Accueil > Commission démocratie > Fondamentaux de la démocratie > Faire de la démocratie un objet d’éducation populaire
Faire de la démocratie un objet d’éducation populaire
Présenté lors d’un atelier de l’Université européenne de Toulouse
vendredi 15 août 2008, par
Les deux manières d’envisager la démocratie en tant qu’objet d’éducation populaire ; la démocratie et la politique comme pratiques et agirs sociaux ; remise en cause des formes instituées de la politique, y compris celles habituellement pratiquées dans le camp progressiste ; la construction des « structures subjectives » de la démocratie et de la « disposition » à la politique ; éducation populaire dans des espaces publics politiques alternatifs ?
Objet de cet atelier : présenter quelques éléments de réflexion à propos du 4ème axe de l’appel à fondation du groupe "démocratie" d’Attac, "comment faire de la démocratie un objet d’éducation populaire ?"
Il s’agira seulement d’essayer de poser le problème, de défricher grossièrement quelques pistes et non pas du tout d’apporter des réponses détaillées et achevées. D’où le côté trop général, voire abstrait, que l’on pourra peut-être reprocher à ce qui va suivre. Mais il s’agit d’un sujet rarement abordé que nous aimerions, au groupe « démocratie », qu’il entre dans les préoccupations d’Attac et qui, on le verra (et ceci explique sans doute cela), remet en question bien des manières établies de faire et penser la politique, y compris dans le camp de la transformation sociale, y compris à Attac.
Y a-t-il nécessité de justifier la légitimité de l’intitulé de cet atelier, associant "démocratie" et "éducation populaire" ? A première vue, il semble que non. D’une part, Attac s’auto-définit comme "mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action" et, d’autre part, il paraît évident que la démocratie (le "pouvoir du peuple") doive constituer tout à la fois un moyen et une fin de la transformation sociale, un moyen et une fin de la construction du (des) "autre(s) monde(s) possible(s)" dont se réclame le mouvement altermondialiste.
Pourtant, il n’est pas du tout certain qu’à l’heure actuelle la question démocratique, prise dans sa spécificité et dans ses multiples dimensions, appartienne au tout premier cercle des préoccupations du mouvement altermondialiste en général et d’Attac en particulier. Et, a fortiori, l’idée de placer la question démocratique au cœur d’une démarche d’éducation populaire semble encore, pour l’instant, bel et bien hors-champ
D’où le point d’interrogation qui termine l’intitulé de cet atelier ! Et qui matérialise les doutes (les choses étant ce qu’elles sont) quant à l’écho que peut rencontrer la perspective qui va être maintenant présentée.
I Les deux manières d’envisager la question de la démocratie en tant qu’ "objet d"éducation populaire"
1) "Faire de la démocratie un objet d’éducation populaire", cela peut tout d’abord, et simplement, consister à populariser un certain nombre de réformes démocratiques, en particulier d’ordre institutionnel/procédural. Par exemple, au plan national, sensibiliser les citoyens aux bienfaits du référendum d’initiative populaire, aux conférences de citoyens, ou bien, avec plus d’ambition proposer des pistes pour une nouvelle constitution qui mettrait fin à l’actuelle "monarchie élective" (voir atelier de Didier Brisebourg). Même chose à l’échelon de l’Union européenne : donner visage à ce que pourrait être un processus constituant dans l’Union. Ou encore, à l’échelle mondiale, explorer les voies d’une démocratisation des grandes organisations internationales (atelier de Thierry Brugvin). Cela pour étendre le champ de la démocratie dans des sociales dont elle est absente ("les entreprises" atelier de Th Coutrot et M. Fleurbaey).
Tout cela est assurément légitime et indispensable et il est souhaitable qu’Attac devienne un force d’analyse, de critique et de proposition dans ces domaines. Cela relèverait de la manière classique de faire de l’éducation populaire : Attac se poserait comme lieu de réflexion qui élabore des "solutions", ici des solutions démocratiques, les lance dans le débat public et tente de convaincre les citoyens de leur pertinence et de leur nécessité.
