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Les marchés financiers et le politique : l’anthropologie néolibérale contre la Grèce et l’Europe (Claude Calame)

mercredi 5 septembre 2012, par Groupe Société-Cultures

« Les marchés, brièvement rassurés, restent inquiets » — à l’annonce d’un prêt de 100 milliards d’euros prévu par l’Eurogroupe pour recapitaliser les banques espagnoles. « Les marchés, inquiets pour l’Espagne, lui font payer le prix fort » — quand, devant les difficultés à accorder le prêt promis, l’intérêt fluctuant pour les obligations à dix ans de la dette souveraine espagnole dépasse 7 %. « Les brèches béantes qui alimentent la défiance des marchés » – dès lors qu’à un premier prêt limité à trente milliards s’ajoutent le retard pris par la mise en place du « Mécanisme européen de stabilité » et les difficultés budgétaires renouvelées connues par le Grèce, le Portugal et l’Italie. Et finalement, « seuls les marchés financiers se sont félicités du nouveau plan d’austérité espagnol », annoncé par le gouvernement ultra conservateur dirigé par Mariano Rajoy . Ceci pour juin et juillet 2012.

Référendum ou nouvelles élections en Grèce, dettes souveraines abyssales en Espagne ou au Portugal, incapacité de l’Italie à se « réformer », quasi faillite de l’Irlande – quel que soit le nouvel événement économique, attendue et déterminante semble être désormais la réaction des « marchés » : « L’Espagne continue de s’enfoncer : coup de semonce des marchés ». Ce sont ainsi les « marchés » (financiers) qui se sont substitués au « marché » (économique) comme puissance abstraite et pouvoir unique destinés à gouverner en maîtres absolus les sociétés modernes. Les autorités politiques leur sont entièrement dévouées et soumises ; le rôle des gouvernements nationaux se limite désormais à relayer auprès des populations ce que la logique financière des marchés semble devoir imposer. Et les médias, rédactions francophones en tête, se bornent à diffuser les préoccupations, les déceptions, les inquiétudes ou les satisfactions qu’ils semblent partager avec les marchés, en constante syntonie avec eux. Rien d’étonnant à cela de la part de chefs de rédaction et de journalistes complaisants ; avides pouvoir, ils ne font que reproduire les principes idéologiques animant les grands groupes industriels et financiers qui possèdent et dominent, en particulier par la publicité, journaux et chaînes de télévision .

1. La focalisation sur dettes et déficits publics

C’est que, après être parvenus à naturaliser les sacro-saintes règles du marché (économique), les médias se sont désormais appliqués à donner une tournure humaine aux marchés (financiers) : de la nature des choses à la nature humaine. On nous l’a inculqué depuis trois décennies : naturalisé, le marché économique de la production des biens et des services est soumis aux règles de la performance, du rendement (financier), de la compétitivité, de la concurrence, de la mobilité, dans un ensemble de préceptes qui renvoient au principe fondamental de l’accumulation du capital et du profit financier. Désormais le fonctionnement de marchés financiers tout aussi naturalisés est interprété en termes d’émotions : il est possible, tour à tour, de susciter la défiance, la déception, l’inquiétude, la satisfaction ou l’euphorie des marchés financiers.

Mais dans quelle mesure la gestion d’États en principe souverains peut-elle susciter les émotions et les réactions des marchés financiers anthropomorphisés ?

Exemplaire est de ce point de vue la focalisation des pouvoirs politiques et des médias sur le problème de la dette souveraine des pays appartenant à l’Union européenne. L’helléniste soucieux d’un regard anthropologique et critique ne peut que prendre le cas de figure hélas paradigmatique qu’offre la Grèce intégrée à la zone euro, et partir de quelques chiffres puisque finance il y a. Les statistiques officielles de l’Union européenne indiquent que de 94, 8 % en 2007 et 113,0 % en 2008, le déficit public de la Grèce, en rapport proportionnel avec son PIB, est passé à 165,3 % à la fin 2011 (2009 : 129,4 % ; 2010 : 145,0 %). Au même moment celui de l’Italie se situait à 120,1 %, celui du Portugal à 107,8 %, celui de l’Irlande à 108,2 %, celui de la France à 85,8 %, celui de l’Espagne à 68,5 %. Quant au déficit public de la Grèce, il est stable : de -9,8 % en 2008 à -9,1 % en 2011 (en passant par -15, 6 en 2009) ; en Italie de -2,7 % (en 2009 : -5,4%) à -3,9 %, au Portugal de -3,6 % (2009 : 10, 2) à -4,2 %, en Irlande de -7,3 % (2009 : 14,0 %) à -13,1 %, en France de -3, 3 % (2009 : -7,5 %) à -5,2 %, en Espagne de -4,5 % (2009 : -11, 2 %) à -8,5 %. En moyenne, le dette publique de la zone euro à la fin 2011 était de 87,2 %, et le déficit public de -4,1 % . Rien donc de très alarmant quand on confronte ces chiffres aux tristement célèbres critères monétaristes, inscrits dans le traité de Maastricht fondateur en 1992 de l’Union européenne, puis dans le Pacte de stabilité et de croissance de 1997 (on notera au passage le double euphémisme pour désigner les principes d’une politique d’austérité budgétaire consignés dans un « pacte ») : pas plus de 3 % du produit intérieur brut pour le déficit public annuel et pas plus de 60 % du même PIB pour la dette souveraine. Et surtout rien de vraiment alarmant si l’on compare ces chiffres d’endettement à ceux des grandes banques européennes (qui se refusent à appliquer les accords de Bâle III leur imposant en particulier 8 % des « actifs pondérés en fonction des risques » – qu’en terme élégants les produits financiers spéculatifs sont désignés) : la BCE survit quant à elle avec 2 % de fonds propres ! On se souviendra que la France par exemple n’a pas manqué de se remettre d’une situation de déficit budgétaire touchant les -6% à l’issue de la crise économique de 1993.

