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Démocratie et transformation sociale - douze thèses pour la réflexion d’Attac

vendredi 8 mai 2009

Démocratisation et émancipation sont liés ; constituer la politique en bien commun ; déborder la démocratie représentative/délégataire ; dès aujourd’hui des espaces publics alternatifs ...

23 premiers signataires : Mohand Acherar, Jean-Claude Bauduret, Martine Boudet, Denis Boutin, Patrick Braibant, Didier Brisebourg, Marc Brunet, Philippe Corcuff, Thomas Coutrot, Bernard Defaix, Christian Delarue, Luc Douillard, Julien Estrada, Fabrice Flipo, Gérard Lerondeau, Yolande Onate, Patrick Ramonatxo, Niurka Règle, Albert Richez, Pierre Ruscassie, François Schalchli, Régine Tassi, Jacques Testart.

I

"Le combat altermondialiste d’Attac est, fondamentalement, un combat pour la démocratisation des sociétés" (Manifeste altermondialiste, 2007). Manière de dire que pour nous émancipation et démocratisation sont indissociables. Il s’agit de transformer le monde pour le démocratiser, de le démocratiser pour le transformer.

II

La démocratisation est avant tout un processus de "socialisation de la politique" (Y. Salesse). Il n’y aura pas d’émancipation effective sans action résolue, permanente, multiforme, constamment réactivée, pour constituer la politique en bien commun, en chose de tous. Les forces se réclamant de la transformation sociale manquent leur visée émancipatrice si elles ne font pas une priorité absolue de la recherche des conditions et des formes de l’appropriation de la politique par ceux et celles-là mêmes dont elles disent vouloir l’émancipation.

III

Démocratiser c’est émanciper. La démocratie "réelle" ne doit pas être envisagée comme une conséquence de la transformation sociale – au nom de l’idée que seul un monde plus égalitaire permettra un exercice réel des droits démocratiques. La démocratie ne doit pas être non plus considérée comme un simple instrument, parmi d’autres, pour la conquête de droits humains et sociaux. Il faut au contraire affirmer que le processus de démocratisation est, en lui-même et par lui-même, l’acte par excellence de transformation sociale, par lequel les citoyens construisent et conquièrent des significations et des agencements sociaux qui contredisent frontalement ceux de tous les systèmes de domination, à commencer par ceux du capitalisme.

Démocratiser c’est :

  • constituer tous les membres de la société en sujets politiques, en rejetant la réduction économiste du monde et des hommes sous la loi de l’accumulation du capital et du marché.
  • mettre en oeuvre une visée égalitaire radicale faisant de la politique un "droit universel" (Etienne Balibar) en contradiction de tous les discriminants sociaux immémoriaux (naissance, savoir, richesse, genre, "race") ou plus récents (propriété du capital, appartenance à une avant-garde auto-proclamée, mandat "libre", expertise en tout genre ) qui prétendent conférer le monopole de la direction des affaires du monde à une minorité qui entretient ses privilèges.
  • établir un principe de limitation réciproque des puissances sociales : dans la collectivité politique démocratique chacun ne compte que pour un et un seul (une personne = une voix), alors qu’à l’inverse l’accumulation effrénée du capital et du pouvoir porte une logique (et un fantasme) d’illimitation de la puissance, de contrôle sans cesse accru sur les autres.
  • ouvrir à tous les membres de la société la possibilité concrète de discuter et de décider les règles de l’organisation sociale, imposer la confrontation permanente entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être. C’est, là encore, contredire en acte le capitalisme où la soumission aux lois du marché et du profit élimine la possibilité-même de réels choix politiques.

C’est pourquoi le pari démocratique – les citoyennes et les citoyens participent effectivement aux décisions pour fixer les règles et les buts de la vie en commun – peut et doit être la boussole des forces sociales qui visent l’émancipation humaine.

IV

Démocratiser c’est combattre résolument et faire reculer les discriminations de fait et de droit qui éloignent de la culture et de l’activité politique, en particulier les femmes, les ouvriers et employés, les personnes issues de l’immigration, notamment des anciennes colonies. Les bancs des assemblées élues reflètent, parfois jusqu’à la caricature, cette situation.

