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Argent des dictateurs, corruption et néolibéralisme (Gus Massiah)

jeudi 17 mai 2012, par Groupe Afrique

Argent des dictateurs, corruption et néolibéralisme

Gustave Massiah
Janvier 2012

L’argent des dictateurs ne leur est pas venu du ciel ; il a été extorqué ! Les campagnes sur les biens mal acquis ont permis de le mettre en évidence et de le démontrer dans l’espace public . Elles ont confirmé toutes les approches qui relient l’argent des dictateurs et les systèmes de corruption. Comme on peut le voir avec les rétrocommissions, elles montrent que la distinction entre corrompus et corrupteurs est le plus souvent factice .

Pour apprécier la nature et l’importance des systèmes de corruption, il faut revenir sur la question des échelles. Une étude du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) évalue entre 100 et 180 milliards de dollars les avoirs détournés par des dirigeants au cours des dernières décennies . Et, selon une estimation de la Banque mondiale, environ 1 000 milliards de dollars sont détournés chaque année sous forme de « pots de vins » .

À partir d’un certain niveau, la corruption devient un élément structurant de l’évolution d’une société. Elle modifie les situations et les systèmes. Quand on compare l’évolution des sommes de plus en plus énormes détournées avec la détérioration des conditions de vie des couches populaires, on peut se demander pourquoi l’enrichissement ne peut pas cohabiter avec la redistribution. En fait, la réponse est claire, même dans le cas de pays rentiers disposant de moyens considérables. L’enrichissement est la conséquence d’un système, sert à le reproduire et participe à sa détermination.

La corruption n’est pas nouvelle, mais son importance et ses conséquences dépendent des situations. Ce n’est pas seulement une question morale et les solutions ne peuvent donc se suffire d’un rappel des obligations morales. Il faut prendre en compte l’ « économie politique de la corruption » pour en apprécier l’impact. Et comprendre que la lutte contre ce phénomène ne peut relever d’actions à la marge de la logique d’un système mais en implique la transformation en profondeur. C’est pourquoi les études sophistiquées de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ou de la Banque mondiale , aussi intéressantes soient-elles, ne sont pas très convaincantes. Elles supposent que la corruption pourrait être comprise et combattue sans toucher au fondement du système économique international. La démarche de l’Organisation des Nations unies , en inscrivant la lutte contre la corruption dans le droit international, même si elle est encore peu opératoire, est plus prometteuse.

Deux aspects seront abordés dans cette contribution. Le premier concerne la question des dictateurs. La démocratie n’est pas exempte de corruption, mais il est de plus en plus clair que toute dictature génère la corruption et que pour lutter contre elle, il faut commencer par mettre à bas la dictature. Les révolutions arabes éclairent la nature de cette corruption et la place, dans les luttes, de la prise de conscience de ce phénomène. Le second concerne le caractère systémique de la corruption et son exacerbation à travers la logique du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste. Il pointe le saut qualitatif dans la corruption que constitue la fusion du politique et du financier, l’inégalité des revenus et la concentration inimaginable des sommes générées par la spéculation financière. Il prend acte de l’incapacité des institutions et des forces politiques à apporter des réponses à la crise économique, sociale, environnementale et géopolitique.

Les révolutions arabes renouvellent la compréhension de la corruption

L’importance de la corruption a été soulignée par les insurrections méditerranéennes qui, d’une certaine manière, renouvellent la manière de l’appréhender. Ces mobilisations ont ouvert une nouvelle période . Le vent nouveau parti de Tunis s’est d’abord propagé en Égypte, puis s’est étendu à toute la région Maghreb-Machrek, et enfin a traversé la Méditerranée pour gagner l’Europe du Sud. Mais il affleure dans toutes les régions du monde et trouve un nouveau souffle en traversant l’Atlantique. Les revendications qui s’expriment à l’échelle mondiale ont pour mot d’ordre : le refus de la corruption, l’urgence sociale, les libertés, l’indépendance. Ces mouvements explicitent, renouvellent et approfondissent les contradictions de la situation actuelle, toutes liées à la prédominance de la corruption : l’explosion des inégalités sociales, l’importance des contradictions sociales entre les couches populaires et les oligarchies, les contradictions idéologiques autour de la question primordiale des libertés, les contradictions géopolitiques liées à l’hégémonie occidentale .

