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La condition politique des Français d’origine non européenne (Adda Bekkouche)

jeudi 13 juin 2013, par Groupe Société-Cultures

Contribution aux Assises du 16 juin, Changer de cap en France et en Europe

Thèmes : citoyenneté, minorités ethniques, exclusion politique

Voilà bientôt trente ans la Marche pour l’égalité et contre le racisme avait lieu. L’essentiel des revendications de ses milliers de marcheurs demeure encore sans réponse. De nombreux domaines où l’égalité reste à conquérir, celui du politique est assurément le parent pauvre de leur combat. Et pour cause, même dans la production intellectuelle et scientifique relative à l’exclusion multiforme des Français d’origine étrangère, qualifiés ici de Français d’origine non-européenne, peu d’analyses sont consacrées à leur condition politique. Or l’examen de celle-ci permet d’éclairer sur leur condition de dominés. On sait que le sentiment de domination ne débouche pas forcément sur la volonté de s’affranchir, mais on sait aussi que sans la conscience de la domination, il n’y a pas de lutte pour l’émancipation. Mieux encore, il n’y a pas d’avancées dans la lutte pour l’émancipation d’une catégorie de population sans la connaissance de sa propre domination, car elle seule peut savoir, mieux que tout autre, ce qui fait la singularité de son expérience historique. C’est pourquoi, ces dernières années, grâce à la prise de conscience et à l’action collective des Français d’origine non-européenne, il y a eu des mesures remarquées – mais pas forcément remarquables – des pouvoirs publics pour répondre au problème de leur exclusion politique.

Ces Français font l’objet d’une discrimination institutionnelle et politique dont la permanence est donc due, entre autres, à l’insuffisance de leur implication dans son traitement du double point de vue de la connaissance et de l’action. L’appropriation par les Français d’origine non-européenne de la problématique de leur exclusion politique permet l’introduction de cette problématique dans l’espace public, la rendant ainsi visible et crédible, voire légitime. De ce fait, tant qu’elle était publiquement invisible, la discrimination politique des Français d’origine non-européenne n’existait politiquement pas et, par voie de conséquence, ne constituait pas un problème.
Ce travail de visibilité, en plus de l’action des Français d’origine non-européenne, fut l’œuvre d’intellectuels et d’organisations politiques, syndicales et de la société civile. Mais, le rôle, de plus en plus grandissant, des Français d’origine non-européenne en la matière fut déterminant. Leur action dans la construction et la formulation de leurs revendications politiques, notamment durant les trois dernières décennies, a permis la prise en considération de cette question par la société française tout entière.
L’action collective en faveur de la représentation politique des Français d’origine non-européenne, confirme deux hypothèses. D’abord, leur exclusion du jeu politique est due, en plus des causes économiques, sociales et historiques, suffisamment analysées, à une absence de reconnaissance. Ensuite, personne ne peut mieux que les Français d’origine non-européenne rendre compte de la singularité de leur expérience politique.

A l’issue des élections législatives de 2007, l’Assemblée nationale fut surnommée la « Maison Blanche ». Après 2012 les choses ont très peu changé. Au sein des autres hautes instances publiques, le peu de représentation de ces Français est la règle. Au Sénat et au Parlement européen quelques timides avancées furent réalisées. Avec les derniers gouvernements depuis 2007, on décèle quelques progrès, mais au sein des autres instances de l’Etat la sous-représentation est notoire. Pour ce qui est des collectivités territoriales, en dépit des déclarations des partis politiques durant la campagne pour les élections municipales de 2008, régionales de 2010 et des cantonales de 2011, ni leurs assemblées élues ni leurs instances exécutives ne sont à l’image de la société française. Force donc est de constater que globalement ces populations font l’objet d’une relégation politique qui les exclut du jeu démocratique. Ainsi, la sous- représentation des Français d’origine non-européenne au sein des instances publiques de délibération et de décision et, plus largement de l’espace public, constitue-t-elle, après celle des femmes, l’une des anomalies les plus criantes au regard des valeurs et principes démocratiques de la France.

L’exclusion de ces Français des responsabilités publiques constitue en quelque sorte le point culminant des différentes ségrégations à l’œuvre dans la société française. Fondamentalement, leur mal-représentation n’est pas sans poser d’innombrables problèmes aux idéaux de justice et de démocratie et s’explique par le rapport de la société politique à ces populations. Ce rapport est conditionné par la singularité de ces populations, dont la caractéristique principale est leur origine non-européenne. Les représentations de ces populations par les agents du système politique français et, aujourd’hui, les limites de ce dernier vont influer fortement sur leur condition politique, une condition inférieure et donc de subalternes. Alors que durant les trois dernières décennies, la représentation politique de ces Français n’a jamais suscité autant de questionnement et de débat, leur absence de l’espace public institutionnel ne va pas marquer de progrès notables et semble montrer que toute manifestation politique et institutionnelle d’appartenance à la communauté nationale leur est interdite. Ceci ne va pas sans poser de nombreuses contradictions de principe et d’action politiques.

