D’autre part, « appropriés » dans le sens de la conformité : les « outils » et moyens doivent être de la même nature que la finalité : à ce titre, ils en sont eux-mêmes une réalisation, selon le principe que la fin doit déjà être dans les moyens (en termes lincolniens : le « gouvernement du peuple par le peuple » est déjà une manière de réaliser l’intérêt du peuple, le « pour le peuple » se réalise déjà dans le « par le peuple »).

La maxime qui oriente la démocratie lincolnienne comme agir serait donc la suivante : réaliser l’intérêt du peuple (gouverner « pour le peuple ») exige que le peuple s’auto-gouverne moyennant des institutions appropriées à cette fin. Mais elle doit se formuler tout autant par sa réciproque : le gouvernement (comme acte de gouverner et comme institution) ne vaut comme démocratie que pour autant qu’il poursuit l’intérêt du peuple, que pour autant que le gouvernement « du peuple, par le peuple » est simultanément et inséparablement gouvernement « pour le peuple ». L’effectivité de la démocratie consisterait donc en ce tenir ensemble d’une finalité et des « outils » appropriés à réaliser cette finalité. Si les « outils » manquent, si la finalité est réalisée à l’aide de moyens et « outils » qui ne lui sont pas conformes (dans l’optique lincolnienne : si l’intérêt du peuple était réalisé par des moyens dictatoriaux), il n’y a pas démocratie. De même, si la finalité manque, si ces « outils » servent à une autre finalité (dans l’optique lincolnienne : si les institutions et procédures démocratiques sont détournées de la poursuite de l’intérêt du peuple et sont mises au service de l’intérêt de quelques-uns), il n’y a pas démocratie. La démocratie n’est elle-même, n’est pleinement la démocratie, que dans et par l’indissociabilité de ces « outils » et de cette finalité, elle-même indissociable d’un certain « sujet » (acteur et bénéficiaire)

Cette conception de la démocratie comme agir rendant (devant rendre) inséparable une fin donnée et des moyens appropriés à cette fin, me semble être le fond de la définition lincolnienne. Conception dont je pense qu’en tant qu’altermondialistes nous pouvons la faire nôtre : dire que la démocratie est un « gouvernement » animé d’une finalité et exigeant des « outils » appropriés à cette finalité, c’est ipso facto dire qu’elle un agir sur la société dans une certaine direction, donc toujours, de quelque manière, un agir transformateur. Cela consonne évidemment avec la nature même de l’altermondialisme : un agir sur le monde dans une certaine direction. Mais s’en tenir là est évidemment très insuffisant. Il faut aussi examiner le contenu de chacun des termes de la définition lincolnienne : l’agir , le sujet de cet agir, la finalité que désigne Lincoln (respectivement « gouvernement », « peuple », intérêt du « peuple ») sont-ils pertinents de notre point de vue ?

2) L’agir : le « gouvernement », l’action de gouverner, moyennant un « gouvernement » comme institution, semble tout-à-fait exploitable par nous altermondialistes.

Notamment en ce que cette notion se prête à extension de son champ, au delà de ce que Lincoln vise.

Quand Lincoln parle de « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », il est à peu près certain qu’il pense uniquement au gouvernement des « pouvoirs publics ». Il se réfère à la seule sphère politique telle qu’on l’entend habituellement et où les membres (ou certains membres) de la société agissent comme « citoyens ». Mais comme il ne le dit pas explicitement, et qu’il invoque un auto-gouvernement du peuple « en général », rien n’empêche d’en étendre la portée et d’affirmer que « le peuple » doive « gouverner » non seulement les pouvoirs publics, gouverner la sphère politique stricto sensu, mais aussi « gouverner » les autres (ou d’autres) composantes de son existence/activité sociale : travailler, consommer, être usager de services publics, épargner, se cultiver, s’informer, être partie prenante d’un écosystème gravement fragilisé etc. Et, pour ce faire, l’on peut argumenter que non seulement l’existence/activité sociale du « peuple » ne se limite pas à être citoyen, que « le peuple » est aussi travailleur, consommateur, usager, épargnant etc., mais, encore et mieux, que dans le travail, la consommation, l’usage des services publics, l’épargne, dans son rapport à l’éco-système etc. il est aussi citoyen parce que, là aussi, il y a de la politique et donc que, là aussi, il y a matière à auto-gouvernement, à « gouvernement du peuple, par le peuple ». Dès lors, toujours en termes lincolniens, la démocratie pourrait se définir comme le « gouvernement par le peuple, pour le peuple des différentes composantes de son existence/activité sociale ».