Les insurrections mettent en lumière l’évolution des classes dominantes. Elles révèlent que des oligarchies se sont dégagées dans les bourgeoisies. Elles contrôlent les pouvoirs économique et politique. Dans certaines régions, notamment la région du Maghreb-Machrek, elles se sont organisées autour des clans affairistes centrés sur les dictateurs et leurs familles. Ces clans se sont appuyés sur les polices, les milices et les services secrets pour s’autonomiser par rapport aux armées qui les avaient portés au pouvoir. La révolte des peuples a aussi dévoilé la nature des dictatures et le rôle qui leur était dévolu par l’hégémonie occidentale : la garantie de l’accès aux matières premières, la garantie des accords militaires et notamment, dans la région, des traités avec Israël, le « containment » de l’islamisme, justification récurrente des dictatures, et enfin, le contrôle des flux migratoires. Les deux premières tâches des dictateurs, – vendre des matières premières et acheter des armes –, sont les principaux vecteurs de la corruption.

Les révolutions arabes mettent aussi au jour la mise en mouvement des couches populaires et l’évolution des conflits sociaux, culturels et politiques. Une nouvelle génération s’impose dans l’espace public avec sa perception des situations et ses nouvelles visions du monde. Il ne s’agit pas tant de la jeunesse définie comme une tranche d’âge que d’une génération culturelle qui s’inscrit dans une situation et qui la transforme. Ce phénomène met en évidence les transformations sociales profondes liées à la scolarisation des sociétés qui se traduit d’un côté par l’exode des cerveaux, de l’autre par les chômeurs diplômés. Les migrations relient cette génération au monde et à ses contradictions en termes de consommations, de cultures, de valeurs. Les résultats sont certes contradictoires entre l’élargissement des capacités de jugement et la prégnance de la culture mondialisée ; mais, l’isolement et l’enfermement des générations en est fortement réduit. Cette nouvelle génération construit, par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle modifie la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de définir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements, souvent informels, et les instances politiques. Le rejet de l’autoritarisme et de la hiérarchie accompagne naturellement celui de la corruption.

En Europe du Sud, la sortie des dictatures il y a une trentaine d’années a été rattrapée par des régimes ralliés au néolibéralisme qui ont montré les limites de la démocratisation. Cette situation dévoile l’impasse européenne, l’évolution de la nature de l’Union européenne et la nécessité de la réinventer. L’Amérique latine est sortie des dictatures il y a moins de trente ans. Il s’en est suivi la mise en place de démocraties bourgeoises qui ont développé des modèles de croissance néolibéraux socialement inégalitaires et des formes limitées de démocratisation politique. Les États-Unis ont accompagné, et contrôlé, le passage des dictatures aux démocraties bourgeoises. Mais, dans ce processus, de nouveaux mouvements sociaux et citoyens se sont développés, modifiant la situation dans de nombreux pays et dans la région.

La période immédiate dans la région Maghreb-Machrek est celle de la démocratisation. Elle passe par l’affrontement avec les forces encore vivaces des régimes dictatoriaux, particulièrement des milices et des polices, la définition de la place des armées et des appareils militaires et l’invention de nouvelles formes démocratiques en liaison notamment avec l’évolution de l’islam politique.

La révolte des peuples ne porte toutefois pas que sur la démocratisation. Ce qu’il y a de nouveau est en gestation ; il n’est pas prédéterminé et n’est visible qu’à l’échelle d’une génération. Rappelons-nous les révolutions de 1848 en Europe, celles du printemps des peuples. Sans internet, les insurrections parisiennes s’étaient propagées en quelques jours à toute l’Europe. Trois ans après, elles étaient écrasées pays par pays. Trente ans après, ce qu’elles portaient de nouveau, les États-nations, s’était imposé dans toute l’Europe. Dans le nouveau cycle, plusieurs questions sont porteuses d’une rupture plus radicale : celle d’un nouveau mode de développement, de production et de consommation, qui relie la justice sociale et l’urgence écologique ; celle d’une réinvention de la démocratie ; celle d’une nouvelle phase de la décolonisation.