Ce qui en revanche est désormais catastrophique c’est l’augmentation significative de l’endettement engagé, toujours en France, par le gouvernement de Nicolas Sarkozy, de même qu’aux Etats-Unis durant le double et sinistre mandat de George W. Bush Jr. : au cours de ce quinquennat, la dette de l’Etat français a pratiquement doublé pour s’établir à 1286 milliards d’euros à la fin 2011 (1789 milliards d’euros pour l’ensemble des administrations publiques au premier trimestre 2010 – dette au sens de Maastricht). C’est dire que le service de la dette des pays livrés aux marchés par les mécanismes pervers que l’on va voir pèse de plus en plus lourd dans le budget de l’État. Pour qui le profit ? Répondre à la question est l’un des objectifs de la présente contribution.

2. Stratégies politiques au profit des marchés financiers

Quoi qu’il en soit, en octobre 2009 le gouvernement social-démocrate grec, nouvellement élu, annonce un déficit plus important que prévu. L’État grec éprouve de plus en plus de difficultés à financer son budget sur les « marchés » et au printemps 2010 le gouvernement est contraint à recourir à l’aide financière des autres Etats européens et du Fonds monétaire international. On sait les conditions imposées par le Commission européenne, d’entente avec le FMI, à une promesse de prêt échelonné de 110 milliards d’euros : hausse de la TVA de deux points à 23 %, diminution du montant des pensions et âge de la retraite passant d’un coup pour les femmes de 60 à 65 ans, suppression des indemnités salariales de fin d’année dans la fonction publique ; libéralisation et privatisation des entreprises publiques des communications, des transports et de l’énergie ; « réforme » du marché du travail et facilitation des licenciements.

En février 2012, devant l’immanquable accroissement de la dette publique grecque et le risque accru de cessation de payement, un deuxième plan de sauvetage est accordé par la « troïka » européenne formée par la Banque Centrale Européenne, le FMI, la Commission européenne (dominée par l’Allemagne et la France, et représentée par les grands alliés des banquiers que sont Angela Merkel et Nicolas Sarkozy). Accompagné d’un effacement partiel de la dette souveraine par la décote des titres détenus, le prêt accordé s’élève à 130 milliards d’euros, répartis sur huit ans. En échange le gouvernement de Lucas Papadémos est contraint de promettre de nouvelles restrictions budgétaires touchant les services de santé, le salaire minimum, les rentes complémentaires et finalement l’armée.

Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Puisque la Grèce a rejoint la zone euro dès 2001, n’appartenait-il pas à Banque Centrale Européenne de jouer, à côté du FMI, le rôle du prêteur ? Ce rôle n’est-il pas celui de toute banque centrale nationale, à commencer par la Réserve fédérale états-unienne ? Non point puisque l’article123 traité de Lisbonne de 2007, qui reprend l’article 104 du traité de Maastricht interdit formellement à la BCE d’accorder directement des prêts aux États membres de la Communauté européenne . C’est dire que ce « traité modificatif », qui s’est substitué par un coup de force antidémocratique au traité constitutionnel européen refusé par référendum en France et par le parlement aux Pays-Bas, livre tout simplement l’emprunt des Etats membres de l’ Union aux marchés financiers. Le mécanisme est d’autant plus pervers que, financée par les Etats membres à un taux extrêmement réduit (1 % sur dix ans), la BCE prête aux banques à un taux également très bas de 1 à 2 % pour leur permettre de répondre aux demandes des Etats à un taux laissé quant à lui au bon vouloir des marchés financiers. C’est ainsi que les taux de la dette à dix ans de l’Espagne viennent de dépasser les 7 % (7,27% le 20 juillet 2012) alors que les taux italiens correspondants franchissaient les 6 % ; en avril 2012, la Grèce de son côté a dû accepter un prêt à deux ans à un intérêt de dépassant 8 %. Et ceci sans mentionner les titres revendus sur le marché secondaire avec des taux à plus de 15 %… : taux usuriers s’il en est, imposés par les marchés et les places financières au gré de la conjoncture budgétaire et économique des pays concernés, laissée à l’appréciation des banquiers, et des marchés !

Et deuxième perversité : la fixation des taux de prêt pour les emprunts souverains sur les marchés financiers est soumise aux appréciations des agences de notation. Ce sont essentiellement Moody’s Investors Service, Standard and Poor’s et Fitch Ratings, toutes trois étroitement liées à Wall Street ; elles évaluent la qualité des produits et des institutions bancaires selon les critères pour le moins discutables et partiaux de la finance états-unienne. Ce sont ces agences qui attribuaient la note la plus élevée à la Lehman Brothers à la veille encore de la faillite de la grande banque new yorkaise ; ce sont elles qui notaient du même AAA les « subprimes » titrisées (prêts hypothécaires à taux très élevé que les emprunteurs ne parvenaient pas à rembourser) à la veille du krach bancaire et financier engagé dès l’été 2007 et consacré par l’effondrement de Lehman Brothers en septembre 2008. Et c’est ce AAA qu’Alain Minc, le conseiller lèche-cul de service, déclarait être le « trésor national » de la France à peine trois mois avant la dégradation de la dette souveraine du pays, en janvier 2012 .