3) Le sujet de la démocratie selon Lincoln : qu’en est-il du « peuple » ?

Pouvons-nous faire nôtre cette catégorie ? Qui est ce « peuple » qui revient à trois reprises dans sa très courte définition ? Ce triplement du terme en constitue une des difficultés majeures. D’abord en raison de la polysémie du mot « peuple » : peuple « ethnique » défini par des caractères culturels voire biologiques ? Peuple-nation défini par la possession de la nationalité d’un Etat ? Peuple politique défini par la citoyenneté et l’appartenance à un corps politique ? Peuple sociologique : « classes populaires » par opposition aux classes « supérieures » ou « dominantes » ?. Selon que l’on choisit l’une ou l’autre de ces acceptions la définition change totalement de signification.

Surtout : la cohérence et la force de la définition lincolnienne sont suspendues à la condition expresse que les trois occurrences du mot « peuple » désignent bien à chaque fois la même réalité. Il faut que le peuple de « gouvernement du peuple » (le peuple gouverné), le peuple de « gouvernement par le peuple » (le peuple gouvernant), le peuple de « gouvernement pour le peuple » (le peuple dont la satisfaction des intérêts est la finalité du gouvernement démocratique), soient tous trois le même peuple. Il faut qu’il y ait identité de ces trois peuples. Sinon, la définition de Lincoln n’a plus aucun sens.

Concrètement, qui peut bien être ce même peuple censé être présent dans trois positions différentes ? Quel est son périmètre ? Parmi les trois occurrences, deux sont facilement identifiables : le peuple gouverné et le peuple gouvernant.

Le peuple gouverné c’est l’ensemble des personnes vivant sous la juridiction d’un « gouvernement » donné. Par exemple l’ensemble des habitants d’un Etat : les « nationaux » (hommes, femmes, enfants) et les étrangers résidents, toutes classes et catégories confondues. Le peuple gouvernant c’est l’ensemble des membres de la société qui sont admissibles au corps politique censé s’auto-gouverner, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui sont reconnus aptes au titre de citoyen. La définition lincolnienne pose incontestablement l’identité de ces deux peuples. Or, jamais ils n’ont coïncidé. Une partie du premier a toujours été exclue du second. Outre l’exclusion universelle de ceux qui sont considérés comme « mineurs », une partie des adultes « gouvernés » a toujours été écartée du peuple gouvernant (en fait de la citoyenneté). Si la composition du peuple gouverné est facilement repérable et reste toujours définie de la même manière, celle du peuple gouvernant n’est nullement donnée. Elle est parfaitement contingente, c’est-à-dire déterminée par les aléas de l’histoire de la société considérée, des luttes qui s’y déroulent, des rapports de force qui s’y succèdent etc. Contrairement à ce que laisse croire la définition lincolnienne il ne va aucunement de soi que peuple gouverné et peuple gouvernant coïncident. Au moment où Lincoln proposait sa définition (1863), on peut supposer qu’il considérait les États- Unis comme une démocratie, comme « un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » et pourtant ni les femmes, ni les étrangers résidents, ni les esclaves (au total, la majorité des gouvernés) n’appartenaient au peuple gouvernant. De même, beaucoup d’entre nous considèrent l’Athènes du Ve siècle avant notre ère comme une démocratie et vont même y puiser une inspiration pour le présent (tirage au sort, procédures de contrôle par l’Assemblée du peuple des magistrats élus ou tirés ou sort ). Or, le gouvernement d’Athènes était tout sauf un « gouvernement du peuple, par le peuple ». Là aussi, bien moins de la moitié du peuple gouverné était admis au peuple gouvernant.

Aujourd’hui encore, et partout, demeure discutée la question de l’intégration des étrangers résidents dans la citoyenneté, sous quelles formes et jusqu’à quel point. Peu nombreux, y compris parmi les progressistes, sont ceux qui sont prêts à leur accorder la totalité des droits de citoyen. Jusques et y compris notre époque, peuple gouverné et peuple gouvernant ne coïncident pas et la formule de Lincoln qui présente comme une évidence un auto- gouvernement où tous les gouvernés seraient admis à prendre part est trompeuse.