La crise de la décolonisation a résulté d’une offensive des pays dominants, ceux du G7, à travers la gestion de la crise de la dette et l’imposition des programmes d’ajustement structurel, constitutives du néolibéralisme. Cette offensive s’est appuyée sur la rupture entre les régimes issus de la décolonisation et les peuples, à propos de la question des libertés, de la démocratie et de la corruption. Elle a construit un système international fondé sur l’alliance entre ces régimes et le bloc hégémonique occidental. Le fonctionnement de cette alliance repose sur la corruption, à la fois dans les objectifs d’une large part des classes dominantes et dans les modalités du gouvernement du monde. La lutte contre la corruption passe par la remise en cause de ce système et par une réponse à la crise de la décolonisation.

Cette nouvelle phase de la décolonisation correspondrait au passage de l’indépendance des États, qui a caractérisé la première phase de la décolonisation, à l’autodétermination des peuples. Comme le précisait dès 1976 la Charte des droits des peuples , chaque peuple a droit à l’autodétermination externe contre toute forme de dépendance extérieure. Il a droit aussi à l’autodétermination interne, c’est-à-dire à un régime démocratique, au sens d’un régime qui garantisse les libertés individuelles et collectives. Cette nouvelle phase de la décolonisation ne se réduira pas à la montée en puissance des pays dits émergents ; elle implique même la contestation de certaines propensions à traduire par des pratiques dominantes le très positif rééquilibrage économique et géopolitique. Elle se construit dans la convergence des mouvements qui a progressé dans l’espace des forums sociaux mondiaux et auxquels participent activement de nombreux mouvements de la région Maghreb-Machrek. Elle va mettre sur le devant de la scène les questions de l’épuisement des ressources naturelles, et particulièrement de l’eau, du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières premières et de l’accaparement des terres.

Les nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui vont émerger dans la région Maghreb-Machrek devront mettre au centre de leurs préoccupations le rôle de la corruption dans la nature et le fonctionnement du système qu’ils remettent en cause. La lutte contre la corruption dans le système dominant doit déboucher sur sa remise en cause. Elle nécessite la lutte pour la souveraineté et l’indépendance, pour les libertés et la démocratie, pour la justice sociale et l’urgence écologique. Pour cela, il faut prendre en compte le rapport étroit entre la corruption et le néolibéralisme.

La corruption s’exacerbe avec le néolibéralisme

Le néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste est fondé sur une nouvelle rationalité, la subordination de chaque société et du monde à la logique du marché mondial des capitaux, et sur de nouvelles politiques, celles de l’ajustement structurel, des plans d’austérité, de la précarisation du travail et du démantèlement de l’État social. Le néolibéralisme se traduit par une mutation qualitative de la corruption qui devient prédominante à partir de ses multiples formes. Cette mutation qualitative résulte de la destruction des formes de régulation au niveau des États et du système mondial et de la formidable concentration des pouvoirs financiers et politiques. Elle est dévoilée par les nouveaux mouvements, particulièrement en Espagne (le mouvement des Indignés) et aux États-Unis (Occupy Wall Street) qui ont mis en avant l’ampleur inimaginable des inégalités sociales et ses conséquences pour la démocratie.

La liberté pour les capitaux se traduit par un nouveau système international fondé sur un libre échange exacerbé qui repose sur le déchaînement de quatre dumpings : le dumping social et la concurrence sur les salaires, la précarisation et la remise en cause des systèmes de protection sociale ; le dumping fiscal qui s’est traduit par la course à la défiscalisation pour les hauts revenus et les entreprises et par la floraison des paradis fiscaux ; le dumping environnemental qui se traduit par la destruction de tous les mécanismes de protection de l’environnement et de la santé ; le dumping monétaire sur les variations de change. Il s’agit véritablement du cadre institutionnel international de la corruption.