Mais il faut reconnaître la limite de cette première forme d’éducation populaire : elle n’envisage la question démocratique que par un seul de ses versants, le versant procédural/institutionnel et laisse hors-champ l’autre versant, pourtant décisif : pour que la démocratie vive, pour que la démocratie progresse, pour que le "pouvoir du peuple" advienne" il faut, bien sûr, des institutions démocratiques et étendre le territoire de la démocratie, mais il faut tout autant des démocrates, je veux dire des sujets démocratiques. Or, créer des institutions démocratiques ne crée pas automatiquement des sujets démocratiques, des sujets en mesure de les investir, de les faire leurs. Croire le contraire c’est tomber dans l’illusion procédurale pour qui des institutions démocratiques, puisqu’elles sont formellement démocratiques, fonctionnent nécessairement démocratiquement ("par et pour le peuple"). Illusion qui fait comme si l’usage, le mésusage ou l’absence d’usage des institutions démocratiques par les citoyens relevaient du seul bon ou mauvais vouloir des individus et étaient totalement indépendants des conditions et circonstances sociales qui président à l’existence desdits individus et qui influencent grandement leur rapport à la politique et à ses « outils » et ses « lieux ».
2) C’est pourquoi « faire de la démocratie un objet d’éducation populaire », cela doit s’entendre d’une deuxième manière, à mon sens plus fondamentale, beaucoup plus ambitieuse et, en même temps infiniment plus difficile : faire de la démocratie en tant qu’ensemble de pratiques sociales spécifiques un objet d’éducation populaire. Bref, faire de l’exercice de la démocratie, faire de l’agir démocratique un objet d’éducation populaire.
Toutes formules qui décrivent la même perspective : promouvoir une éducation populaire dont l’objet serait le processus d’appropriation de la démocratie par le grand nombre. Ou, identiquement : dont l’objet serait le processus de constitution du grand nombre en sujet et acteur central de la politique.
Cette perspective ne néglige en rien la question procédurale, elle affirme simplement 1) que celle-ci doit être impérativement articulée à une autre question , celles des conditions, pour la masse des citoyens, d’une appropriation effective, d’une appropriation réelle des institutions et espaces démocratiques ; 2) qu’il y a dans cette seconde question un enjeu central d’éducation populaire.
Ce qui vient d’être dit repose évidemment sur une conception particulière de la démocratie qui ne considère pas celle-ci uniquement ni même principalement comme un ensemble d’institutions formant un système de gouvernement ou un régime politique mais d’abord comme une pratique, une activité ou, mieux, un agir social. Cela demande clarification. D’autant que le mot "démocratie" est un des plus galvaudés qui soient
II Clarification d’ordre terminologique : la démocratie et la politique comme pratique et agir sociaux
– Notre définition de la démocratie est la suivante : la démocratie est l’appropriation par tous d’un agir social spécifique : la politique. Cet agir a certes besoin d’institutions pour pouvoir se déployer et la question de l’établissement d’un pouvoir institué, d’un système de gouvernement, d’un Etat, qui faciliterait et garantirait effectivement cette appropriation par tous de la politique, et qui en serait en même temps l’un des lieux d’exercice, est évidemment cruciale. Mais cela ne saurait occulter le fait premier que la démocratie est d’abord une manière spécifique d’agir dans et d’agir sur la société, porteuse de logiques sociales propres, de rapports sociaux propres, et donnant des humains en tant qu’êtres et acteurs sociaux une définition propre.
Deux remarques : 1) cet agir n’est évidemment pas un don de la nature, il n’appartient pas au patrimoine génétique de l’humanité. Il est un produit de l’histoire de certaines sociétés et, comme toute activité sociale, il doit faire l’objet d’un processus d’acquisition par les membres des sociétés concernées ; 2) cet agir n’a pas de "lieu" assigné a priori. Il peut surgir à tous les niveaux et en toutes les "sphères" de la société, donc hors institutions politiques/étatiques instituées et y compris contre elles.
