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Démocratie inclusive

vendredi 4 janvier 2019, par François Schalchli

A l’occasion de l’opération Rosa Parks, initiée par des organisations des quartiers populaires (31 nov-1er déc 2017), il faut s’interroger sur le contexte qui voit se multiplier les discriminations et les répressions, la remise en cause des droits. Il faut déjà, avec les intéressés et leurs associations, résister au mieux.

1) L’exclusion des quartiers populaires de la société commune :
Le contexte actuel voit se multiplier les discriminations et les répressions, la remise en cause des droits. Il faut déjà, avec les intéressés et leurs associations, résister au mieux ; mais également tenter d’identifier ce qui, du fait de cette situation et peut-être de façon plus permanente, éloigne les habitants des quartiers populaires de la culture et de l’activité politique, rendant très difficiles et souvent impensables aux yeux des habitants eux-mêmes la possibilité de pratiques démocratiques
Précisons qu’il ne s’agit en rien de porter un jugement à l’égard de ces populations, attitude d’autant plus à éviter que le pouvoir et ses relais s’en chargent au travers d’un mépris social, d’une déconsidération qui complètent le déni de droits. Ne nous laissons pas prendre au développement d’une « injonction participative » à l’égard des populations éloignées du politique qui soit rendrait celles-ci responsables de leur condition en cas de non-réponse soit exigerait que cette dite participation s’effectue selon des normes ou des dispositifs, des cadres imposés de l’extérieur.
Mais alors, si on estime que les quartiers populaires doivent pouvoir bénéficier des mêmes droits que tous les autres lieux de vie, apporter même en sus leur propre pierre à la construction démocratique, qu’est-ce qui peut y être fait, comment et par qui ?

2) Rendre possible la (les) prise de parole(s) : les discours subalternes
L’exigence délibérative (débat ; discussion ; évolution des choix possibles de ce fait) est au cœur de la démocratie. Il faut avoir la conviction que toute perspective incluant de nouveaux participants sur une situation ou un problème est l’occasion de leur enrichissement, sauf à éliminer du débat ce qui relève d’une pratique de domination, quelle qu’en soit la forme.
La réalité y fait souvent obstacle. Nancy Fraser, dans Qu’est-ce que la justice sociale ? répertorie comme obstacles à cette perspective

1. Tous les obstacles qui tiennent à la distribution des ressources matérielles qui vont empêcher l’existence même et l’indépendance des prises de parole (les conditions de travail ; la double journée pour les femmes ; la préoccupation de simple survie, etc.) et dont il faut au moins tenir compte dans l’organisation des échanges : leur lieu, la temporalité des réunions, les débouchés concrets qui sont recherchés.

2. Tout ce qui concerne les statuts inégaux des participants qui font que certains seront pris au sérieux et d’autres non, que les normes dominantes dans le langage qui vont rendre inopérant le discours semblant trop coller à une expérience particulière ou relevant d’un langage avant tout affectif. C’est une absence profonde de reconnaissance qui est ici en question.
La reconnaissance relève alors d’une politique de justice sociale, les institutions locales peuvent et doivent non, se substituer aux initiatives des citoyens et citoyennes développant entre eux des espaces publics pluriels, différenciés et évolutifs, mais les reconnaître, les accompagner en leur donnant les moyens d’exister (maisons de la citoyenneté, services dédiés d’information-documentation, accompagnement éventuel en animation par des tiers facilitateurs … etc.)
(Ces ateliers populaires ou « ateliers du citoyen » procèdent par étapes : la parole libre en petits groupes en premier, souvent à base de récits et de témoignages, la confrontation des petits groupes entre eux, premier niveau d’analyse ou recherche d’informations complémentaires, enfin la confrontation aux institutions.)

3) L’enquête et l’action
Marion Carrel dans « Faire participer les habitants des quartiers populaires » cherche à permettre « de retrouver le pouvoir d’agir via la délibération ». La réalité sociale donne lieu à une observation-enquête sur un point noir concernant et « constituant » un public local, défini dans ses contours par tous ceux qui sont affectés par ce dysfonctionnement, cette inégalité, ou encore telle ou telle injustice. Elle présente deux exemples détaillés (les transports et le caillassage des bus, l’opacité des attributions de logement social.)
Je ne rapporte pas le processus lié aux deux situations, l’identification des interlocuteurs ni l’obtention préalable, souvent difficile, d’un accord des institutions et administrations à s’engager dans la démarche, mais constate, après elle :
Qu’usagers et agents mènent alors l’enquête en commun et proposent des solutions de concert.
Qu’ainsi une confrontation de face-à-face est permise entre deux mondes distants.
Que les savoirs et savoir-faire de tous sont mobilisés, au point que M.Carrel parle même d’une « qualification mutuelle » permise par la démarche.
Que s’inaugure « un renversement d’asymétrie » pour le présent et peut-être l’avenir, c’est pour nous le plus important, aussi circonscrit que paraisse le processus.

