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Anticapitalisme et impensé du fait démocratique

mercredi 15 juin 2005, par Patrick Braibant

Premier chapitre de « Lettres aux "anticapitalistes" (et aux autres) sur la démocratie », Paris, l’Harmattan, 2005, 180 p.

Extrait de texte qui justifie le combat pour la démocratie, la « raison démocratique » étant seule à même de s’opposer véritablement à la « raison capitaliste », selon la formulation de l’auteur. Il s’agirait en conséquence de se défaire de toute tentation de réduire la démocratie à un simple « accompagnement » d’un combat d’une autre nature. .

Cher(e)s camarades,

Cette lettre, comme les suivantes, est une invitation à vous interroger sur la perception de la société existante, sur les conceptions de l’action politique et de la transformation sociale qui prévalent parmi vous. Vous ? Je m’adresse à celles et ceux qui, militant(e)s, adhérent(e)s, sympathisant(e)s d’une multitude d’organisations très diverses, pensent que le monde dans lequel nous vivons ne dit pas le fin mot de l’Histoire, que l’horizon du change-ment n’a pas disparu et qui, de ce fait, ne se reconnaissent ni dans les visées ni dans les actes de la gauche de gouvernement ou, au minimum, émettent de sérieux doutes à leur sujet. La période que nous vivons, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a rien d’une "époque formidable", exige, me semble-t-il, la mise en question de bien des certitudes et habitudes de pensée qui confinent parfois au réflexe pavlovien tant elles paraissent aller de soi, alors même qu’elles brouillent bien plus qu’elles n’éclairent aussi bien la perception du monde présent que la recherche des voies du changement.

La substance de mon propos tient en peu de mots : montrer que la construction de l’hégémonie de la raison démocratique est l’alternative, la seule légitimement concevable, à l’actuelle domination de la raison capitaliste. Cela parce que le fait démocratique n’est en rien cette "superstructure" politique qui, au choix, accompagnerait, atténuerait, voire dissimulerait, la domination capitaliste. Il est au contraire un type à part entière d’institution des humains sociaux modernes, une forme constitutive de leur socialité qui contredisent radicalement ceux qu’impose l’actuelle primauté de la raison capitaliste. Type et forme dont rend compte, mais incomplètement et imparfaitement, le sens grec originel du mot démocratie : "pouvoir du peuple".

Je sens déjà pointer votre irritation et votre impatience : "De quoi se mêle-t-il ce donneur de leçons ? Nous aussi nous voulons que le grand nombre prenne en main ses propres affaires. Nous aussi nous voulons le ‘pouvoir du peuple’. C’est même la raison d’être de notre engagement. C’est précisément pour cela que nous sommes militants, sympathisants, électeurs communistes, trotskystes, écologistes, altermondialistes, et même parfois… socialistes ! C’est pour cela que nous sommes ‘anticapitalistes’".

Dont acte ! Mais laissez-moi vous dire, pourtant, que les organisations auxquelles vous appartenez ou que vous soutenez, les voix intellectuelles que vous écoutez le plus volontiers, ont un réel problème avec la démocratie dont témoigne précisément cette très étrange auto-appellation négative d’"anticapitalistes" (ou d’"antilibéraux") que vous brandissez avec autant d’impétuosité que de conviction. Auto-appellation qui est devenue au cours des dix dernières années le signe de ralliement, le mot-fétiche, de tous ceux qui, à gauche, entendent changer réellement le cours des choses et marquer leurs distances d’avec le "social-libéralisme". Non pas du tout que ces organisations et ces voix soient suspectes de visées anti-démocratiques : je veux dire qu’il y a chez elles un réel impensé de la démocratie. Une difficulté à rendre correctement compte du fait démocratique moderne comme tel, à l’envisager dans toute sa plénitude, à l’appréhender dans sa dimension tout à la fois subversive et constructive. Une réticence, parfois profonde, à le reconnaître autrement que sous la forme dévalorisée de la "superstructure", voire de l’idéologie trompeuse. Soyons clair : toute pensée qui assimile d’une manière ou d’une autre le fait démocratique, tel qu’il est aujourd’hui, à une "superstructure" et/ou une idéologie accompagnant et/ou masquant l’hégémonie du capitalisme, reproduit en négatif le discours (authentiquement idéologique celui-là) de l’orthodoxie libérale la plus pure pour qui la démocratie serait consubstantielle au capitalisme, celui-ci étant prétendument la base, le fondement, "l’infrastructure", de celle-là. Or, l’une des tâches prioritaires de l’époque, sans laquelle rien ne sera possible, consiste précisément à arracher le discours de la démocratie des mains des tenants de l’ordre actuel du monde de façon à le reformuler dans une perspective de transformation sociale. Mais cela n’est réalisable qu’à condition de voir (puis de penser et d’exploiter) la contradiction permanente, structurelle, déjà effective ou potentielle, qu’oppose le fait démocratique au fait capitaliste dans la société actuelle.