– Cette "manière spécifique d’agir dans et sur la société " c’est donc la politique. "Politique" voilà encore un terme "bateau", une "auberge espagnole" sémantique. On définira ici la politique comme l’agir social par lequel la société s’interroge sur elle-même, interroge explicitement sa propre institution, sa propre organisation, ses propres fondements et le fait sur une « scène » (un ensemble de "lieux" sociaux formant un espace public politique) où elle formule et traite publiquement les questions que, à un moment donné, elle pose justement comme « affaires publiques », c’est-à-dire passibles de délibération collective. Par et dans la politique la société pose des questions et apportent des réponses (jamais définitives) quant au sens et aux formes qu’elle veut se donner et en particulier au sens et aux formes qu’elle veut donner à son avenir. L’interrogation qui est au coeur de la politique, et qui reste toujours publiquement ouverte tant qu’il y a de la politique, c’est : "qu’est-ce que la bonne société, comment la construire et l’organiser" ? Et pour y répondre, la société se constitue en collectivité réflexive et délibérative et donc en collectivité pluraliste (il n’y a de délibération possible qu’entre sujets porteurs d’options différentes). Collectivité qui s’approprie les cinq grands "moments" de l’agir politique : 1) l’élaboration et la proposition de choix de société, 2) leur discussion et leur confrontation (le débat politique), 3) l’arbitrage entre les diverses options (le pouvoir de décision, 4) la vérification de la mise en œuvre des choix effectués et 5) l’évaluation a posteriori de la pertinence de ces choix, ce qui inclut la possibilité inaliénable de les remettre en cause et d’en changer. En démocratie l’institué est toujours "sous la menace" de l’instituant.
Et il n’y a de démocratie que lorsque cet agir social spécifique est effectivement approprié par tous. Lorsque tous disposent [je n’emploie pas ce verbe au hasard : voir infra § IV] de la possibilité effective de proposer, de débattre, de décider, de vérifier, d’évaluer.
L’intitulé de notre atelier devient donc le suivant : "faire de l’appropriation de la politique par tous (son « appropriation sociale", sa "socialisation" dirait Yves Salesse) un objet d’éducation populaire ?".
Raisonner ainsi, c’est considérer la politique comme un "bien commun" et c’est affirmer que la question démocratique première est celle de la création et de la consolidation des conditions d’un accès universel à ce bien.
III-Vouloir faire du processus d’appropriation de la politique par le grand nombre un objet d’éducation populaire c’est remettre radicalement en cause les formes instituées de la politique, y compris celles habituellement pratiquées dans le "camp progressiste"
Cela remet totalement en question la définition et la pratique à peu près exclusivement délégataires de la politique et de la démocratie dans lesquelles nous baignons et agissons. Définition et pratique délégataires selon lesquelles la politique est d’abord le fait d’organisations. Et d’organisations qui se substituent purement et simplement aux citoyens dans toute une série de composantes de l’agir démocratique, notamment les cinq "moments" énumérés ci-dessus. Cela vise en tout premier lieu pour les partis politiques en tant qu’ils postulent à l’exercice du pouvoir et s’imposent à ce titre comme le centre de cette politique délégataire. Mais cela concerne d’autres types d’organisations (syndicats, associations...) dont l’activité s’inscrit pleinement dans ce schéma délégataire, en tous cas ne le remet pas fondamentalement en cause, et qui, au surplus, le reproduisent dans leur propre fonctionnement interne.
Dans la politique délégataire ce qui se trouve sinon totalement annihilé, du moins très largement contredit, c’est ce que le philosophe Etienne Balibar appelle le "droit universel à la politique", coeur même de l’exigence démocratique. Droit qui se trouve, de fait, privatisé, accaparé, monopolisé par une minorité. Dans une de ses versions "révolutionnaires", accaparé, monopolisé par une avant-garde autoproclamée qui prétend détenir le vrai et le bon en matière politique. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi certains de ses partisans se sont si facilement coulés dans les institutions de la Vème République et, en particulier, se sont confortablement installés dans ce qui constitue leur moment cardinal : l’élection du monarque républicain. En y obtenant assez souvent des résultats flatteurs...
Le même Balibar éclaire parfaitement les termes du problème pour qui veut rompre avec cette "démocratie" délégataire, en formulant le précepte suivant : "toujours [...] poser ensemble la question de savoir quelle politique on doit faire, et celle de savoir qui doit la faire". Balibar pose ici l’inséparabilité et l’implication réciproque de deux questions : la question des contenus (quelle politique faire ?) et la question des producteurs de contenus (qui doit la faire ?).
