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Ernesto Laclau (1935-2014), arpenteur passionné du politique
lundi 30 juin 2014, par
Engagé dans les débats de son temps, E. Laclau aura marqué la pensée politique au XXe siècle.
Sa mort soudaine à Séville en avril nous prive d’une intelligence claire et dévouée à la cause des plus démunis. Argentin de naissance, E. Laclau a relevé le défi de penser une politique pour le temps présent à partir de Marx, des maîtres de la French theory, Althusser, Lacan, Foucault et Derrida, de l’histoire de la politique latino-américaine et des injonctions de l’actualité. Auteur d’une analyse remarquable de la politique latino-américaine à l’aide du concept gramscien d’hégémonie, E. Laclau a proposé une théorie générale des identités et des subjectivités politiques, avec l’ambition de refonder la question de l’émancipation. À cheval entre philosophie, linguistique, psychanalyse et sciences sociales, cette théorie générale était chargée de répondre à une interpellation pressante de l’actualité : quels mécanismes de formation d’une subjectivité politique peut-on identifier à une époque de fragmentation des identités sociales, de déplacement des idéologies, de dislocation du sujet ouvrier, porteur du conflit de classes ? L’émancipation était la perspective directrice de ce questionnement. Repensée à partir du programme progressiste des populismes latino-américains « classiques » (en particulier le péronisme) et contemporains (à partir de la « révolution bolivarienne » au Venezuela), elle irriguait le projet d’une démocratie radicale opposée au néolibéralisme triomphant des années 1980. C’est à ce programme de recherche, entre théorie et engagement, qu’Ernesto Laclau a initié avec Chantal Mouffe plusieurs générations de chercheurs au Centre for Theoretical Studies in the Humanities and Social Sciences de l’Université d’Essex (UK).
Programme doublement fécond : d’abord pour la philosophie critique, ensuite pour les sciences sociales en quête de nouveaux prismes d’analyse pour problématiser le politique. Le projet de Laclau rejoint le programme de la philosophie politique après Marx, mais essaie d’en dépasser les apories. La principale difficulté du matérialisme dialectique de Marx demeure de pouvoir identifier le moment de la subjectivité, en tant qu’il est le moteur de l’action politique : casse-tête théorique souvent réduit abusivement au problème de la « conscience de classe » auquel Laclau a répondu brillamment en proposant une analyse de la manière dont des subjectivités hétérogènes peuvent s’unir et faire peuple, de manière radicalement contingente, au travers notamment de ce qu’il a appelé des « chaînes d’équivalence », qui agrègent les revendications entre elles. Dans cette approche l’économique n’est pas gommé mais il se trouve articulé à d’autres dimensions de la domination, telles que la racialisation ou le genre. Le marxisme peut trouver ici un nouvel élan, allégé de son économisme, sans que pour autant la dimension économique ne soit évacuée de l’analyse. Il redevient une machine de guerre pour questionner la philosophie politique et ouvrir des alternatives politiques à l’aune des mécanismes sociaux observables.
C’est ce double apport, pour la philosophie et les sciences sociales, qu’il faudra retenir pour Politics and Ideology in Marxist Theory (1977), Hegemony and Socialist Strategy (co-écrit avec C. Mouffe en 1985, traduit en français en 2009) et On Populist Reason (écrit en 2005, traduit en français en 2008).
Soulignons encore que Laclau, avec Chantal Mouffe, a notamment contribué à refonder les notions de « populisme » et « d’hégémonie ». Alors que le premier est souvent utilisé comme anathème, désignant l’attitude d’hommes ou de femmes politiques instrumentalisant le soutien populaire pour parvenir à leurs propres fins, Laclau a souligné que cette condamnation faisait aussi le jeu de politiques qui se désintéressent du peuple, estimant en creux qu’il n’a pas les compétences nécessaires pour émettre des opinions pertinentes sur son propre destin. La dénonciation du populisme devient ainsi un outil permettant de vider la politique de son contenu conflictuel, nourrissant une haine de la démocratie : à savoir l’idéal d’un gouvernement des élites. Le peuple, et ses manifestations (revendications etc.), se retrouve alors considéré comme étant en état de minorité, ayant besoin de la tutelle des autorités pour pouvoir s’organiser. Laclau a soutenu au contraire qu’une politique démocratique ne peut pas se passer d’une forme de « populisme » qui consiste à articuler les « demandes sociales » et même plus généralement que le peuple en tant qu’entité politique instituante n’existe que dans ces moments de reconfiguration des institutions, ce que ces dernières sont incapables d’accomplir de leur propre fait, étant prises dans leur propre inertie. L’acte de nomination en particulier fait émerger de nouvelles totalisations et par la suite de nouveaux arrangements institutionnels. Un tel mouvement n’est pas seulement rhétorique, il reconfigure l’espace symbolique et social. Si Laclau reprend à Gramsci son concept « d’hégémonie », qui désigne la capacité qu’ont les groupes dominants d’obtenir des masses qu’elles agissent conformément à leur volonté, par toutes sortes de moyens (contrôle du cadre symbolique etc.), il l’extrait du cadre strict de la lutte des classes, dans laquelle s’affrontent deux identités, pour le généraliser à tout type d’articulation entre le tout et la partie. L’hégémonie devient ainsi le moment au cours duquel une particularité sociale ou symbolique prend une dimension universelle et politique (La raison populiste, p. 89). Pour qu’une relation hégémonique devienne possible, il faut qu’une « force sociale particulière assume la représentation d’une totalité qui lui est radicalement incommensurable » (Hégémonie et stratégie socialiste, p. 22). Les références à Sartre, Serge Moscovici (Psychologie des minorités actives, 1979) et Jacques Lacan permettent de situer ce passage. Un rôle privilégié est dévolu, dans le processus de construction d’une nouvelle hégémonie, aux « signifiants flottants » (comme le « peuple » ou la « nation ») : ceux-ci hébergent des investissements affectifs dont l’irruption contingente cherche à instituer de nouvelles formes d’organisation sociale, en scindant temporairement le champ social en deux camps opposés et antagoniques.
L’apport de Laclau à la pensée politique est riche, par ailleurs, de qualités intellectuelles et éthiques auxquelles la philosophie et les sciences sociales auraient tout intérêt à se mesurer : le courage de construire des théories politiques d’ensemble, où les théories à « moyenne portée » et la « grande théorie », la microphysique et la macrophysique de la politique, sont toujours emboîtées contre le consensus dominant ; le mariage d’un geste déconstructif et d’une intention constructive dans une perspective rigoureusement dialectique ; l’articulation exigeante entre théorisation et recherche empirique, dans une visée interdisciplinaire où la philosophie côtoie les cultural, les postcolonial, les gender et les subaltern studies, où Foucault, Marx et Derrida sont mesurés à la politique contemporaine, en Amérique latine ou ailleurs.
Voici autant de raisons pour lesquelles la philosophie et les sciences sociales doivent se souvenir d’Ernesto Laclau.