4) La question des identités
Deux écueils semblent à éviter :
l’universalisme abstrait, souvent déclaré « républicain » (à tort ou à raison) qui rappellerait à juste titre droits et libertés exigibles de toutes et tous, mais qui ne prendrait pas en compte les ressources actuelles ou potentielles des habitants, jeunes notamment, des quartiers.
le communautarisme qui s’appuierait bien sur ces données (données étant déjà à distinguer de « ressources ») mais enfermerait les habitants dans une identité en rien partageable et ne pouvant évoluer.
Cette interrogation importante par les débats qu’elle entraîne concernant la religion (l’islam), la laïcité notamment, peut sans doute être éclairée, relativisée si on s’interroge plus globalement sur ce qui peut faire ou défaire l’identité d’un quartier.
On peut en rassembler quelques éléments à partir du suivi de ce qui se passe à la Duchère- quartier lyonnais- et de la vigilance globale et continue au sein du Groupe de Travail Inter-quartiers (voir la bibliographie qui présente l’étude).

Je résume celle-ci :
a) ce quartier se définit par son histoire, le maintien du projet originel de Ville nouvelle et ses transformations, l’image qui s’est progressivement construite et c’est ce questionnement que les animateurs du groupe inter-quartiers veulent maintenir. On perçoit alors ce que peut signifier « appartenir » à un quartier.
b) ce quartier est considéré comme un milieu de vie : ce sera à prendre au sens strict
Il est « ce que les habitants « voient », ce qu’ils « entendent », « ressentent », « font ensemble » quotidiennement, bref tous ces éléments qui demeurent invisibles dans les dispositifs participatifs mis en place et devraient –pourraient- peser sur les décisions à prendre. Là aussi, ouverture et singularité du quartier peuvent se concilier.
c) Le quartier, instance de réflexion, pour une appropriation collective de tâches professionnelles, c’est le projet de « déconfinement de l’action sociale », non en remplacement des professionnels, mais en ouvrant l’action sociale (c’est d’elle dont il s’agit) au jugement des habitants et en mettant parfois en question les bornes de celle –ci : l’action sociale est un peu plus celle de tous et pour tous.
Bien des problèmes demeurent et il ne faudrait pas, sauf engagement direct sur le terrain, conclure trop vite.
Je voulais simplement montrer, à partir de cette étude que l’identité d’un quartier, que ce peut être aussi cette appropriation progressive collective, ce qui en fait un interlocuteur.

Conclusion : un retour sur la démocratie inclusive.
Les changements provoqués ou facilités sont évidemment « modestes » : pour certains une politisation plus large serait en marche, pour d’autres, après un gain, une victoire réelle mais limitée, il peut y avoir une retombée dans l’indifférence au politique. Mais c’est à nous militants et acteurs du changement que la question est aussi posée.
Que voulons-nous en fait ?
Hélène Balazard, dans Agir en démocratie, pose également cette même question en présentant le Community Organizing  : vouloir aller trop vite, trop loin, c’est se substituer aux démarches des intéressés et en même temps en animant, stimulant ou accompagnant, les « artisans de la participation » d’un côté (livre de M.Carrel), les « organisateurs » de l’autre, (dans le Community Organizing) remplissent une fonction indispensable.
Les têtes de chapitre du dernier livre cité indiquent clairement la vigilance que nous devons avoir vis-à-vis de nous-mêmes, je les cite simplement pour conclure :
 comment concilier justice sociale et autonomie de la société ?
 comment être à la fois critique et actif ?
 comment représenter sans être un représentant ?
 comment concilier efficacité et démocratie ?
 comment avoir du pouvoir sans être au pouvoir ?


BIBLIOGRAPHIE
A Attac  :
1-Evelyne Perrin : Groupe Sociétés Cultures : banlieues, crise politique et expériences de résistance et d’agir juillet 2012

2-Martine Boudet Blog Contre-hégémonie : la démocratie inclusive, fondée sur la méthodologie de l’intersectionnalité 12 septembre 2017

Hors Attac
3-Nancy Fraser : Qu’est-ce que la justice sociale ? reconnaissance et redistribution 2005
4-Marion Carrel : Faire participer les habitants ?
Citoyenneté, pauvreté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaire
s 2013

5-Laetitia Overney : Suivre ce qui se passe à la Duchère : formes d’engagement et ressorts du public au sein du groupe de Travail Interquartiers – 2014

www.participation-et-democratie.fr/sites/default/files/ateliers2-4

6-Hélène Balazard : Agir en démocratie 2015

3. Trois pages (pages 404-407) sur « comment la question des discriminations est devenue centrale » dans le dernier livre de Rosanvallon : Notre histoire intellectuelle et politique-1968-2018 au Seuil