Cette non-coïncidence entre le peuple gouverné et le peuple gouvernant rend plus que problématique l’identification du troisième « peuple », celui du « gouvernement pour le peuple », celui dont le « gouvernement » aurait pour obligation de satisfaire les intérêts. Est-ce le peuple gouverné ? Est-ce seulement le peuple gouvernant ? A moins que le peuple gouvernant soit considéré comme seul juge de l’intérêt de tous, gouvernants et gouvernés...

La définition de Lincoln n’est recevable et donc opérationnelle qu’à condition d’être capable de présenter une figure du « peuple » en laquelle puisse coïncider peuple gouverné (toute la population sans distinction), peuple gouvernant et peuple comme comme collectivité rattachable à un ou des intérêts commun(s). Or, il n’y a pas trente six mille manières de construire un telle figure.

Ce qui est certain c’est que cette figure Lincoln ne la voit certainement pas dans le peuple au sens sociologique (les « classes populaires », distinctes des classes « supérieures »). Le peuple lincolnien ne peut être la coïncidence des trois « peuples » qu’à condition d’ignorer les classes, c’est-à-dire de les englober toutes. Aussi, en est-il de même, ipso facto, pour la démocratie. En ne connaissant que « le peuple » (les trois « peuples » posés comme le même peuple) la démocratie lincolnienne, se veut le « gouvernement » de toutes les classes par toutes les classes, pour (les intérêts de) toutes les classes. Telle est, je pense, la signification profonde de la formule dans l’esprit de son auteur. C’est ici qu’il va falloir se séparer de Lincoln.

4) La finalité de la démocratie lincolnienne : le « gouvernement » démocratique se distinguerait par le fait qu’il agit « pour le peuple ».

Être « gouvernement pour le peuple » serait la seule visée légitime du « gouvernement par le peuple » et, réciproquement, le « gouvernement par le peuple » serait le seul moyen, le seul « outil » pouvant assurer un « gouvernement pour le peuple ». Ainsi, la formule de Lincoln voudrait nous convaincre que la délibération de tous conduit nécessairement à dégager un intérêt de tous et réciproquement que pour dégager un intérêt de tous il faut la délibération de tous.

Dans et par la délibération commune sur un pied d’égalité (dans la sphère du « gouvernement » démocratique chacun ne compte que pour un et un seul, une personne = une voix) soit se ferait reconnaître soit se construirait, nécessairement, un intérêt commun. La formule lincolnienne suppose (ou plutôt pose) soit qu’il existerait d’emblée un intérêt discernable du peuple entier et qui devrait être la boussole guidant l’auto- gouvernement du peuple, soit, plus probablement, qu’il existerait une pluralité d’intérêts au sein du peuple, tous légitimes (sous condition de conformité ou, au moins, de non contradiction, aux lois en vigueur), mais qu’il serait toujours possible de concilier (ou de fondre), via les mécanismes démocratiques, en un intérêt commun dans lequel tous pourraient se reconnaître.

La démocratie n’étant alors rien d’autre que l’ensemble des procédures de cette conciliation pacifique des intérêts (c’est aujourd’hui la définition de la démocratie par la doxa dominante). Cette conciliation, qui est le sens profond du « pour le peuple », serait à la fois la finalité de la démocratie comme « gouvernement » (action de gouverner) et la raison d’être de ses institutions

Je ne crois pas qu’ici à Attac nous puissions nous rallier à une telle conception. Pour nous, tous les intérêts ne sont pas légitimes au sein du « peuple » et tous les intérêts n’y sont pas conciliables. Pourquoi cela ? Parce que, pour nous, dans notre monde tel qu’il est, les sociétés et les relations entre sociétés sont traversées de multiples rapports structurels de domination, d’inégalités et d’asymétries qui rendent impossible (ou trompeuse) cette conciliation et qui excluent que l’on puisse reconnaître comme légitimes les intérêts des dominants (reconnaissance qui reviendrait à admettre la légitimité de la domination elle-même)

Plus encore : nous voyons justement dans la démocratie ce qui vient mettre fin à de tels rapports de domination, à de telles asymétries et inégalités, et nous voyons dans le combat démocratique ce qui vient délégitimer les intérêts des dominants. Nous voyons la démocratie comme « outil » de la sortie de la domination, des inégalités et des asymétries et comme alternative à elles. Sortie et alternative qui ne peuvent advenir que contre certains intérêts. En d’autres termes, nous postulons de fait que tout le monde n’a pas intérêt à la démocratie. N’ont intérêt à la démocratie que ceux qui subissent telle ou telle forme de domination et souhaitent s’en extraire. Cela n’a rien d’une opinion, c’est une réalité historique : il n’y a eu démocratie que parce qu’il y avait de la domination.