Les organisations du mouvement social, au-delà des bonnes intentions féministes, anti-racistes et anti-élitistes, sont trop souvent aveugles à leur propre fonctionnement discriminatoire. Pour y être écouté mieux vaut être mâle, "blanc" et bien diplômé. La virilité oratoire, le temps libre en abondance sont des facteurs d’accès aux responsabilités qui tendent de facto à écarter les femmes. La maîtrise de la culture légitime et du discours expert, l’assurance voire l’absence de doute qu’elle engendre fréquemment, sont trop souvent des conditions pour être pris au sérieux. Il est alors très difficile à ces organisations de se constituer en contre-modèle des rapports sociaux où le sexisme, le racisme et le préjugé de classe (parfois additionnés) participent à la structuration inégale de la société, et notamment aux mécanismes d’exclusion de l’activité politique. S’accommoder plus ou moins honteusement de cet état de fait, refuser de prendre à bras le corps la question des contraintes matérielles et culturelles entravant l’appropriation de la politique, n’est pas acceptable dans une perspective de transformation démocratique. Celle-ci exige que les forces qui luttent pour un autre monde trouvent les moyens de rompre dans leurs propres pratiques avec le partage des rôles sociaux hérité de l’ancien monde.

V

Démocratiser c’est entreprendre de déborder les limites du régime représentatif/délégataire qui exclut méthodiquement chacun une fois les élections passées, qui peut purement et simplement trahir la souveraineté populaire, où l’« aristocratie élective », gouverne en cultivant la passivité des citoyens. La représentation/délégation, là où elle est jugée nécessaire, doit prendre la forme de mandats brefs, délimités, vérifiés, ne devant ni donner lieu à privilèges ni se transformer en sinécure . Démocratiser c’est travailler à l’invention et à la mise en oeuvre de nouvelles formes d’intervention directe du grand nombre sur la scène politique, en plaçant toujours au centre la question de l’initiative, de la décision et du contrôle populaires, aux niveaux local, régional, national, européen.... Sachant que dans ce dernier cas, où il s’agit de construire une démocratie au-delà du cadre de l’Etat-nation, tout est à inventer : les "élites" européennes politiques, économiques, médiatiques, à commencer par le gouvernement et la majorité des parlementaires français, ont montré, à l’occasion des débats sur le TCE, le traité de Lisbonne et les référendums français, néerlandais et irlandais, le mépris dans lequel elles tiennent la volonté populaire.

VI

Démocratiser c’est tout autant imposer l’intrusion de la visée démocratique là où elle est à peu près totalement exclue : la sphère économique et ses institutions. Il s’agit d’inventer les moyens (lieux, procédures), qualitativement différents des possibilités actuelles, de poser politiquement et de traiter démocratiquement des questions aussi décisives que celles-ci : que produire(interrogation majeure, inséparable de notre lutte pour convaincre que la finitude de la planète rend obsolète le mode de développement existant) ? Comment produire (choix des techniques, des modes d’organisation de la production mais aussi des formes de propriété et de gestion) ? Comment répartir la richesse produite ? A quelles conditions, dans une perspective émancipatrice, le travail prend-il un sens positif pour ceux qui l’effectuent ? Dans les années à venir, transformer la socialisation cynique des pertes en avancées vers la socialisation démocratique de la monnaie, du système bancaire et de l’économie, constituera un enjeu essentiel des luttes sociales et politiques.

VII

La concrétisation, la traduction en décisions et en actes des perspectives présentées aux thèses V et VI exigent d’accéder au pouvoir. Toutefois, la visée de démocratisation ne saurait ni attendre la conquête du pouvoir d’Etat ni tout attendre d’elle comme nous l’enseignent les échecs et les drames des "expériences" de transformation sociale du XXème siècle. Il s’agissait de prendre le pouvoir pour (ensuite) transformer la société dans le sens de l’égalité, de l’émancipation et de la démocratie la plus large. La réalité fut toute autre : ceux qui prirent le pouvoir (une minorité "éclairée") le gardèrent pour eux. Si bien que loin d’accoucher de l’émancipation, le renversement de l’ancien monde déboucha souvent, dans un premier temps sur des avancées économiques et sociales, mais aussi sur des formes de domination, inédites et implacables, qui amenèrent des crimes de grande ampleur. La transformation sociale ne sera émancipatrice que si les forces qui la portent mettent déjà en actes, au quotidien, la visée démocratique, en favorisant les capacités d’auto-organisation et de participation populaire, y compris en leur sein. Tout ne débute pas le jour de la prise du pouvoir !

