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Insurrection populaire au Mali (Juin, Juillet, Août 2020)

Marie-Paule Murail

mardi 1er septembre 2020, par Groupe Afrique

Depuis le 5 juin et durant tout l’été, des centaines de milliers de Maliens ont manifesté, demandant le départ du président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK).

Ces manifestations ont été lancées à l’initiative du mouvement du 5 Juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), une coalition rassemblant la Coordination des mouvements, des associations et sympathisants de l’Iman Mahmoud Dicko (Cmas), le Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD) et Espoir Mali Koura (EMK) (1), créé le 14 mai 2020 et coordonné par Cheick Oumar Sissoko (2).
Le déclencheur de cette mobilisation parait être une inversion des résultats au profit de la majorité présidentielle lors des récentes élections législatives tenues les 30 mars et 19 avril 2020. Outre le départ du président IBK, de nombreuses revendications sont apparues concernant la corruption des gouvernants, l’absence de politique sociale, la paupérisation de la population, l’insécurité, la demande de libération du chef de l’opposition, Soumeïla Cissé, enlevé le 25 mars juste avant les élections….
Le 8 juillet, le président IBK, dans une troisième adresse à la Nation depuis le début du mouvement, et après avoir reçu les leaders de la contestation, leur suggéra simplement de prendre contact avec la majorité présidentielle et de discuter avec celle-ci des modalités de sortie de crise. Cette suggestion fut perçue par les leaders du M5 RFP comme une réduction de leur combat à une simple recherche de positions personnelles. Dès lors le M5-RFP décida de rompre toute négociation et de revenir à son exigence initiale, à savoir la démission pure et simple d’IBK. (Entre temps, et sur pression de l’Iman Mahmoud Dicko, le M5 RFP était revenu sur cette unique revendication, mais proposait toute une série de mesures visant à renouveler le plus possible les instances et les personnalités politiques).
Les manifestations de juin se sont déroulées dans le calme, par contre lors de celle du 10 juillet , qui appelait à l’occupation de différents lieux et bâtiments stratégiques, la situation a dégénéré ; « L’Assemblée Nationale pillée, l’ ORTM assiégée et des véhicules de service et du personnel incendiés, des sièges de certains partis politiques de la majorité saccagés à Sikasso et à Bamako, » relate le site abamako.com. Les forces de l’ordre sont intervenues de manière disproportionnée : 23 personnes ont été tuées selon le M5-RFP, 11 selon les autorités maliennes et une centaine ont été blessées. Dans la foulée, plusieurs des leaders du M5-RFP ont été arrêtés. De nombreuses voix, notamment celles de partis et d’organisations de la société civile (dont Amnesty International) et les instances internationales se sont élevées pour dénoncer l’usage excessif de la force pour réprimer la manifestation.

Le 27 juillet, un sommet extraordinaire de la CEDEAO proposa plusieurs mesures de « sortie de crise » , mais s’opposa fermement à toute idée de démission du président Keïta. Elle lui recommanda de faire démissionner incessamment les députés dont l’élection était contestée ; d’organiser des législatives partielles ; de former un gouvernement d’union nationale ; et de réformer la Cour constitutionnelle qui se trouvait au cœur de la crise post-électorale, en respectant les modalités qui avaient été suggérées par la mission conduite par Goodluck Jonathan , ancien président du Nigeria.
Les députés contestés ont refusé de démissionner et le président recomposa la Cour constitutionnelle sans aucune concertation avec l’opposition, certains des nouveaux nommés étant très proches du gouvernement.

Le 11 Août, des milliers de Maliens étaient à nouveau dans la rue à l’appel du M5-RFP. Le site maliweb.net rapporte : «  Dans un discours au vitriol, les responsables du M5-RFP ont fustigé la gestion du pays par le régime IBK. Celui-ci est accusé d’être à la base de la déliquescence de l’État malien. « Ce régime sera chassé du pouvoir par les maliens et va être remis dans les poubelles de l’histoire » a promis Dr Choguel Kokala Maïga."
Le 18 Août, les militaires arrêtent le président Keïta, le premier ministre Boubou Cissé, le président de l’Assemblée nationale, Moussa Timbiné, ainsi que plusieurs ministres des gouvernements actuel et précédent. Le 19 août, vers minuit, le dernier discours du président IBK est retransmis à la télévision nationale, l’ORTM : il annonce sa démission, la dissolution de l’Assemblée nationale et du gouvernement, en précisant qu’il souhaite qu’aucun sang ne soit versé pour son maintien aux affaires. Les militaires, réunis au sein d’un Comité national pour le salut du peuple (CNSP) s’expriment ensuite, ils reprennent dans leurs discours toutes les revendications du M5-RFP en dénonçant l’insécurité, le clientélisme politique, la gestion familiale de l’État, le détournement des deniers publics, la corruption de la justice, la crise de l’Ecole, la mauvaise gouvernance et les tueries de manifestants du M5-RFP les 11 et 12 juillet. Ils appellent à une transition politique : « La société civile et les mouvements sociaux et politiques sont invités à nous rejoindre pour, ensemble, créer les meilleures conditions d’une transition politique civile conduisant à des élections générales crédibles pour l’exercice démocratique à travers une feuille de route qui jettera les bases d’un Mali nouveau ». Ils précisent en outre que « tous les accords passés avec les partenaires nationaux , régionaux, internationaux seront respectés ».