Certes, désormais l’aide financière aux États de l’Union en difficulté budgétaire est confiée au Fonds européen de stabilisation européen (FESF créé en mai 2010 pour couvrir la zone euro) , complété par le Mécanisme européen de stabilité financière (MESF) pour l’ensemble de l’Union européenne. Assurément, le FESF peut émettre des obligations et des titres de créance en faveur des États en difficulté, en intervenant aussi bien sur le marché primaire que sur le marché secondaire ; mais cette aide est soumise à des conditions drastiques dans l’assainissement budgétaire des États concernés (par l’acceptation d’un programme de « stricte conditionnalité » – nouvel euphémisme !) . Toute aide par le biais du FESF a donc un impact politique analogue à celui des conditions imposées par le FMI pour ses propres prêts. Par ailleurs, les titres émis par le FESF sont soumis à la logique des marchés financiers dans la mesure où ils sont dépendants non seulement des taux d’intérêt sur le marché libre des emprunts, mais aussi des évaluations des états-uniennes et arrogantes agences de notation. Fixé autour de 3 %, le taux d’intérêt des prêts accordés par le FESF s’avère être, par exemple, nettement supérieur à celui du financement par les États européens de la BCE. Ce sont en particulier ces distorsions entre les intérêts servis aux États et ceux que l’on exige d’eux qui rendent une grande partie des dettes souveraines illégitime et qui, après audit, requièrent leur annulation pure et simple.

Quant au Mécanisme de stabilité financière (MES), il est sur le point d’être créé pour rendre le relais du FESF et du MESF. Le MES est une pièce centrale du « Pacte budgétaire ». Concernant essentiellement les pays de la zone euro, cette disposition constitutionnelle vicieuse stipule que le déficit budgétaire structurel (déficit corrigé des variations conjoncturelles) des pays de l’Union ne saurait dépasser 0,5 %. C’est le principe dit de la « règle d’or », si chère à Nicolas Sarkozy : elle porte le nom de son enjeu. Ce principe d’asservissement financier des États européens doit être inscrit de manière permanente dans les dispositions constitutionnelles de chaque pays signataire (25 sur 27 pour l’instant) qui perd ainsi sa souveraineté budgétaire . Dans ce cadre extrêmement contraignant, le MES est destiné à accorder des prêts ou à acheter de la dette primaire des États européens en aporie financière ; mais ceci sous la réserve d’un accord unanime des pays concernés et dans le cadre à nouveau de « strictes conditionnalités ». Le capital autorisé est pour l’instant fixé à 700 milliards d’euros. Par cet arsenal politico-juridique ce sont les principes mêmes de la loi néo-libérale attribuée aux marchés financiers qui seront inscrits dans la constitution de chacun des pays de l’UE.

3. Cercle vicieux et chantage financier

Les conséquences de ce double mécanisme de soumission des emprunts des Etats à la logique des marchés et de corsetage budgétaire sont d’abord financières. Non seulement une partie toujours plus importante du budget annuel des pays les plus endettés doit être consacrée au service de la dette par le remboursement d’intérêts surfaits. En France, selon le projet de loi de finances, la charge des intérêts de la dette devrait s’élever en 2012 à 48,8 milliards d’euros équivalents à 13% du budget de l’État, soit la presque totalité de l’impôt sur le revenu payé par Françaises et Français ; ainsi le paiement des intérêts de la dette représentera le troisième poste de dépenses de l’État, après l’éducation nationale et la défense – et c’est sans compter avec le remboursement des emprunts correspondants, pour des amortissement deux fois plus élevés que les intérêts. En Grèce même, le service de la dette représente désormais pas moins de 20% du budget total de l’État . Les pays les plus exposés sont donc entraînés dans un véritable cercle vicieux financier, au profit des banques et de leurs opérations spéculatives . Les « attaques » qu’il subissent de la part des marchés et des agences de notation financière ne font qu’augmenter le poids de la dette, celui de son service et par conséquent la nécessité d’emprunts aux taux fixés par ces mêmes marchés. Explicitement et intentionnellement prise pour « cible », la Grèce offre un cas d’espèce destiné à faire en quelque sorte jurisprudence pour les autres pays de l’Union européenne, tour à tour l’Irlande, le Portugal, l’Italie, l’Espagne avant que ne vienne le tour de la France.

D’autre part, avec les sommes empruntées aux taux usuriers imposés par les marchés, les États sont appelés à renflouer les banques, elles-mêmes endettées en raison en particulier de leurs engagements dans la spéculation foncière et immobilière la plus débridée ; la dette souveraine est accrue d’autant. En octobre 2008, la Fed états-unienne porte à pas moins de 9000 milliards de dollars le niveau des liquidités à la disposition des banques au seuil de la faillite. À leur habitude les Etats européens s’empressent d’emboiter le pas : la France contribue pour 40 milliards d’euros à la recapitalisation de ses banques. Du côté helvète, le gouvernement offre 4 milliards d’euros à l’UBS tandis que sa Banque nationale rachète pour 40 milliards de produits toxiques à la banque sur le bord de la faillite ; quant à elle, cette grande banque avait refusé de venir en aide à Swissair au moment de la cessation de payement de la compagnie aérienne nationale en 2001, au nom du principe libéral le plus orthodoxe : pas de subvention. Plus près de nous, après avoir renfloué la banque franco-belge Dexia (à l’origine une banque de « crédit local ») pour plus de six milliards d’euros, l’Etat français est désormais contraint de participer à un plan de garantie et de sauvetage s’élevant à 90 milliards d’euros. En avril 2009, le FMI estimait que la crise bancaire déclenchée par Wall Street aurait coûté la somme indicible de 4054 milliards de dollars (945 milliards de dollars en avril 2008 !) et que les interventions publiques s’étaient élevées à cette date à 16634 milliards de dollars : de quoi résoudre dix fois le problème de la sous-alimentation mondiale, provoquée en particulier par les spéculations sur les marchés des denrées alimentaires, qui sont entretenues par les banques elles-mêmes . Et à l’automne 2011, une nouvelle recapitalisation des banques européennes à hauteur de près de 300 milliards d’euros s’est avérée inévitable. Entre 2011 et 2012, la BCE a ainsi accordé pas moins de 1018 milliards d’euros de prêts à trois ans à un taux moyen de 1 % aux banques privées d’Europe… Pourquoi pas directement aux États en difficulté budgétaire ?