Plus exactement il n’y a eu de démocratie (et il ne continuera d’y avoir de démocratie) que pour autant que des dominés ont voulu (et voudront) s’extraire de telle(s) ou telle(s) forme(s) de domination pour lui (leur) substituer des rapports fondés sur l’égalité, l’universalité, l’autonomie individuelle et collective.

On n’a jamais vu les dominants être les initiateurs des luttes démocratiques, lesquelles ont toujours eu, et par définition, telle ou telle forme de domination dans leur viseur. On n’ a jamais vu telle ou telle catégorie de dominants prendre la tête du combat contre leur propre forme de domination ! L’initiative est toujours venue « d’en bas », de ceux qui subissaient dominations, inégalités, asymétries.

Constater ce lien constitutif entre démocratie et lutte contre les dominations c’est, par là-même, sortir de la définition de Lincoln sur deux points essentiels et indissociables : la finalité de la démocratie et son « sujet ». En d’autres termes, « le peuple » comme masse socialement indifférenciée ne peut plus être ni l’acteur de la démocratie ni son bénéficiaire.

Mais avant de traiter ces ceux points, il faut dire quelques mots de la signification historique de la « définition » lincolnienne. Bien que couramment posée comme une formule à validité universelle et intemporelle elle est en réalité non seulement inséparable de l’histoire des sociétés occidentales du XIXe siècle mais encore une prise de position visant à infléchir cette histoire dans un certain sens

5) La formule de Lincoln témoigne en réalité de la base sur laquelle s’est effectué le ralliement tardif (il faudrait mieux parler de captation) des classes dominantes, et en premier lieu de la bourgeoisie, au mot « démocratie » dans la seconde moitié du XIXe siècle

(sur ce ralliement en général lire ou relire le livre de F. Dupuis-Déry Démocratie. Histoire politique d’un mot). Ce ralliement/captation s’est réalisé sur l’idée que la démocratie pouvait concilier et servir tous les intérêts y compris ceux de la bourgeoisie et autres « classes dirigeantes » et qu’elle constituait le type de gouvernement le plus apte à satisfaire « le peuple » (tel qu’il est) dans son entier et donc en conservant, pour l’essentiel, la société dans son état actuel.

Or, pendant des décennies cette même bourgeoisie s’était acharnée à défendre l’idée exactement inverse et à dénoncer dans la démocratie l’instrument des classes populaires (dans sa bouche : « la populace », « la plèbe », « les basses classes ») leur permettant d’assouvir leurs « instincts » (parler d’intérêts aurait été leur faire trop d’honneur !) : la démocratie, si elle devait triompher, serait la « tyrannie des pauvres » et, étant données les « tares » dont sont nativement affectés ces derniers, elle conduirait purement et simplement à la ruine de la civilisation et au retour de la barbarie.

Mais certains représentants de cette bourgeoisie avaient, à cette époque, reconnu le sens profond de la démocratie, lequel n’avait rien à voir avec celui que lui attribueront ses représentants des générations suivantes.
Il suffit de comparer à la formule de Lincoln cette définition de la démocratie proposée en 1830 par Guizot, éminent représentant de la bourgeoisie française de la Monarchie de Juillet : « La démocratie nous apparaît partout dans l’histoire comme une classe nombreuse, réduite à une condition différente de celle des autres citoyens, qui lutte contre une aristocratie ou contre une tyrannie, pour conquérir les droits qui lui manquent. C’est là le sens qui a été partout attaché au mot démocratie. » [Guizot, discours à la chambre des députés 29 décembre 1830]

On mesure la distance énorme qui sépare d’un côté l’idée d’une démocratie comme agir conflictuel (« lutte ») d’une « classe », celle réduite à une « condition différente » (bel euphémisme !), contre la domination d’autres classes (par exemple une « aristocratie ») et pour la conquête de ses « droits », et de l’autre côté la définition de la démocratie comme gouvernement dans l’intérêt du peuple entier, sans distinction de classes. S’il faut choisir entre Guizot et Lincoln, je choisis Guizot...