VIII

Les organisations qui disent rechercher la transformation sociale ont devant elles une tâche décisive qui ne dépend que d’elles : être elles-mêmes le théâtre de ce processus de démocratisation ! S’appliquer à elles-mêmes la visée d’appropriation de la politique par le grand nombre. Ce qui, de leur part, suppose une grande modestie, car elles sont elles-mêmes une partie du problème démocratique. Tout autant que les institutions étatiques, les partis, syndicats, associations qui se disent progressistes – Attac inclus - pratiquent trop souvent les formes délégataires/substitutives de la politique, tant dans leur fonctionnement interne que dans leurs rapports aux groupes sociaux qu’ils prétendent "représenter". Trop souvent aussi le langage des « responsables » est inadapté au projet de faire participer le plus grand nombre. Il en est de même de leur référence fréquente, sans le minimum d’explications nécessaires, à des théories, conceptions, catégories, notions mal connues, voire inconnues, de ce dernier (néolibéralisme, keynésien, régulation, altermondialisme etc. etc.). Aussi ces organisations n’échappent-elles pas à la défiance et à la désaffection qui frappent les formes instituées de la politique, dans lesquelles elles se sont d’ailleurs souvent coulées. Pour rompre cet enfermement, les organisations et mouvements sociaux ont un devoir d’innovation démocratique, notamment en ce qui concerne la question de la parité, dont ils doivent être eux-mêmes le terrain d’expérimentation. Pour démocratiser la société dans une perspective de transformation sociale, il faut commencer par faire entrer à larges flots la démocratie dans les pratiques des organisations du mouvement social. Une grande partie du sort de la démocratisation de la société, et donc de sa transformation, se jouera dans leur volonté et leur capacité à se constituer en foyers de démocratie en acte.

IX

Il s’agit de changer le rapport des gens à la politique. De leur proposer les moyens d’accéder à la politique non plus comme spectacle fait par d’autres, mais comme auto-activité, comme moyen d’acquérir soi-même une prise réelle sur le cours des choses.

Dans cette perspective, qu’est-ce qu’une mobilisation démocratique ? Une grève démocratique ? Une campagne électorale démocratique ? Qui est admis à décider (et comment) des objectifs ? Qui est admis à décider (et comment) des formes d’action ? Qui est admis à décider (et comment) de la conduite de l’action ? Sans réponse théorique et pratique à ces questions, sans faire en sorte que chacun se sente en mesure de peser sur l’action qui lui est proposée, il sera impossible de transformer la colère et la frustration de larges secteurs de la population en action collective efficace.

X

Aujourd’hui, une question clé est celle de la constitution d’espaces publics alternatifs, où pourraient s’exprimer, se construire et se rendre visibles, les aspirations et les exigences des couches populaires face à l’expérience massive du déni de droits et du mépris social auxquels elles sont de plus en plus confrontées de la part des dirigeants économiques et politiques. Dans ces espaces publics alternatifs les citoyens pourraient rompre avec la passivité à laquelle ils sont condamnés par la résignation et l’atomisation sociale, et accéder à l’activité politique démocratique, seule susceptible de bousculer les rapports de force sociaux. C’est à une obligation d’invention démocratique que sont ici conviées les forces de la transformation sociale.

XI

Attac, "mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action", a une responsabilité et une opportunité particulières. N’étant pas une machine à conquérir pouvoirs ou avantages, elle est moins prisonnière des jeux institutionnels qui rendent plus difficile la prise en charge de la perspective ici tracée. Mais cela exige qu’Attac enrichisse sa conception de l’éducation populaire : non seulement élaborer et populariser des contenus transformateurs, articulant critique de l’existant et propositions alternatives, mais aussi, et tout autant, travailler à des formes politiques émancipatrices qui soient appropriées par le plus grand nomble possible. Adopter cette perspective confèrerait à la réflexion et à l’action d’Attac une dimension véritablement novatrice : faire de la démocratie, faire du processus d’appropriation de la politique par le grand nombre, un objet d’éducation populaire et d’action.

XII

Il faut donc essayer de penser ensemble contenus émancipateurs et formes politiques émancipatrices. Puisque la forme d’action privilégiée d’Attac est l’organisation de campagnes thématiques, pourquoi ne pas réfléchir à ce que pourraient être des "campagnes participatives" où celles et ceux à qui s’adresse la campagne (au moins une partie un peu significative d’entre eux) seraient mis en situation d’en devenir les acteurs ? La mobilisation victorieuse contre le CPE en a été un brillant exemple, spontané ou presque, grâce aux capacités d’auto-organisation de la jeunesse scolarisée, soutenue par le mouvement syndical et citoyen. L’actuelle mobilisation autour de la sauvegarde du service public de la Poste en est un autre exemple, certes moins impétueux, mais qui tente de se construire, localement et nationalement, à travers une convergence entre salariés, associations et usagers, avec une interpellation du politique et l’exigence d’un référendum. C’est un thème où les citoyens et les citoyennes, y compris (et peut-être surtout) les plus modestes, ont des choses à dire, des exigences à exprimer en termes de qualité, d’accessibilité, d’efficacité sociale du service public. Exigences dont il y a fort à parier – c’est le sens même du pari démocratique – qu’elles contrediront directement le projet de privatisation. Dans la période de crise sociale générale qui s’ouvre, Attac pourrait peser pour qu’émergent de manière décentralisée des espaces publics démocratiques accueillant une parole propre des citoyennes et des citoyens quant aux contenus et aux objectifs des mobilisations.