Entre la fin de l’empire colonial français et le début des années 1980, la question de la communauté nationale française semblait se poser en termes, a priori, simples. Les Français étaient constitués de population, en grande majorité européenne et chrétienne. Les autres populations vivant sur le sol français sont constituées d’immigrés issus en grande partie des anciennes colonies. Les premiers bénéficiaient du plein exercice de la citoyenneté française, c’est-à-dire des droits politiques correspondants. Pour les autres, considérés, ou plutôt représentés dans leur totalité, par l’opinion publique et la société politique comme des étrangers, l’effectivité de leurs droits politiques ne se posait pas. Pourtant parmi eux, il y avait un nombre important de Français. Ce fait fut irruption à l’automne 1983. Répondant à des violences policières contre des jeunes gens, enfants d’immigrés, des révoltes urbaines explosèrent aux quartie rs dits des Minguettes à Vénissieux en région lyonnaise. Une Marche pour l’égalité et contre le racisme s’en est suivi. Elle draina plus 100 000 personnes. À leur arrivée à Paris, le 3 décembre 1983, une délégation fut reçue par François Mitterrand, alors président de la République, reconnaissant ainsi la justesse de leurs revendications. D’autres événements suivirent, qui attestèrent de l’existence d’une catégorie de population dont la condition sociale, économique et urbaine était inférieure à la condition de la majorité des autres Français.

Ces catégories de populations spécifiques - que d’aucuns qualifieront de communautés - vont subir de plein fouet la crise économique et la désindustrialisation. Au chômage de masse vont suivre les problèmes d’insertion sociale et de ségrégation territoriale. Malgré et parallèlement à ces crises, ces populations vont s’enraciner en France, favorisant ainsi un pluralisme culturel de plus en plus important de la société française. Alors que ce pluralisme de la société n’est pas contraire aux valeurs et principes politiques de la France, les populations qui en sont les auteurs, du fait de leurs caractéristiques exogènes, font l’objet d’une condition inférieure dans le domaine politique. En d’autres termes, en plus de leur condition sociale et urbaine, leur condition politique se trouve également infériorisée par rapport à celle du reste des Français. On assiste-là à une double inégalité : économique et politique.

Ce pluralisme culturel de la société française constitue-t-il un facteur de différenciation de conditions politiques ? À regarder de près, le développement de ce pluralisme culturel n’est pas propre à la France. Il constitue un mouvement profond, et sans doute durable, de mutation, de cosmopolitisme et d’ouverture des sociétés, particulièrement celles des pays développés. En effet, la grande majorité des démocraties occidentales sont aujourd’hui caractérisées par un pluralisme culturel et ethnique, conséquence de la mobilité internationale des personnes provoquée par la décolonisation, le sous-développement, les conflits et la globalisation des échanges. Ce pluralisme sans précédent, sauf dans une certaine mesure pour des pays d’immigration de longue date, comme les États-Unis, le Canada ou les pays d’Amérique latine, pose la question de la place des populations et groupes sociaux porteurs de caractéristiques exogènes aux sociétés d’accueil. Leur traitement par ces sociétés et leurs pouvoirs publics est souvent différencié - en général de manière négative - par rapport aux autochtones et catégories sociales dominantes. Une partie de ces populations, alors que ses membres sont, pour des raisons diverses, citoyens, est considérée comme étrangère. Comme beaucoup de démocraties occidentales, la France n’échappe pas à ce phénomène. Avec toutefois une spécificité : il revêt une importance toute particulière, car l’inégalité de condition politique y est nettement plus importante que dans ces pays.
Il s’ensuit ainsi que le domaine politique et l’espace public en général sont peu représentatifs de ces populations que l’on qualifiera ici de Français d’origine non-européenne, car leur caractère non-européen est leur dénominateur commun. La condition politique de ces Français est ainsi déterminée en partie par ce caractère, impensé certes mais qui est à l’œuvre dans leur différenciation par une partie du corps social. Dans cette perspective, traiter de la condition de ces Français, revient à s’interroger sur leur place au sein de la société, leurs rapports avec les autres composantes, leur participation à la conduite des affaires publiques, donc le degré de leur appartenance à la collectivité politiquement constituée. Au-delà du cas français, c’est aussi s’interroger sur les sociétés modernes et de ce qui est constitutif de la collectivité politique, la caractérise, la définit, la structure, l’organise, bref ce qui lui donne sens. Il n’est pas réaliste de traiter ici de toutes ces questions, mais à travers l’analyse de la condition politique d’une catégorie de population, on peut être éclairé sur une partie de l’ensemble complexe du problème de la cohésion des sociétés modernes. Qui prétend en faire partie ? À qui reconnaît-on, qui peut ou doit-il reconnaître, selon quelles conditions et modalités, cette appartenance ?