Tocqueville apparaît comme un des initiateurs de la transition de Guizot à Lincoln, en ce qu’il appelle les « hautes classes » à faire de la captation de la démocratie le cœur même de leur programme politique. Tout en voyant très bien dans la démocratie un mouvement de fond traversant les sociétés européennes et nord-américaines, dirigé contre les dominations et pour l’égalité, il pense que ce mouvement est récupérable. Aussi, présente-t-il dans l’introduction de son célèbre « De la démocratie en Amérique » ce qui lui apparaît comme le « premier des devoirs » des « classes les plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation » : non pas chercher à « détruire » la démocratie, à « vouloir [l’] arrêter [ »le mouvement, dit-il, est déjà assez fort pour qu’on ne puisse le suspendre« ], mais à »l’instruire et [...] la corriger« , à »régler ses mouvements".

Bref, à la « diriger ». [La démocratie en Amérique« , t. 1, Garnier-Flammarion, 1981, p. 61-62]. Cet intense effort de récupération/captation s’accompagna de (et se traduisit par) un travail de redéfinition dont la formule de Lincoln peut apparaître comme un des aboutissements et dont le noyau fut la transformation complète du »sujet« (à la fois acteur et bénéficiaire) de la démocratie : à la »classe nombreuse réduite à une condition différente« de Guizot on substitua »le peuple« , comme entité au-delà des classes, les englobant toutes, et au sein duquel, bien sûr, les »classes les plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation« , du fait même de leur »puissance« , de leur »intelligence« et de leur »moralité« , auraient un rôle »d’orientation" prépondérant. Un siècle et demi plus tard, je crois que nous y sommes toujours...

6) Si l’on admet ce que j’ai proposé au point 4, la finalité de la démocratie ne peut plus résider dans le « pour le peuple » de Lincoln.

Cette finalité doit consister dans ce que nous, altermondialistes, reconnaissons comme l’œuvre (le « travail ») de la démocratie : sortir des dominations par la construction de logiques et rapports sociaux alternatifs. Or, sortir de la domination, cela s’exprime par un mot : émancipation. S’émanciper c’est s’extraire des dominations, des sujétions, des soumissions qui maintiennent dans « l’état de minorité » (comme disait le père Kant) et parvenir à l’auto-gouvernement de soi-même. Établir ce lien constitutif entre démocratie et émancipation c’est poser le caractère nativement conflictuel de la démocratie : elle est toujours promotion en acte de certains « intérêts » (ceux de qui cherche à s’émanciper de telle ou telle forme de domination) contre d’autres (ceux des dominants). Nous ne pouvons pas reconnaître la finalité de la démocratie là où Lincoln la voyait : dans la découverte ou la construction d’un « intérêt » de tout le peuple (« gouverner pour le peuple »), dominants et dominés confondus. Le « gouvernement » démocratique (comme agir et comme institution), c’est celui qui, comme agir, vise à organise telle(s) ou telle(s) composante(s) de l’existence sociale hors rapports de domination et qui, comme institution, cherche à s’organiser lui-même, autant qu’il est possible, hors de tels rapports.

7) Le « sujet » de la démocratie est inséparable de la finalité : si cette dernière est l’émancipation, il est nécessairement l’ensemble de ceux qui cherchent à s’émanciper et à faire reculer ou disparaître les logiques et rapports sociaux qui y font obstacle.

Ceux-là, je propose de les rassembler sous le nom de « sans pouvoir(s) » en ce qu’ils sont privés ou faiblement pourvus des leviers leur permettant de déterminer les conditions régissant leur existence/activité sociale. Ces leviers prenant la forme, dans les sociétés actuelles, de divers types de pouvoirs sociaux concentrés entre les mains de groupes le souvent très minoritaires (mais pas toujours). Pouvoirs sociaux ayant pour noms (entres autres) : richesse, propriété, naissance, capital, savoir, droits réservés (privilèges), monopoles de fait ou de droit etc. Leur détenteurs peuvent ou ont pu s’appeler (ou être appelés) capitalistes, hommes (humains de genre masculin), apparatchiks, politiciens, médiacrates, 1%, oligarques, bureaucrates, mandarins, technocrates, « Blancs », Occidentaux, colonisateurs...