En termes de transformation sociale on peut formuler la chose ainsi : l’alternative ne doit pas consister seulement en proposition de nouveaux contenus (« D’autres politiques sont possibles ! »), elle doit inséparablement se réaliser par et dans l’appropriation la plus large possible de l’activité-même permettant de définir des contenus. En découle ce qui pourrait constituer l’axiome fondateur de toute éducation populaire à vocation politique/démocratique :
« Aucune question politique, aucun enjeu de société, aucun projet transformateur, ne saurait être réellement approprié(e) par le grand nombre, si le grand nombre ne s’approprie pas la politique elle-même ».
Une politique alternative, une politique de transformation ne peut être reconnue réellement alternative et transformatrice si ceux dont elle est censée changer profondément les conditions d’existence ne participent pas activement à sa production. Ou encore : une politique émancipatrice ne l’est pas seulement par ses buts elle doit l’être tout autant, et même d’abord, par les conditions de sa production.
C’est dans cette perspective, et seulement dans celle-ci, que, selon nous, prend vraiment sens la question de la démocratie comme objet d’éducation populaire : faire en sorte que le "droit universel à la politique" dont parle Balibar ne reste pas un droit formel ou une simple potentialité mais qu’il devienne un droit en acte, un droit effectivement exercé.
IV La visée centrale d’une éducation populaire relative à la démocratie : la construction des "structures subjectives" de la démocratie et de la "disposition" à la politique
Maintenant que nous avons un peu éclairci les termes de notre réflexion, j’espère que cette idée d’une éducation populaire qui contribuerait à l’appropriation sociale de la politique commence à être moins floue et à prendre un peu de consistance.
Toute appropriation suppose deux éléments : d’une part un "objet" à approprier, un objet appropriable et, d’autre part, des "appropriateurs", des acteurs sociaux qui soient en mesure de s’approprier l’objet.
Sur le premier versant, qu’on pourrait qualifier d’"objectif", il s’agit de conquérir de nouvelles "structures" démocratiques, de nouvelles institutions démocratiques, d’ouvrir de nouveaux espaces sociaux à la délibération démocratique.
Sur le second versant, qu’on pourrait qualifier de "subjectif", il s’agit de faire en sorte que le grand nombre se mette en situation se s’approprier ces lieux. A ce propos, je recourrai dans un instant à la catégorie, utilisée par Bourdieu, de "disposition".
On voit donc comment se présente le problème : aux "structures objectives" de la démocratie, à la construction d’un champ politique démocratique, doivent correspondre des "structures subjectives" de la démocratie, "incorporées" dans les acteurs sociaux et activées par eux.
Nous arrivons là au coeur de notre propos. Nous tenons maintenant le lieu propre d’une éducation populaire visant le processus d’appropriation sociale de la politique : ce sont ces "structures subjectives" de la démocratie, c’est la "disposition" à la politique .
Et nous tenons, par-là-même, la "cible" à laquelle doit s’attaquer cette éducation populaire : l’écart (parfois énorme), si caractéristique des sociétés dans lesquelles nous vivons, qui sépare la démocratie comme universel proclamé (dans les Déclarations des droits, dans les constitutions) et la démocratie réellement existante, démocratie étroitement limitée, bornée, restreinte.
La "cible" c’est la distance entre le fait que l’accès à la politique est reconnu à tous et le fait que la politique n’est, pour l’immense majorité des membres des "démocraties réellement existantes", qu’une activité très secondaire voire marginale, au surplus fréquemment déconsidérée, se limitant le plus souvent au dépôt, de loin en loin, d’un bulletin de vote dans une urne. A quoi s’ajoute le fait d’assister plus ou moins régulièrement et, avec une attention et un intérêt plus ou moins soutenus, au spectacle de la politique faite par d’autres. Autrement dit, les citoyens, dans leur très grande majorité, regardent (et parfois d’un regard plus que distrait) la politique infiniment plus qu’ils ne la font.