4. Des conséquences sociales destructrices

Mais au lieu de s’attaquer au système bancaire et à ses invraisemblables dysfonctionnement et abus, on privatise et solde les services publics pour renforcer le système qui les détruit. Les conséquences sont non seulement financières, mais surtout économiques et sociales. Les coupures budgétaires par milliards entraînent une diminution de l’activité économique qui ne peut plus être soutenue par les investissements de l’État. De 2003 à 2008, la Grèce avait vu son PIB augmenter de 3, 7 en moyenne annuelle ; dès les interventions de la Commission européenne d’entente avec le FMI et la BCE s’amorce une courbe descendante qui ne fait que s’accentuer : de -2,0 % en 2009 la diminution passe à -4,0 % en 2010 et à -6,9 % en 2011 ; elle devrait être encore de -4,5 % en 2012 selon l’estimation de la Banque de Grèce, mais de -6,7 % selon Christos Staïkouras, le ministre adjoint des finances dans le nouveau gouvernement de coalition de droite d’Antonis Samaras.

Le taux de chômage connaît, logiquement hélas, une évolution concomitante : de moins de 8 % au début 2008 il est passé en Grèce à 21,9 % en mars 2012 avec pour conséquence, plus dramatique encore, que désormais 52,8 % des jeunes entre 16 et 24 ans sont maintenant sans emploi. Ce taux de chômage est accentué par les suppressions de postes dans la fonction publique, selon les « conditionnalités » exigées par la troïka dans son deuxième plan d’ « aide » (130 milliards d’euros) de mars 2012 : aux mesures déjà mentionnées, parmi lesquelles une nouvelle baisse de 22 % du salaire minimum, s’ajoute la suppression de 15000 postes dans le secteur public. Ce chiffre s’ajoute aux 100000 emplois biffés dans le secteur public depuis 2009, soit une diminution de 18 % de l’effectif total. Odieux chantage pour satisfaire les marchés financiers.

Si le chômage enferme l’État dans un nouveau cercle vicieux budgétaire dans la mesure où la diminution des rentrées d’impôts sur le revenu entraîne un nouvel alourdissement de la dette, les conséquences sociales sont dramatiques, à extrapoler à partir de quelques chiffres, à nouveau : à l’issue de l’année 2010 cyniquement déclarée « Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale », 20,1 % de la population vivait en Grèce en dessous du seuil de pauvreté (calculé à 60 % du revenu médian) soit nettement plus que la moyenne européenne qui s’établit à 16,4% ; France : 13,5 %), les jeunes de 16 à 24 ans étant surreprésentés (taux de 27,4 %) . Et les suicides de chômeurs ou de retraités désespérés ne fait que s’accroître avec une augmentation de 18 % en 2010 et de 25 % en 2011 dans un pays qui avait le taux le plus bas de tous les pays d’Europe. Les coupes sombres dans les domaines sensibles de la santé, de l’éducation et des assurances sociales ont entraîné une chute drastique dans le niveau d’existence des résidentes et résidents tandis que le manque de moyens d’accueil et une politique nationaliste face aux demandeurs d’asile condamnent à la rue et à la répression policière des milliers de migrant-es des pays du Moyen-Orient. Comme dans le reste de l’Europe et avec l’appui de la Commission européenne, la politique gouvernementale consiste à dresser les résidents de plus en plus précarisés contre les exclus venant de l’extérieur.

5. Qui paye la crise provoquée par les marchés dérégulés ?

Les commentateurs de mesures d’ « assainissement » des finances publiques qu’on fait passer pour indispensables omettent soigneusement de relever un fait essentiel. Dans l’application de ces « thérapies de choc », les gouvernements se gardent bien de s’en prendre à l’impôt sur le revenu alors que l’on sait qu’en particulier en Grèce les plus riches disposent de nombreuses astuces pour y échapper. C’est le cas dans tous les pays d’Europe, et ceci avec la complicité des gouvernements. Rappelons qu’en France par exemple le nombre des « niches fiscales » sous le mandat de Sarkozy est passé de 418 à 583 ; en 2011, cela a représenté 53 milliards de cadeaux fiscaux aux plus riches. Par ailleurs, le taux d’imposition de la tranche la plus élevée a été abaissé de 65 à 40 %, correspondant à une perte de 15 milliards d’euros par année. Quant à lui, le taux d’imposition des sociétés a été abaissé de 50 % à 33 %, voire 8 % pour les sociétés du CAC 40. S’y ajoute une fraude fiscale de la part des plus riches et des entreprises estimée à 45 milliards par an. C’est dire que les cadeaux fiscaux ont contribué pour plus de la moitié du déficit budgétaire de -7,5 % en 2009 et que sans la fraude fiscale systématique le bilan budgétaire de cette même année 2009 aurait été positif .

En fait, ces « mesures d’austérité » données pour salvatrices sont pratiquement identiques aux « ajustements structurels » imposés par le FMI et par la Banque Mondiale aux pays les plus pauvres et les plus endettés durant les années de plomb de l’économisme néo-libéral. Dans ces mêmes années 90, les pays européens signataires du Traité de Maastricht y ont été également contraints, sous le couvert euphémisant des « mesures de convergence ». On en connait les effets désastreux, notamment quant à l’accroissement de l’écart entre les riches et les pauvres et quant à des conditions de travail soumises aux seuls critères de la productivité et du profit. Rappelons, pour la France, les résultats d’une enquête statistique de l’INSEE portant sur l’année 2009 et publiée le 30.10.11. En 2009, 8,2 millions de personnes vivaient en-dessous du seuil de pauvreté (avec un revenu inférieur à 954 euros, fixé à 60% du salaire médian) en augmentation de 0,5 % par rapport à 2008. Par ailleurs, après une légère augmentation de leur niveau de vie, le 10% des Français les plus pauvres percevaient en 2009 1,1 % de moins qu’en 2008 ; durant la même période de crise financière, 10 % des Français les plus riches connaissaient une augmentation de leur niveau de vie de 0,7 %… L’OCDE elle-même met désormais en garde contre le creusement des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres

Les comptes demandés depuis deux ans au peuple grec sont d’une hypocrisie cynique. En effet, au moment où la Grèce a été admise dans la zone euro en 2001 sa dette publique s’élevait déjà à 103, 4 % de son PIB et son déficit se montait à -4,5% du même PIB : dette et déficit bien supérieurs aux tristement célèbres critères de Maastricht (60 % et -3 %, pour rappel). Nul n’ignorait au sein de la Commission européenne le système fiscal profondément déséquilibré de la Grèce – notamment le triple fait que le plus gros propriétaire immobilier de la Grèce, soit l’Église orthodoxe, est exonéré d’impôts, que la flotte commerciale grecque par différents montages financiers soustrait à l’État environ 6 milliards de TVA chaque année et que les Grecs fortunés sont les champions de l’évasion fiscale, en particulier avec l’aide des banques helvètes. Rien n’y a fait. À peine la Grèce entrée dans la zone euro, la Commission européenne et la BCE ont régulièrement encouragé le pays à des dépenses d’investissement démesurées en particulier en faveur de l’organisation des jeux olympiques de 2004 (déficit probable : 20 milliards d’euros) ; ils ont poussé le pays à acheter à l’Allemagne et à la France des équipements guerriers pour l’armée la plus coûteuse de tous les pays européens ; ils l’ont invitée à abaisser fortement l’impôt sur les sociétés. En effet, sous la pression de l’UE, les recettes fiscales de la Grèce ont baissé entre 2000 et 2010 de 34,6 % à 31 % du PIB (un chiffre nettement inférieur à la moyenne européenne) et le taux d’impôt sur les sociétés a été abaissé de 40 % à 25 % ! Ces résultats inquiétants s’inscrivent dans la politique de sous-enchère fiscale et sociale constamment conduite par la Commission européenne et son Président José Manuel Barroso, marionnette des banques et des multinationales qui dominent la finance et l’économie en Europe.

En clair, il s’agit de faire payer la crise des finances publiques à ceux qui en sont les victimes tout en épargnant ceux qui l’ont provoquée et qui l’entretiennent désormais en pratiquant des taux usuriers : les banquiers auxquels l’Etat a dû porter secours en Grèce également ; mais aussi les promoteurs immobiliers et les grands entrepreneurs qui se sont enrichis pendant les années folles de la spéculation bétonnière, entretenue par de généreux subsides européens. Le FMI et la BM avaient imposé à l’Argentine une cure d’amaigrissement analogue à celle administrée à la Grèce, lors de la profonde crise de 2001 : même s’il est parvenu à déclarer illégitime et à ne pas rembourser une partie de sa dette publique le pays ne s’en est toujours pas remis, souffrant plus de dix ans après d’une misère économique et d’une déliquescence sociale dramatiques . C’est à ce processus mortifère que la Commission européenne, avec la connivence de la BCE et du FMI, et sous pression de l’Allemagne et de la France, sont en train de soumettre les Etats européens les plus endettés, à commencer par la Grèce, comme cas d’école – accompagné de celui de l’Irlande, trop rarement allégué .

6. Les motivations idéologiques d’une politique délibérée

Diminution drastique des prestations sociales, « réformes » des retraites et de l’assurance chômage, privatisation des grandes entreprises publiques (transports, télécommunications), coupes sombres dans les systèmes de santé, diminution de l’emploi dans la fonction public en particulier dans l’enseignement : la musique et ses paroles sont hélas bien connues. Ce sont désormais des pans entiers des prestations sociales et des entreprises publiques qui sont livrés à la logique capitaliste du marché : retraites par capitalisation, et non plus par répartition, par exemple. Ces coupes sévères dans les services et les prestations confiés à l’État, à qui on ne laisse en définitive que les tâches de défense armée et de sécurité, s’accompagnent d’appels à la libéralisation des conditions de travail : mobilité, flexibilité, individualisation, concurrence, contrats à durée déterminée, temps partiel sont les mots d’ordre d’une dérégulation imposée par une logique purement marchande ; elle s’appuie sur les règles de gestion entrepreneuriale et de management des « ressources humaines » qui ont eu à France Télécom privatisé en Orange les conséquences dramatiques que l’on sait.

La nouveauté est que cette politique de marchandisation de tous les services et de dérégulation général du travail salarié est soumise non plus uniquement à la logique économique du marché libéralisé, mais désormais à la logique financière de la spéculation bancaire. C’est dans cette mesure que la libre concurrence est inscrite dans le marbre du traité de Maastricht de 1992, puis en tant que « concurrence libre et non faussée » dans le traité constitutionnel repoussé en France par le référendum de 2005 . C’est dans cette mesure que les concepteurs de l’euro se sont refusés à conférer à la monnaie unique une quelconque base politique ; c’est dans cette mesure qu’ils ont voulu que la BCE agisse comme une banque privée, soumise à la loi des marchés financiers (sauf pour ses emprunts à taux réduit auprès des États membres de l’Union…).

En fait depuis plus de trente ans il s’agit non seulement d’imposer l’idéologie du capitalisme néo-libéral, mais surtout d’en réaliser les principes par le biais des pouvoirs politiques. Sans pouvoir faire une histoire aussi brève soit-elle du libéralisme économiste et marchand jusque dans sa version néo-, deux citations suffiront pour saisir l’anthropologie simpliste qui la sous-tend tout en la légitimant. Adam Smith tout d’abord qui distingue la classe des propriétaires terriens qui vivent de leurs rentes, la classe des travailleurs qui vivent de leur salaires et finalement la classe des capitalistes qui vivent des profits engendrés par le travail des seconds ; des capitalistes, il dit : « Le seul motif qui détermine le possesseur d’un capital à l’employer dans l’agriculture ou dans les manufactures, ou dans quelque branche de commerce en gros ou en détail, c’est la vue de son propre profit » ; et d’ajouter : « il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’est nullement dans ses intentions », une fin qui peut corresponde à l’intérêt de la société . Et le fondateur en 1947 de la Société du Mont-Pèlerin, Friedrich von Hayek : « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer » .

Les principes économiques découlant de la subordination du processus de la civilisation humaine aux lois anonymes du marché ont été consacrés notamment dans le « consensus de Washington » : consensus de Washington parce que ses principes ont été codifiés par trois institutions ayant leur siège dans la capitale des Etats-Unis, soit le FMI, la Banque Mondiale et le Département du trésor américain ! Formulée en 1989 cette codification de l’idéologie néo-libérale était destinée à recevoir une réalisation dans les pays d’Amérique latine étroitement contrôlés par les États-Unis, en proie à crise économique, inflation et un fort endettement. Au nombre de ces principes, repris pratiquement au même moment par les concepteurs de l’Union européenne, figurent : une stricte discipline budgétaire ; la libéralisation des taux d’intérêt ; l’élimination des barrières aux investissements de l’étranger ; la privatisation des monopoles et des entreprises d’État ; la déréglementation des marchés . Airs et paroles connus…

C’est dire que sur le plan international, l’économie de marché se fonde sur une politique néocoloniale de domination des pays les plus riches sur les plus pauvres, par l’appropriation de leurs ressources naturelles, par l’exploitation de leur force de travail, par la domination économique et financière à travers de l’investissement par les multinationales en général états-uniennes et la soumission au dollar US, mais également par l’appui inconditionnel à des régimes répressifs. C’est exactement à ce mouvement que l’on assiste au sein de l’Union européenne. Rappelons la mise en place récente à Athènes, puis à Rome de gouvernements « techniques », en dehors de toute procédure démocratique ; ceux-ci se sont empressés de réprimer durement tous vastes mouvements de protestation contre la politique d’austérité ordonnée par la troïka européenne et imposée par les Lucas Papadémos, Mario Monti et autres technocrates de la finance. On oublie trop vite qu’avec Mario Draghi, c’est un ancien administrateur de la Banque Mondiale, puis le vice-président de Goldman Sachs International (de 2002 à 2005,pour l’Europe !) qui a été nommé président de la BCE . Mario Monti a été lui-même le conseiller de la banque américaine qui avait aidé la Grèce à camoufler un partie de sa dette souveraine au moment de son entrée dans l’euro alors qu’Henry Paulson, secrétaire du trésor US au moment de l’éclatement de la crise financière, n’était rien d’autre que l’ancien CEO du même Goldman Sachs, à la tête d’une fortune personnelle de plus d’un demi milliard d’euros.

C’est ici qu’il convient d’évoquer le sinistre rôle joué par l’économiste et prix Nobel (!) Milton Friedman dans le coup d’État qui a renversé le gouvernement social-démocrate du Chili en 1973 pour le remplacer par une dictature sanguinaire et appliquer la politique économique anticipant les principes codifiés dans le consensus de Washington. Ce représentant de la tristement célèbre école d’économie de Chicago a été l’inspirateur de Ronald Reagan dans sa grande entreprise de dérégulation du capital alors que Margareth Thatcher dans sa destruction des services publics et des syndicats s’appuyait au même moment sur l’autorité de von Hayek ; le premier en champion de la dérégulation financière ; la seconde en leader de la régression sociale .

7. Des solutions ? sus à l’État de droit

L’impasse est désormais totale.

D’une part l’argent laissé dans les mains des plus fortunés et aux directeurs d’entreprises par les baisses d’impôt dont ils ont bénéficié de manière accrue depuis vingt ans était censé être réinvesti dans l’économie pour assurer le renouvellement technologique de la production et la sacro-sainte croissance. Il n’est est rien puisque par le biais des grandes banques et des banques privées, cet énorme surplus est soit placé dans des hedge funds qui eux-mêmes échappent à l’impôt quand il ne bénéficie pas du refuge direct de paradis fiscaux, soit utilisé pour la spéculation sur les matières premières, de nature extractive, ou sur le marché des denrées alimentaires. D’autre part, même si l’on s’en tient à la logique productiviste et économiste du régime en vigueur, la baisse généralisée des salaires et des investissements publics signifie, par les restrictions imposées à la consommation, une atteinte irrémédiable à une croissance saisie en termes purement économiques de profit financier.

Pour en revenir à la crise financière qui ne fait que s’approfondir en Europe depuis 2008, le moins que l’on pourrait attendre c’est qu’en échange des dizaines de milliards accordés aux grandes banques, celle-ci soient à nouveau soumises à des règles beaucoup plus strictes. Il n’en est rien. Banques d’investissement et banques d’affaires sont toujours intégrées dans les mêmes entreprises de spéculation financière par le biais des plus opaques hedge funds et autres « produits dérivés » ; elles résistant aux rares et dérisoires règles que tente de leur imposer le pâle Comité de Bâle de supervision bancaire, composé de représentants des banques centrales des pays les plus riches et de leurs autorités prudentielles ; en particulier par les accords dits « de Bâle III » (augmentation des fonds propres, liquidité en suffisance, etc.) pour éviter de nouvelles crises bancaires, mais tout en restant dans la même logique d’accumulation du capital privé et du profit purement financier.