Dans cette perspective, nous postulons que la condition politique des Français d’origine non-européenne est le produit de la mobilité des personnes et, par voie de conséquence, du pluralisme des sociétés contemporaines. Mais plus fondamentalement, donc au regard des rapports, d’hier et d’aujourd’hui, qui structurent les relations entre ces populations et la société française dans son ensemble, cette condition est déterminée par l’histoire et les représentations françaises de l’altérité.
Au regard de ces considérations, notre propos s’articule à partir d’une idée centrale, corroborée par des faits historiques et des institutions : la mal-représentation est le résultat d’un processus fondé sur des représentations faisant de l’Europe le « monde » supérieur et central par rapport à tous les autres, notamment ceux qui sont convoités par elle et encore plus ceux qui lui résistent, notamment l’Orient . L’Européen est, dans ce contexte, le seul sujet doué de la raison, donc le seul pouvant accéder à l’humanité. Cette supériorité supposée s’exerçait sur des espaces et des individus extérieurs à l’Europe. Aujourd’hui, dans tous les pays d’Europe occidentale, celle qui décréta sa supériorité aux autres, des non-Européens y vivent. Alors que partout dans cet espace, il est proclamé la plénitude des droits politiques à tout être humain majeur disposant de la citoyenneté européenne, certains ne son t pas reconnus comme des citoyens à part entière et sont, de ce fait, absents de la représentation dans l’espace public. Ce sont surtout les représentations et constructions culturelles qui les rendent ainsi inaptes à l’exercice des responsabilités publiques. Ce qui n’est pas sans rappeler le déni d’humanité répandu dans le passé. Apparaît à ce moment une contradiction fondamentale : si durant des siècles l’européocentrisme a agi hors d’Europe, vis-à-vis de groupes humains non-Européens et vivant en dehors de l’Europe, aujourd’hui il est à l’œuvre au sein même de l’Europe. En effet, dans le passé ce traitement particulier des non-Européens obéissait à une logique « institutionnelle », qui était « normale », car socialement acceptable et acceptée. Aujourd’hui, du fait que des non-Européens, vivant en Europe, donc à l’intérieur d’elle-même, subissent un traitement similaire à leurs ancêtres, alors qu’ils sont juridiquement européens, constitue une certaine forme de « suicide » politique. Le progrès dans la reconnaissance de droits fondamentaux et politiques fait que cette contradiction devient de plus en plus insupportable et antagonique. Ce schéma s’applique en grande partie à la France dans ses relations avec ses citoyens d’origine non-européenne. Mais loin d’évoluer vers une reconnaissance effective, le recul relatif du mépris, comme politique , à l’égard des Français d’origine non-européenne a donné lieu, à ce jour, seulement à une reconnaissance formelle.
Ces aspects posent des questions de l’ordre de la philosophie politique et sociale en lien étroit avec les problématiques de reconnaissance et de pluralité qui renvoie aux questions de Pluralité et reconnaissance dans les démocraties occidentales, l’exemple des Français d’origine non-européenne.
La construction européenne, qui prétend à l’universalité de son modèle, produit également des valeurs, des principes et droits humanistes. Avec l’avènement du citoyen moderne, elle porte en elle les germes de la remise en cause de cette supériorité de l’Europe. C’est le sens des luttes du 20ème siècle qui mettent en exergue ses contradictions et finissent par les indépendances des pays anciennement colonisés. Ce sont ces valeurs et principes qui seront à l’œuvre, aussi durant les années 80 et 90, portés par les enfants d’anciens colonisés, devenus Français, pour conquérir la plénitude de leurs droits politiques. Ceci renvoie à l’évolution et des contours de : La citoyenneté des Français d’origine non-européenne, du déni à la marge.
Enfin, la période actuelle où le principe d’égalité, grâce notamment à la quête - au désir ? - de démocratie et de reconnaissance, suppose une effectivité de la citoyenneté et des droits politiques, notamment en matière de conquête du pouvoir de tous ceux qui le veulent et d’accès et d’exercice des plus aptes, y compris des Français d’origine non-européenne. Ce processus est loin de produire des résultats tangibles, quant à l’effectivité de cette égalité sur le plan politique. Ces considérations renvoient au processus d’émancipation encore inachevé et qui montre qu’en politique Les Français d’origine non-européenne sont entre la reconnaissance formelle et la mal-représentation.

Adda Bekkouche, auteur de : La condition politique des Français d’origine non européenne. Du mépris à la reconnaissance formelle, éditions du Cygne, Paris, mars 2012.
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Envoi via le site Les assises du 16 juin