Ce « coup d’Etat » a été dénoncé dans un premier temps par l’ensemble de la communauté internationale (la Cedeao, les États-Unis, la France, etc.). La CEDEAO, sous prétexte du respect de « la charte africaine de la démocratie , des élections et de la gouvernance » a mis en place une série de sanctions à l’égard du Mali du fait « du changement anticonstitutionnel de gouvernement » via un « putsh ou coup d’Etat contre un gouvernement démocratiquement élu. » (Chapitre 8, art 23 de la Charte). Elle applique le protocole prévu…..Depuis, des négociations quotidiennes avec le CNSP ont lieu pour envisager la levée des sanctions et les modalités de transition. Le CNSP insiste sur le fait que ce sont les Maliens eux mêmes qui organisent cette transition.
Les représentants du M5 RFP rejettent l’appellation de coup d’Etat ; dans une interview du 20 Août de TV5 monde, Ramata Coulibaly présidente du M5 RFP diaspora Europe, précise : « ce n’est pas un coup d’Etat, c’est la révolte du peuple malien, les militaires sont les enfants du pays, ils font partie de ce peuple malien révolté, ils sont venus comme enfants du pays parachever le travail de la population. » .
Le 21 Août, la population est sortie massivement dans la rue pour soutenir le CNSP, montrant ainsi à la communauté internationale que le peuple malien soutient les militaires, et ont rappelé que c’est la « Victoire du Peuple » . Lors de cette manifestation, Cheick Oumar Sissoko a félicité le peuple pour sa victoire, il l’a invité à rester mobilisé, « le départ d’IBK est la première étape, et cela doit entraîner un renouveau complet, un nouveau Mali va émerger  » dit-il.
Les négociations entre la CEDEAO et le CNSP se crispent au fil des jours, les chefs d’Etat de la CEDEAO ne peuvent/veulent pas admettre que le soulèvement populaire se soit conclu par la démission de l’un des leurs, et certains craignent une contagion. Pour les observateurs comme écrit sur le site Maliweb de ce 26 Août : « La CEDEAO veut imposer ses idéologies à la junte militaire qui, de son coté, n’est pas prête à accepter cela. Car les militaires, qui assurent ne pas tenir au pouvoir, se sont inscrits dans la logique d’une transition civile, en promettant la tenue d’élections dans les plus brefs délais."
Pour la CEDEAO, il faut que les militaires laissent le pouvoir aux civils pour cette transition, ce qui n’est pas du tout du goût des nouveaux hommes forts du Mali. Pour eux, l’expérience du coup de force de 2012 est encore vivace dans leur mémoire. Et ils se disent prêts à conduire cette transition pour le bonheur des Maliens. Ainsi l’on assiste à un dialogue de sourds entre les deux camps.

Les membres du CNSP, le M5 FRP et la population sont déterminés. Espérons qu’après cette série d’épreuves , comme le dit Cheick Oumar Sissoko, un Mali nouveau va émerger et qu’enfin le peuple malien pourra vivre en paix.

Marie-Paule Murail, membre du CA d’Attac 17 et de la Commission internationale

(1) Espoir Mali Koura (EMK) : mouvement de la société civile créé le 14 mai 2020 par Cheick Oumar Sissoko.
(2) Cheick Oumar Sissoko : homme politique, cinéaste engagé auteur de « La lettre ouverte au peuple malien », présentée dans l’ouvrage « L’homme n’est grand que dans la paix, il faut tuer la guerre » , préfacé par Salif Keïta et postfacé par Jean Ziegler.
Attac France soutient cet ouvrage https://france.attac.org/nos-idees/placer-l-altermondialisme-et-la-solidarite-au-coeur-des-relations/article/crise-socio-politique-au-mali-l-eclairage-contextuel-de-la-lettre-ouverte-au

PS : pour mieux comprendre cette actualité, on ne peut que recommander de nouveau la lecture de l’ouvrage précité. Il est téléchargeable sur la page suivante : https://bamakomali.org/