Une manifestation majeure de la difficulté dont je traite ici est la persistance implicite d’une figure ancienne qui hante encore bien des discours "anticapitalistes" contemporains : l’opposition entre démocratie "formelle" (celle d’aujourd’hui) et démocratie "réelle" (celle de demain, après, et seulement après, qu’aura été accompli l’acte préalable du renversement du capitalisme). Naguère, la perspective était simple : exproprions les capitalistes et la démocratie la plus large en découlera nécessairement. L’histoire du dernier siècle s’est chargée de démontrer qu’à l’expropriation des capitalistes pouvaient succéder les pires formes d’oppression et de domination. Mais cela n’a pas pour autant modifié fondamentalement la vision "anti-capitaliste" courante du fait démocratique : celui-ci reste toujours conçu comme relevant de l’ordre de la conséquence, du dérivé, du "déterminé par…", cela aussi bien à propos de la société actuelle que de la société future. Il s’agit au contraire d’en reconnaître l’autonomie ainsi que toute la puissance critique et instituante.

Ce que je pointe c’est une résistance à comprendre et admettre que la raison démocratique est, à l’intérieur de l’existant, au sein de notre présent, non pas ce qui accompagne (thèse de la démocratie comme superstructure) ou masque (thèse de la démocratie comme idéologie) l’hégémonie de la raison capitaliste, mais au contraire ce qui la contredit frontalement. Il n’y a pas de "démocratie formelle" du présent opposable à une "démocratie réelle" de l’avenir post-capitaliste. Le fait démocratique est, ici et maintenant, aussi "réel" que le fait capitaliste. Comme lui, il est un horizon de sens, une logique sociale, un ensemble d’agir et de rapports sociaux constitutifs des sociétés modernes. Il appartient totalement à leur définition. La seule question qui importe, la question politico-sociale centrale des temps modernes, est la suivante : "Qui, du fait démocratique ou du fait capitaliste, détient l’hégémonie ?". Question qui fonde et guide tout le combat démocratique depuis deux siècles, même si ses acteurs n’en n’ont pas toujours la claire conscience. Or, c’est bien de la compréhension et de l’exploitation de cette bipolarité antagonique structurant les sociétés modernes que peut naître et croître un projet de transformation conséquent. D’où mon refus de considérer la démocratie (dite "réelle") comme résultat ou "effet" de cette transformation puisque qu’elle en est au contraire le facteur décisif, l’acte et le contenu mêmes.

Croire que la mise à bas du capitalisme est le préalable absolu à l’avènement d’une démocratie "réelle", c’est tout à la fois se tromper sur la nature du fait démocratique, sur celle du combat à mener contre l’hégémonie de la raison capitaliste et repousser la lutte pour la démocratisation effective à un futur indéterminé. Il faut renverser la perspective : ce sont les avancées des formes démocratiques d’organisation et d’agir sociaux et rien d’autre, leur inscription dans la réalité et rien d’autre, qui mettent sur le reculoir la logique capitaliste. La "radicalisation" de la démocratie, terme d’ailleurs peu approprié, on le verra, n’est pas la conséquence à venir de la discontinuité brusque, de la rupture subite que constituerait le renversement du capitalisme. Elle est au contraire l’acte même de la mise en crise des logiques capitalistes. C’est en faisant prévaloir les prétentions de la raison démocratique, en les inscrivant dans l’effectivité, c’est-à-dire en se faisant de plus en plus démocratique, que la société se fait de moins en moins capitaliste. Ce sont la succession et l’articulation des conquêtes démocratiques qui ébranlent l’actuelle primauté de la raison capitaliste, rendent possible et réalisent le changement d’hégémonie. Et cela parce que cette succession et cette articulation font société, bref, sont instituantes. La réalisation (terme que je préfère à "radicalisation") de la démocratie est le processus même de la mise à bas de l’hégémonie de la raison capitaliste. On peut lui appliquer la formule fameuse de Marx sur "le mouvement réel qui abolit l’état actuel". Le combat démocratique est, fondamentalement, un agir de la transition (1) .

Je me situe donc en rupture de toutes les pensées pour qui le bris du verrou capitaliste conditionne la libération de la démocratie de sa soi-disant prison "formelle". Pour le dire plaisamment dans les termes de la rhétorique gauchiste, la conquête, toujours à poursuivre, de la démocratie est l’effectuation même de la révolution, pas sa conséquence. La démocratie n’est pas la cerise sur le gâteau de la transformation sociale, elle est le gâteau lui-même. Et non pas tant le gâteau achevé que ses ingrédients, le tour de main du pâtissier, le moule et le four de cuisson. Elle est la production même de la transformation sociale. La démocratie n’est jamais ni état ni un résultat, elle est un mouvement et une conquête permanente.


(1) Michaël Lôwy affirme, semble-t-il, quelque chose de similaire lorsqu’il souhaite voir l’actuel mouvement altermondialiste, différant en cela du "mouvement ouvrier traditionnel", se constituer en "dyna-mique ‘transitoire’" où "toute victoire partielle, toute conquête, toute avancée, permet de passer à l’étape suivante, à l’étape supérieure, à une revendication plus radicale" et ainsi " conduit, à terme, à mettre en question le système lui-même." Michaël Lôwy, Négativité et utopie du mouvement altermondialiste, revue Contretemps n° 11, éditions Textuel, septembre 2004, p. 48.


Résumé de l’essai : La "radicalisation" de la démocratie est devenue le pivot de nombreux projets de transformation sociale souhaitant tirer les leçons des échecs et des drames de la grande ambition socialiste et communiste du dernier siècle. Parmi ses promoteurs beaucoup se réclament de l’appellation "anticapitaliste". Ces lettres s’attachent à montrer que l’anticapitalisme ne peut se constituer en politique et invitent à un profond renouvellement de la réflexion.