Quant aux « sans-pouvoir(s) » luttant pour leur émancipation ils ont (et ont eu) des visages et appellations divers : ouvriers, salariés , prolétaires, femmes, « exclus », immigrés, « Noirs », peuple (classes populaires), peuple (par opposition à « élites » ou à gouvernants), peuples colonisés, 99%, indigènes, post-colonisés...

8) Alors, au bout du compte, quelle définition ?

Je pars de ce que j’ai retenu et de ce que j’ai rejeté de la formule de Lincoln :

 Je reprends le caractère d’agir de la démocratie très bien rendu par le terme de « gouvernement » (au sens d’action de gouverner).

 Je le reprends avec les deux composantes de tout agir : une finalité (l’émancipation) et des « outils » appropriés à la finalité (en l’occurrence des institution et procédures de « gouvernement » qui soient à la fois des instruments et des réalisations de l’émancipation).

 Je le reprends en en étendant le champ d’action mot « gouvernement » à toutes les composantes de l’existence/activité sociale, pas seulement à celui des « pouvoirs publics » (voir le point 2 ci-dessus).

 Je désigne un « sujet » : les « sans-pouvoir(s) » qui conquièrent, organisent, exercent leur auto-émancipation au moyen du « gouvernement » (ou mieux de l’auto-gouvernement) de leur existence/activité sociale.

A partir de ces éléments on pourrait bâtir une « définition » du genre de celle- ci : « la démocratie est la conquête, l’organisation, l’exercice par les »sans- pouvoirs« de leur émancipation à travers la conquête, l’organisation, l’exercice de leur auto-gouvernement des différentes composantes de leur existence/activité sociale. »

ou, plus simplement :

« La démocratie est l’émancipation des »sans pouvoir(s)« dans et par leur auto-gouvernement des différentes composantes de leur existence/activité sociale »

« Dans et par » signifiant que cet auto-gouvernement est (doit être) en lui- même, par son organisation et ses institutions, une réalisation de l’émancipation et que, par les possibilités et les moyens qu’il offre, par les décisions qu’il permet de prendre, il est « l’outil » de cette émancipation.

Suivre l’inspiration lincolnienne contenue dans le terme « gouvernement » entendu comme « action de gouverner », cela permet de définir la démocratie comme un agir et non pas comme une « forme » : une certaine « forme » de société ou une certaine « forme » de régime politique. Toute définition en termes de « forme » ayant l’inconvénient majeur, à mon sens, de renvoyer la notion de démocratie uniquement à des institutions (à de l’institué) sans référence à une finalité (qui renvoie, elle, à de l’instituant).

Définir la démocratie par un agir c’est la définir par ce qu’elle fait et comment elle le fait, c’est la définir par le tenir ensemble d’une finalité et des « outils » et moyens appropriés à l’atteindre (voir ci-dessus le point 1).

Pourtant, les deux propositions de définition que je viens de présenter (surtout la deuxième) ne sont pas encore satisfaisantes. Elles présentent un grave défaut, qu’elles partagent d’ailleurs avec toutes les définitions en termes de « forme » (forme de société ou de régime politique) : elle définissent la démocratie comme réalité possiblement auto-suffisante, indépendante de tout le reste, comme dégagée de tout environnement et tout contexte.

Comme si la démocratie pouvait un jour devenir la seule force structurante de la société. Dans les deux variantes de « définition » que je viens de proposer, la démocratie est posée comme possiblement seule au monde, de même que ses acteurs et sa finalité. Comme s’il pouvait arriver que les « sans pouvoir(s) » soient et demeurent seuls intéressés au « gouvernement » de la société, comme si l’émancipation des « sans pouvoir(s) » pouvaient être et demeurer la seule finalité possible du « gouvernement » de telle ou telle sphère de la société ou de la société entière. Comme si les logiques et rapports démocratiques pouvaient devenir et demeurer les seuls à prétendre régir les institutions du « gouvernement ». Elles laissent également croire que la finalité de la démocratie, les « outils » destinés à la réaliser et son « sujet » marchent toujours et nécessairement de concert, que leur « tenir ensemble » est non problématique et acquis une fois pout toutes. Comme si, par exemple, les procédures et institutions démocratiques ne pouvaient jamais être « arraisonnées », captées, détournées, par des forces politiques et sociales dont l’émancipation des « sans-pouvoir(s) » n’est pas vraiment la visée. Comme si du non ou de l’anti-démocratique ne pouvait jamais venir s’immiscer dans le démocratique. Ou comme si les « sans pouvoir(s) » demeuraient, dans leurs choix et attitudes politiques, partout et toujours mûs par la visée d’auto-émancipation. Bref, elles ignorent les conditions réelles dans lesquelles vit et évolue la démocratie.

