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La recherche publique : comprendre et participer pour affronter le futur dans les meilleures conditions
mercredi 22 avril 2020, par , ,
Par Robert Joumard et Jacques Testart avec la Commission démocratie d’Attac France
La recherche publique, organisée au sein d’institutions spécifiques depuis la seconde guerre mondiale (CNRS, INSERM, INRAE...) a été fortement réorientée en France et au sein de l’Union européenne depuis une vingtaine ou une trentaine d’année. Alors que les établissements de recherche, les universités, les unités de recherche, les laboratoires et surtout les équipes de recherche (chercheurs, ingénieurs, techniciens) avaient une grande autonomie pour définir leurs thèmes de recherche, cette autonomie a été presque réduite à zéro.
Ce qui signifie que le chercheur n’a plus les moyens financiers pour payer l’équipement ou les éventuelles sous-traitances, disposer des moyens humains en termes de postes permanents, pouvoir poursuivre son activité longtemps (le temps de la recherche se compte en années, pas en mois), être en mesure de poursuivre des recherches sans intérêt a priori.
Tout cela a été balayé progressivement : les budgets n’ont jamais atteint les objectifs chiffrés, et surtout les moyens récurrents (ceux attribués automatiquement aux laboratoires et équipes) sont aujourd’hui insignifiants (parfois environ 1000 € par chercheur et par an) au profit de budgets attribués sur projets, eux-mêmes décidés nationalement ou au niveau de l’UE ; le nombre de postes permanents a chuté au profits de CDD, de chercheurs lesquels, une fois leur thèse terminée, sont obligés de courir après des contrats de six mois, un an ou deux ans jusqu’à 35, 40 ans avant d’abandonner. Le temps de la recherche n’est plus de cinq, dix ou quinze ans, c’est-à-dire le temps nécessaire pour construire un thème de recherche, le démarrer, le poursuivre et l’élargir : il se compte en durée de contrat, c’est-à-dire de un à trois ans ; et après ? Comme environ une proposition de projet sur dix est acceptée, il faut passer son temps à écrire des projets, à faire de la paperasse pour rien, laisser tomber le thème traité au cours du projet précédent, et vivoter en espérant obtenir un nouveau contrat de recherche dans quelques mois ou quelques années. Et surtout, il ne faut travailler pour l’essentiel que sur des sujets choisis par l’Agence nationale de la recherche ou la Commission européenne et qui ont un impact économique de court terme, sur ce qui est valorisable économiquement.
Actualité oblige… La recherche sur les virus en est un bon exemple. Les virus ont la mauvaise habitude de se modifier, on ne sait donc jamais quel sera le prochain : peut-être un virus grippal relativement peu dangereux, maîtrisable facilement, peut-être un virus qui sera à l’origine d’une pandémie avec ses dizaines voire centaines de milliers de morts et une crise économique ensuite. Comme l’a expliqué Bruno Canard, directeur de recherche au CNRS : « Comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience. C’est une recherche fondamentale patiemment validée, sur des programmes de long terme, qui peuvent éventuellement avoir des débouchés thérapeutiques. » C’est-à-dire typiquement le genre de recherche qui était la norme il y a quelques décennies – avant la vague néolibérale – et dont les néolibéraux n’ont plus voulu entendre parler au profit de recherches de court terme, ce qui a amené l’équipe de B. Canard à quasiment abandonner l’étude comportementale des virus qui se trouve réduite à des bouts de ficelle. Nous en payons le prix aujourd’hui.
Aujourd’hui un virus, demain une autre pandémie mais on ne sait laquelle, et sans aucun doute une crise écologique aux multiples visages dont on connait à peu près les prémices (dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité...) mais dont les caractéristiques réelles sont imprévisibles. Quelles recherches faut-il mener aujourd’hui pour être capable le moment venu d’y faire face dans les moins mauvaises conditions ? La crise de la recherche, dont l’essor du coronavirus est une preuve douloureuse, montre la nécessité de repenser (de penser enfin) la place de la recherche dans la société.