L’issue n’est certainement pas dans croissance économique capitaliste soumise à la seule loi de la productivité et du profit, c’est-à-dire à la loi économiste du marché ; celle-ci correspond non seulement à une exploitation sans frein des ressources non-renouvelables avec les conséquences écologiques qui se marquent en particulier dans le changement climatique, mais aussi à l’exploitation de ce que, de manière significative, on dénomme les « ressources humaines » — en réalité des hommes et des femmes soumises à la concurrence et au rendement individuel selon les règles sans merci du management entrepreneurial né aux Etats-Unis et imposé dans l’univers du travail mondialisé. Entre culture de l’évaluation individuelle et culte du profit égoïste dans la prestation compétitive, l’individualisme contemporain peut conduire, par le suicide, à la négation même de l’identité fondée sur la liberté individuelle – celle qui est prônée par l’anthropologie simpliste fondant le dogme néo-libéral .

La prétendue autonomie de l’individu libre et responsable n’a jamais eu de pertinence tant il est vrai, qu’entre holisme et individualisme méthodologiques, les sociologues ont démontré depuis longtemps que l’individu, dans son identité et son action, est d’ordre relationnel. En 1939, déjà Norbert Elias écrivait : « Ce que l’on sépare si souvent par la pensée comme deux substance différentes ou deux niveaux différents chez l’homme, son “individualité“ et son “conditionnement social“, ne sont en vérité rien d’autre que deux fonctions différentes des hommes dans leurs relations, dont aucune ne peut exister sans l’autre » . Seul von Hayek pouvait affirmer presque au même moment que nazisme et socialisme devaient être renvoyés dos à dos dans la mesure où la planification centralisée de l’économie ne pouvait qu’induire la tyrannie et l’asservissement de l’individu. Parallèlement à la sociologie, l’anthropologie culturelle et sociale a au contraire largement montré que l’individu émancipé en tant qu’homme de culture ne peut se construire qu’en interaction avec les autres dans un réseau dense de relations et d’interactions politiques, sociales et symboliques.

Ainsi les « marchés » correspondent à des acteurs qui ont des noms et à une idéologie dont ils ne manquent pas de se réclamer pour justifier leurs actions. Il en va d’ailleurs de même pour les États et de leurs gouvernants complices. Directeurs de banques, CEO (autrefois PDG) de conglomérats multinationaux, représentants des actionnaires des entreprises les plus puissantes, ces acteurs ont les relais politiques que l’on vient de désigner par quelques noms propres. Ils se retrouvent et se concertent régulièrement, par exemple à l’occasion de l’annuel Forum de Davos. On leur reconnaîtra l’exploit de prestidigitateur d’avoir utilisé la crise profonde provoquée par le capitalisme dérégulé en 2008 pour en réaffirmer et en imposer les principes avec d’autant plus de vigueur . La responsabilité ne saurait en être attribuée aux anonymes marchés. Du point de vue politique le tour de force a été dans la volonté des néo-libéraux de n’attribuer à l’État qu’un rôle dit « subsidiaire ». Par les privatisations, les coupes dans les prestations sociales, les dérégulations dans tous les domaines, c’est l’État de droit, avec sa base démocratique, qui est en définitive visé. La preuve en est fournie précisément sur le plan financier où les législations, libéralisées ou abolies, sont impuissantes à envoyer là où leurs délits les destinent les dirigeants des banques coupables d’incitation à la fraude fiscale, d’ententes cartellaires (voir le scandale du taux directeur Libor), de délits d’initiés et d’odieuses spéculations : la prison à vie, pour crimes contre l’humanité. L’enjeu à court terme n’est plus celui de la séparation de l’Église et de l’État, mais celui de la séparation de la Banque et de l’État. Les banques ne peuvent plus faire payer aux citoyennes et citoyens leurs propres dettes. Ce ne sont pas les États, mais les banques et l’économie privée qui, à très court terme, ont besoin de profondes réformes. Ce ne sont pas les États, mais les banques qui sont à l’origine d’une crise financière et économique sans fin.

D’une part, en soumettant à la logique des marchés mondialisés la production des denrées alimentaire de base, les acteurs des marchés financiers continuent à provoquer la mort de dizaines de milliers d’êtres humains, victimes de crises alimentaires à répétition ; d’autre part, par la spéculation sur les matières premières et les sources d’énergie non renouvelable, ils contribuent à l’épuisement de la biosphère et au changement climatique en favorisant aussi bien l’exploitation sans frein des ressources extractives que celle des ouvriers travaillant dans les mines. S’y ajoutent les CEO et les membres des conseils d’administration des grandes sociétés multinationales qui n’hésitent pas à procéder à des licenciements massifs pour augmenter la valeur boursière de l’entreprise et pour favoriser leurs actionnaires, tirant par ailleurs des profits gigantesques de l’extraction des matières premières et de la production des biens laissées aux fluctuations des marchés. Le mouvement impulsé par le principe de l’augmentation constante du taux de profit se lit encore une fois dans les statistiques : en comparaison la proportion entre les revenus du travail et les profits capitalistes n’a fait que s’accroître à l’avantage des seconds ces vingt dernières années . Identifié en tant que croissance économique, le mouvement est au fondement aussi bien de la marchandisation capitaliste de l’environnement que de la marchandisation néo-libérale des relations sociales et humaines, avec pour conséquence de faire assez rapidement des pays de l’Union européenne des pays du tiers-monde.