Une éducation populaire qui cible le fossé entre le proclamé et le réellement existant, c’est une éducation populaire dont l’objet propre est le processus de transformation de la masse des citoyens de spectateurs en acteurs de la politique.
Tâche dont la difficulté est considérable car cette exclusion de la politique est très souvent intégrée et avalisée par les exclus de la politique eux-mêmes. "La politique ce n’est pas pour nous", "Cela exige des capacités que nous n’avons pas". Ou bien, pire : "La politique, ça ne nous intéresse pas". L’intérêt ou le désintérêt pour la politique sont évidemment tout sauf "naturels". Ils sont un produit social, un produit de l’histoire des individus et des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. C’est ici qu’il faut recourir à la catégorie de "disposition" utilisée par Bourdieu. En l’occurrence : "disposition à l’agir démocratique", "disposition à la politique". Cette catégorie englobe à la fois l’inclination (le goût, l’envie) et les compétences (les savoir-faire) des acteurs sociaux (individus et groupes). Et c’est sur ces deux tableaux que doit jouer l’éducation populaire dont nous parlons : contribuer à susciter et entretenir le "désir de politique et de démocratie" et contribuer à la maîtrise des outils et procédures de la politique, à la maitrise des "moyens de production de la démocratie".
Globalement, et au delà de différences sensibles entre groupes sociaux et entre individus, la "disposition à la politique" est, dans nos sociétés, très éloignée de ce que suggère l’idéal démocratique. A démocratie "restreinte", dispositions "restreintes" à la démocratie et à la politique. Le caractère restreint de la démocratie s’incorpore dans les individus. La démocratie restreinte produit des citoyens "restreints" qui à leur tour pérennisent la démocratie restreinte. Briser ce cercle vicieux voilà tout l’enjeu d’une éducation populaire qui s’efforcerait de prendre à bras le corps la question démocratique.
V Une éducation populaire qui aurait pour théâtre des espaces publics politiques "alternatifs" ?
Le dernier point que je voudrais traiter est le suivant : celui des lieux, des espaces publics dans lesquels ce travail d’éducation populaire pourrait être entrepris. Question incontournable puisque ce travail ne peut se déployer qu’"en situation". Il a besoin d’un cadre qui rende possible l’appropriation de la politique par le grand nombre. Puisque qu’il s’agit de contribuer à constituer le grand nombre en "apppropriateur de la politique", Il faut que celle-ci soit rendue appropriable. Ce qui nous renvoie à la question procédurale/institutionnelle. Je le répète, la question procédurale n’est pas du tout oubliée ici. Il s’agit bien d’articuler conquête d’un véritable espace public démocratique à tout un travail sur les moyens de renforcer la "disposition à la démocratie". Les deux aspects sont inséparables : créer un cadre démocratique dans une société où la "disposition à la démocratie" de la majorité de la population est faible, c’est s’exposer à ce que les procédures démocratiques soient délaissées par ceux-là mêmes à qui elles sont censément destinées et c’est s’exposer à leur manipulation/récupération par les dominants. Inversement vouloir renforcer la "disposition à la démocratie" sans lui fournir un cadre d’application est tout simplement privé de sens.
La solution qui semble s’imposer d’elle-même est la suivante : l’espace public institué, l’espace public "officiel", étant à peu près totalement dédié à la politique délégataire, celle qui, précisément, exclut la masse des citoyens de l’agir démocratique tout en entretenant leurs faible « disposition à la politique », il importe de le transformer radicalement par de profondes réformes institutionnelles. Et c’est dans la perspective de cette transformation et aussi une fois cette transformation réalisée que le travail sur la "disposition à la politique", sur les "structures subjectives de la démocratie" se déploierait
Mais cette solution est assortie d’une condition sine qua non qui n’est pas mince : elle exige d’accéder au pouvoir ! Or, en en l’état actuel de la gauche et de l’extrême gauche (je reste dans le cadre français et européen), et sauf à prendre ses désirs pour des réalités, on ne voit pas bien quel bloc de forces politiques est susceptible, d’une part, d’accéder au pouvoir à échéance prévisible et, d’autre part, de le faire avec l’intention résolue d’enclencher une transformation/démocratisation en profondeur de l’espace public. En d’autres termes, celui-ci, à quelques toilettages près, risque fort de rester encore longtemps ce qu’il est actuellement.