La crise actuelle nous montre ainsi l’étendue et la variété des connaissances nécessaires : en biologie, épidémiologie, psychologie, économie, relations internationales, sciences politiques, etc. Il en est de même pour tout ce qui concerne la crise écologique. Ces champs de recherche et de connaissances ne peuvent plus être pensés indépendamment les uns des autres ; la spécialisation disciplinaire est toujours nécessaire, mais elle n’est plus suffisante : la recherche doit être aussi largement transversale, systémique.
Plutôt qu’un pilotage vertical et autoritaire qui montre aujourd’hui son inefficacité, il faut impliquer la société dans les choix des grandes orientations de la recherche afin d’élargir le champ de la recherche, et que les travaux espérés rentables par les industriels n’absorbent pas tous les moyens. Les métiers de la recherche s’inscrivent dans un environnement social, politique, écologique ; c’est pourquoi les activités scientifiques doivent s’ouvrir à la société civile. Les choix essentiels d’orientation doivent être le fait des citoyens et non de ceux qui tiennent le pouvoir économique. Associés au Parlement, des conventions de citoyens devraient par exemple proposer la répartition des budgets entre grandes thématiques (santé, alimentation, organisation sociale, énergies, environnement,...) et assurer la pérennité de la recherche non finalisée. Indépendants des groupes de pression quels qu’ils soient, très bien informés des tenants et aboutissants des choix possibles, dotés d’une sagesse bien éloignée du spectacle politique, de telles conventions sont en effet une aide indispensable à la décision en démocratie. La dimension éthique des recherches envisagées doit aussi impliquer les citoyens, notamment quand elles sont controversées (modification du génome humain, 5G, etc.). Enfin, il faut permettre aux associations d’être partenaires des recherches sur des sujets absents des thématiques habituelles. Ainsi seulement la recherche pourra être mise au service du bien commun.
Pour le reste, faisons confiance aux nombreux Bruno Canard de la recherche publique pour creuser les domaines que leur savoir leur fait croire utiles pour demain. Ils n’ont fait ni l’ENA ni les Business Schools, c’est-à-dire ne sont formés ni pour diriger les autres ni pour faire de l’argent, mais sont les meilleurs spécialistes, chacun dans leur domaine. Ils n’ont pas de foi religieuse et sans limite dans les “théories” néolibérales comme ces élites qui n’ont rien prévu, mais sont capables de faire avancer nos connaissances pour que nous puissions réagir au mieux aux problèmes de demain.
Les chercheurs ne peuvent cependant plus jouir du privilège, unique parmi les salariés de l’État, de décider seuls de ce qui serait bon pour la société qui les rémunère. Ce privilège était lié aux temps où les industriels ne dominaient pas le secteur grâce à des partenariats de plus en plus aliénants, aux temps aussi où l’outil recherche n’avait que de faibles incidences sur la société à venir. Aujourd’hui le métier de chercheur ne peut trouver sens que dans la construction des savoirs avec la participation des citoyens. La recherche et notamment la recherche publique payée par nous tous n’est pas la chose de nos gouvernants, mais doit profiter à tous ; ses projets, ses résultats, ses connaissances établies comme ses incertitudes, doivent être à disposition de tous. Par exemple, il serait utile aujourd’hui que les citoyens, plutôt que d’avoir à obéir sans broncher à des ordres bruts venus d’en haut, soient informés des connaissances scientifiques acquises, des nombreuses incertitudes et des inconnues quant à la pandémie. Cela leur permettrait de bien comprendre les raisons de certaines des mesures qui leur sont imposées et donc de les appliquer au mieux, d‘adapter leurs comportements au-delà de ces mesures, voire de prendre leurs distances par rapport à des déclarations officielles présentées comme scientifiques alors qu’elles ne visent qu’à maintenir l’économie ou ne sont tout simplement que le reflet de l’incompétence, de l’imprévision, de la hâte ou de l’affolement.