8. Le temps de la rupture

Plutôt qu’aux migrant-es en situation « irrégulière », sans doute est-ce aux acteurs bien humains des marchés, à leurs acteurs économiques, financiers et politiques que pourraient être réservés, après procès, les camps de rétention administrative, transformés en camps de rééducation sociale. Au lieu de cela, le directeur de l’UBS qui, non content d’être responsable de la faillite de l’une des plus grandes banques mondiales et qui a couvert des milliers de délits fiscaux commis aux États-Unis par ses mandataires tout en spoliant les peuples de plusieurs pays africains et en protégeant la fortune de leurs tyrans (déchus ou non), passe des jours tranquilles dans l’un de ces paradis fiscaux internes dont la Suisse a le secret (bancaire) : à Wollerau, dans un quartier de villas sécurisé par une police privée. Marcel Ospel y est le voisin d’Oswlad Grübel, défenseur acharné du secret bancaire et l’absence de régulation, qui a dû démissionner en 2011 de sa fonction de CEO du Crédit Suisse, suite à une sombre affaire concernant les opérations de négoce non autorisées s’étant soldée par une perte de 2,3 milliards de dollars…

Il est en effet temps de rompre avec la société du 7 jours sur 7 et du 24 heures sur 24, d’ailleurs réservée aux travailleurs, aux employés et au consommateur moyen pour le profit d’une oligarchie de ploutocrates qui se cachent derrière la naturalisation du marché économique et l’anthromorphisation des marchés financiers. Il est temps de rompre avec la société de l’augmentation de l’indice boursier et de la croissance du PIB qui ne font qu’enrichir les plus riches tout en détruisant l’environnement naturel et humain. Rupture nécessaire avec le capitalisme financiarisé pour un écosocialisme qui, sans la supprimer totalement sans doute, introduira des limitations extrêmement strictes à la propriété privée du sol et des moyens de production ; les nombreuses formes d’associations civiles existantes peuvent en donner, en exemples, les cadres institutionnels. Banques, entreprises de production et services ne peuvent être que soumis au politique, c’est-à-dire au contrôle et à la décision des citoyennes et des citoyens, par des instituions démocratiques. De ce point de vue, la démocratie athénienne classique, toujours idéalisée, servira moins de modèle que d’avertissement quant à ses défauts : exclusion des étrangers et des esclaves, exclusion des femmes, démagogie, risque de la tyrannie, impérialisme économique et militaire.

Quant à la Grèce moderne, elle a connu dans le années 70, avec l’appui des États-Unis, un régime des colonels de sinistre mémoire ; veillons à ce qu’elle ne devienne pas désormais le Chili de l’Europe. Assez du capitalisme sans limites, assez du capitalisme des marchés, le capitalisme de l’hubris morale, de la destruction sociale et de la répression policière : sus à l’indécence idéologique et à l’arrogance destructrice des représentants d’un capitalisme financier aux abois.

Bibliographie très sommaire

ATTAC, Sortir de la crise globale. Vers un monde écologique et solidaire, Paris (La Découverte) 2009

— , Le piège de la dette publique, Comment en sortir, Paris (Les Liens qui libèrent) 2011

Claude Calame, « L’individu en régime néolibéral et les droits sociaux de la personne », in Le capitalisme contre les individus. Repères altermondialistes », Paris (Textuel – ATTAC) 2010 : 19-40

François Chesnais, Les dettes illégitimes. Quand les banques font main basse sur les politiques publiques, Paris (Raisons d’agir) 2011

Benjamin Coriat, Thomas Coutrot, Dany Lang, et Henri Sterdyniak, L’Europe mal-traitée, Paris (Les Liens Qui Libèrent) 2012

Norbert Elias, La société des individus, Paris (Fayard) 1991(éd. or. : Die Gesellschaft der Individuen, Frankfurt a/M (Suhrkamp) 1987)

Pascal Franchet, « Le sens de la crise grecque », Liège (CADTM) 2010 (http://cadtm.org/Le-sens-de-la-crise-grecque)

Friedrich August von Hayek, The Road of Serfdom, Chicago – London (The University of Chicago Press) 1944 (trad. fr. : Paris, PUF, 2002)

Michel Husson, Un pur capitalisme, Lausanne (Éditions Page 2) 2008
— , « Les inégalités à l’échelle mondiale », Chronique internationale de l’IRES 130, 2011 : 55-63

Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, Paris (La Découverte) 2011

Damien Millet & Eric Toussaint, La crise, quelles crises ? Bruxelles – Liège – Genève (Aden – CADTM– CETIM) 2010

— , AAA. Audit, annulation, autre politique, Paris (Seuil) 2012

Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris (La Découverte) 2011

Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Edinburgh (Thomas Nelson) 1776 (trad. fr. : Paris, Flammarion,1991)

Manfred B. Steger & Ravi K. Roy, Neoliberlaism. A Very Short Introduction, Oxford (Oxford University Press) 2010

Eric Toussaint, Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Cuesmes – Liège (Le Cerisier – CADTM) 2010

— , La crise irlandaise : fiasco complet du néolobéralisme », in D. Milet & E. Toussaint (éds), La dette ou la vie, Bruxelles – Liège (Aden – CADTM) 2011 : 99-103

Charles-André Udry, « La Grèce : le berceau de quelle Europe ? » (16.6.12) alencontre.org/laune/la-grece-le-berceau-de-quelle-europe.html
Jean Ziegler, Destruction massive : Géopolitique de la faim, Paris (Seuil) 2011

Annexe

On citera, à propos de la BCE sous la direction d‘un ancien de Goldman Sachs, le diagnostic de Jean-Marie Harribey, ancien co-président du Conseil scientifique d’ATTAC et économiste à l’Université de Bordeaux 4 dans un texte encore non publié du 8.5.12 et intitulé « À l’assaut de la Banque centrale européenne : pour en finir avec la loi de la finance, une BCE au service des peuples » : « La BCE ne fut jamais au service de la collectivité, mais fut dès le départ une banque centrale en quelque sorte privatisée […]. La BCE a donc failli à la mission d’une banque centrale et cela à quatre niveaux :

– elle n’a pas été le prêteur en dernier ressort à l’égard des dépenses publiques ;

– elle a refinancé essentiellement des activités purement financières ;

– elle n’a pas stabilisé le taux de change de l’euro, laissant au marché des changes le pouvoir de le déterminer ;

– elle a ravalé la monnaie à un pur instrument d’accumulation et d’enrichissement privé, lui ôtant ainsi sa face de bien public ».