Aussi semble-t-il nécessaire, sans pour autant délaisser la possibilité précédente, de s’engager dans une autre direction, tout aussi difficile, tout aussi incertaine : créer des lieux "non-officiels", "alternatifs", d’appropriation effective de la politique, des « espaces publics politiques autonomes […] oppositionnels, indépendants des espaces publics dominés par les élites du pouvoir ». Je reprends cette formulation d’un ouvrage écrit il y a quelques années à trois voix (Pierre Zarka, Michel Vakaloulis, Jean-Marie Vincent : Vers un nouvel anticapitalisme. Pour une politique d’émancipation ). Ces auteurs empruntent eux-mêmes ce concept d’"espace public oppositionnel" à Oskar Negt, théoricien allemand qui l’a formulé dans les années 70 en critique aux thèses d’Habermas.
Ce à quoi appellent Zarka, Vincent, Vakaloulis c’est à la création d’espaces publics dont la fonction première serait l’apprentissage et l’expression d’une parole politique populaire autonome dégagée de l’emprise des "récits médiatiques" dominants, et dont les participants pourraient dire, par eux-mêmes, leur expérience du social, décrire la réalité de leur conditions d’existence et exprimer leurs aspirations. Ces espaces seraient aussi des lieux d’échange sur une base égalitaire et réflexive entre ses membres qui "refoulerai[en]t les séparations et divisions qui les traversent et imposées par les formes de vie et de travail propres au système capitaliste, rompraient avec les représentations du monde qui instituent l’hétéronomie comme mode d’existence « normal » du plus grand nombre ; bref, dénaturaliseraient la domination et pourraient ainsi commencer à se constituer (au sens fort) en force et composante majeures de la transformation sociale.
De tels espaces politiques alternatifs ne pouvant naître par génération spontanée, tout le problème (immense) est de savoir quelles forces partidaires, syndicales, associatives, par exemple dans la France actuelle, seraient en mesure, ou même auraient simplement la volonté, de s’engager dans une voie qui brise si fortement avec la pratique politique instituée. Le tableau sévère que Zarka, Vakaloulis, Vincent dressent de « l’anticapitalisme ordinaire » ne laisse guère d’espoir de ce côté : « un PCF sans projet », pire, un PCF qui « laisse hors champ ce qu’était le concept même de projet », une extrême gauche toujours engoncée dans « l’élitisme révolutionnaire » conduisant à la « substitution du parti au peuple », et à ce que « l’empreinte des rapports entre dominants et dominés se retrouve intégrée au combat émancipateur ».
Les auteurs, qui écrivent en 2002-2003, voient par contre des raisons d’espérer dans la forme « mouvement social » qui s’est développée au cours des vingt dernières années et qui malgré toutes ses faiblesses, son caractère fragmenté, disparate, éclaté dans le temps et l’espace social comme dans ses formes et ses contenus, semble pourtant préfigurer "d’autres pratiques politiques susceptibles à la fois de redéfinir l’espace public et de conduire à l’engagement de nouveaux entrants ».
A cet égard, les trois auteurs on vu s’esquisser ébauche de véritable espace public autonome/oppositionnel lors des grandes grèves de l’automne 1995, notamment dans la manière dont se sont déroulée les AG quotidiennes, lieux véritables de « démocratie et de délibération » à la base, « une avancée démocratique à grande échelle » en ce que « forme et contenu [y furent] indissociables » et que « revendication et participation [y constituèrent] deux aspects de la même entité ». On retrouve ici le précepte de Balibar sur la nécessité de lier la question des contenus ("quelle politique faut-il faire ?") et celle de l’identité sociale des producteurs de contenus ("qui doit doit la faire ?").