S’il est une chose que nous ont appris les deux derniers siècles de luttes et conquêtes démocratiques et de tentatives de transformation sociale c’est qu’il n’existera jamais de société où la démocratie demeurera seule en lice pour donner forme aux rapports sociaux. Le mode d’existence inhérent à la démocratie, c’est la conflictualité. La démocratie, par ses logiques égalitaires/universalistes, s’attaque nécessairement à des intérêts, des positions, des privilèges, des monopoles etc. Elle est censée y mettre fin et rendre impossible leur réapparition ou bien la constitution de nouvelles formes de domination. Mais, tout aussi nécessairement, cela lui vaut en retour d’être constamment attaquée de mille et mille manières, sous mille et mille formes, à visage découvert ou, plus souvent, subrepticement. Le mode d’existence de la démocratie c’est d’être toujours mise en question, d’être en permanence confrontée à ce qui la nie, à ce qui cherche à la travestir ou à l’amoindrir ou à la détourner vers des fins autres que les siennes. Partout et toujours des formes de domination, d’inégalité, d’asymétrie non seulement sont susceptibles de naître ou renaître mais naissent et renaissent effectivement. La démocratie vit et vivra toujours au milieu de son déni, au milieu de ce qui la contredit et elle doit et devra toujours composer avec son (ses) contraire(s), est et sera toujours, de quelque manière, contrainte, d’en « accueillir » certains éléments, certaines manifestations y compris dans les champs sociaux où ses propres logiques ont ou auront le plus gagné en intensité. Bref, elle est et sera toujours contestée, incomplète et « impure ». Aussi, la condition de son effectivité, à savoir la coïncidence, le « marcher ensemble » de sa finalité, de ses moyens, de son (ses) sujet(s) apparaît-elle toujours problématique, fragile et susceptible de remise en cause.

Dès lors qu’il semble impossible de concevoir la démocratie comme une réalité solidement, clairement, définitivement établie, totalement isolable d’autres réalités qu’elle conteste et qui la contestent, et encore moins comme une réalité capable de couvrir à elle seule, et une fois pour toutes, la totalité du champ du social, on ne peut plus en donner une définition du type : « la démocratie est ceci ou cela », une définition qui en fasse une réalité en soi, indépendante et stable. Si l’on admet que le mode d’existence « normal » de la démocratie est la confrontation avec ce qui la nie, la cohabitation conflictuelle avec (et le risque permanent de colonisation par) ses contraires, je pense qu’il faut se ranger à l’idée d’une « définition » du type « il y a démocratie à chaque fois que telles conditions sont réunies »

En d’autres termes, il faut se rallier à l’idée d’une « définition » considérant la démocratie comme une situation. Comme une certaine configuration où la concordance (le « tenir ensemble ») de la finalité, des moyens, du sujet qui assure l’effectivité de la démocratie est, sinon parfaitement réalisée, du moins nettement mieux établie qu’en d’autres conjonctures. Mais configuration dont, d’une part, il n’est aucunement certain qu’elle puisse se produire simultanément dans l’ensemble des sphères de la société et dont, d’autre part, la pérennité n’est nullement assurée, tant les rapports entre le nouveau (toujours fragile) et l’ancien (jamais définitivement mort) sont toujours mouvants dans une société (ou un secteur de société) en transformation et tant l’ancien est toujours susceptible de se reconstituer sous des formes inédites au sein même du nouveau.

Cette « définition » de la démocratie en termes de situation, je la formule ainsi :

Il y a démocratie à chaque fois que les/des « sans-pouvoir(s) »réussissent à faire prévaloir leur visée d’émancipation dans et par le gouvernement de telle(s) ou telle(s) composante(s) de leur existence/activité sociale : travailler, être membre d’un corps politique local, national, supranational, être usager de services publics, consommer, épargner, être partie prenante d’un éco- système gravement fragilisé, informer/s’informer, se cultiver etc.