On pourrait aussi imaginer, dans une perspective moins ambitieuse, la possibilité que de tels espaces publics d’un nouveau genre se constituent à l’initiative de pouvoirs locaux dotés d’une volonté politique particulièrement forte. Gérard Perreau-Bezouille, maire adjoint de Nanterre et l’un des cinq "pères fondateurs" du groupe démocratie d’Attac, a animé plusieurs ateliers lors des UE précédentes ou lors de CNCL sur le thème d’une "démocratie participative" qui n’usurperait pas son nom à l’échelle des métropoles urbaines et en particulier de leurs banlieues et périphéries populaires. Il s’agirait de faire de leurs habitants des "citoyens authentiquement co-constructeurs [avec les élus] de la politique, par opposition à « faire de la politique avec les gens »". Une démocratie participative où les citoyens ne seraient pas seulement là pour, au mieux, être consultés et, le plus souvent, faire de la figuration, mais pour proposer, élaborer des solutions et participer à la décision.
De telles expériences mériteraient d’être suivies là où elle sont menées en essayant de tenir ensemble sympathie et distance critique.
Et les forums sociaux ? Il s’agit sans le moindre doute d’espaces publics politiques alternatifs et oppositionnels. Mais ce sont des regroupements d’organisations, où l’on tente d’élaborer en commun, de mutualiser, des contenus (critique de l’existant et solutions alternatives) entre organisations, avec un public constitués essentiellement de militants. Pour le dire vite : ce sont des espaces publics alternatifs sans citoyens. Et où la question du processus d’appropriation de la politique par ces derniers n’est pas, semble-t-il, reconnue comme centrale.
Ce qui vient d’être dit s’applique probablement moins au forums sociaux locaux dont est peut-être plus large. Et c’est peut être dans leur re que le cadre s’un processus d’appropriation de la politique par des un peu significatifs de « simples citoyens » pourraient être envisagés. Encore faudrait-il que les organisations qui initient ces forums locaux acceptent de le faire dans cette perspective. Ce qui, en l’actuel des choses, nest pas acquis.
Conclusion : Et Attac dans tout cela ?
Au cours de ses dix premières années d’existence, l’association en dépit de son label de mouvement d’éducation populaire a largement laissé hors de son champ de réflexion et d’action cette question cruciale du processus d’appropriation de la politique par le grand nombre, en tant que condition et outil centraux de la transformation sociale. Elle s’est presque exclusivement consacrée à la production de contenus : principalement à la critique acérée des politiques néolibérales puis plus récemment à l’ébauche de solutions alternatives. Pourtant, on ne peut manquer d’être frappé par le fait suivant : le projet de faire de la démocratie un objet d’éducation populaire semble directement appelé par « l’objet social » qu’Attac s’est donnée dès ses débuts : « reconquérir les espaces perdus par la démocratie », « la reconquête par les citoyens du pouvoir que la sphère financière exerce sur tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle dans l’ensemble du monde ».
« Reconquérir [en acte] les espaces perdus par la démocratie au profit de la sphère financière » cela ne doit-il pas justement consister à créer de nouveaux « espaces de démocratie », dégagés de l’emprise de la « sphère financière », laquelle pèse d’un poids considérable sur les espaces publics « officiels » ?
Or, Attac n’étant pas un parti et n’ayant pas vocation à exercer le pouvoir et donc pas vocation à réaliser la démocratisation des espaces publics « officiels » (elle peut cependant, et se doit de, donner des idées...) [démocratisation dont on a vu, en outre, qu’elle était très largement hypothétique], sa « vocation démocratique » d’association d’éducation populaire ne se trouve-t-elle pas plutôt dans la participation (avec d’autres) à la création et à l’animation d’espaces publics alternatifs qui seraient autant de lieux de "production de la démocratie" face à l’espace public "officiel" qui, à l’inverse, a tout d’un lieu de "restriction de la démocratie" ?
Son travail d’éducation populaire s’enrichirait ainsi d’une seconde dimension : un travail qui continuerait évidemment de porter sur la production et la diffusion de contenus critiques (anti-néolibéraux) et de solutions alternatives mais qui s’articulerait à un autre qui ambitionnerait de participer concrètement, là où ils sont, à la constitution progressive des citoyens qu’elle approcherait en véritables acteurs (et non plus spectateurs) de la politique, en citoyens capables de participer à la production des contenus et des solutions et à leur mise en œuvre.
Est-ce rêver que de voir Attac se lancer dans cette voie ?