L’ajustement structurel généralisé est fondé sur l’ouverture complète des frontières au commerce organisée par les accords de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Cette ouverture se traduit par une privatisation généralisée de toutes les entreprises, particulièrement des services publics. La logique du capitalisme financier s’impose avec ses exigences de profit très élevé à court terme. Le contrôle des capitaux et des entreprises, associé au manque de transparence des fonds d’investissement et aux paradis fiscaux, est propice à toutes les formes de corruption. Comme l’a expliqué Joseph Stiglitz dans une rencontre à Bercy en 1999 , il y a besoin d’un État même pour libéraliser, et l’instauration du capitalisme sauvage en Russie a montré que cette libéralisation sans freins conduit à des systèmes mafieux. Une des questions posées aujourd’hui est celle du contrôle mafieux du capital à l’échelle mondiale.

Le cadre institutionnel international a accentué les formes classiques de corruption, notamment dans le commerce des matières premières et de l’armement. Les entreprises sont soumises à une totale emprise des marchés financiers à travers l’actionnariat international. Elles développent de nouvelles méthodes qui sont directement liées à l’économie rentière et aux privilèges . On a par exemple vu fleurir des modèles de calcul économique du « coût d’accès à la rente », qui explicitent concrètement combien il faut consacrer, notamment, à la corruption. D’un autre côté, l’ouverture au marché mondial et l’obligation d’ouvrir les marchés publics à la concurrence internationale accentue les délocalisations et pousse à la concentration des entreprises et aux oligopoles.

La question de la dette est directement liée au néolibéralisme. La gestion de la crise de la dette par le G7 a été l’arme principale de la crise de la décolonisation et même d’une forme de recolonisation. Pourtant dès le départ a été posée la question des dettes illégitimes et particulièrement des dettes odieuses, des dettes imposées par les pays occidentaux et des dettes passées par des dictateurs et des régimes illégitimes . La proposition d’un audit citoyen de la dette publique, expérimentée par le CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde) en Équateur, ouvre un débat politique sur l’illégitimité de la dette et sur les responsabilités liées à la corruption dans la création et la gestion des dettes.

Cette mobilisation a exprimé la colère face à la détérioration des conditions de vie et à la mise en place des plans d’austérité. Elle prend acte de l’incapacité des institutions et des forces politiques à apporter des réponses face à la crise économique, sociale et environnementale. Elle montre que parallèlement et contradictoirement aux tendances autoritaires et conservatrices, les mobilisations populaires ouvrent de nouvelles voies. La question centrale posée par le nouveau cycle de luttes est la question démocratique. Elle est confirmée comme un impératif qui doit être complètement repensé. Les peuples des places affirment que la revendication des libertés est universelle et définissent la démocratie comme le système qui, dans chaque situation, préserve et élargit les libertés individuelles et collectives. Ils expérimentent de nouvelles manières de lier l’individuel et le collectif. Toutes les révolutions sont inachevées mais leur impulsion continue à progresser à travers les mouvements d’émancipation. Les nouveaux mouvements remettent l’impératif démocratique au centre du débat mondial de la transformation des sociétés et du monde. Ils pointent les limites inacceptables et les faux-semblants des démocraties réellement existantes. Ils révèlent que la corruption est le point d’arrivée de la fusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, de la subordination du politique à l’économique. De là découle la méfiance par rapport aux gouvernements et aux institutions existantes sous leurs différentes formes : « Ils ne nous représentent pas ». La lutte contre la corruption passe par la réappropriation de l’espace public et de la souveraineté populaire.

Dans les nouveaux mouvements, de nombreuses prises de position mettent en avant, directement ou indirectement, la lutte contre la corruption. Dans les pays arabes, les villes de l’intérieur ont joué un rôle primordial. Elles ont mis en avant la solidarité et un nouveau territoire de citoyenneté par rapport aux élites urbaines des villes côtières tournées vers l’extérieur et l’exportation. Ces révoltes de l’intérieur renouent avec une tradition arabe ; les nouvelles dynasties, venues des oasis remettaient en cause les dirigeants des villes de la côte, trop corrompues. La jeunesse des villes en se révoltant affirme « constatons le dépérissement », « vidons les écuries » et « innovons politiquement ».

La clé de la modification d’un régime autoritaire se trouve dans l’élimination de la rente illégitime, dans le refus de la corruption sous ses différents aspects, la mise en place d’une politique économique non rentière, l’instauration de lois communes d’accès aux droits et dans le contrôle de la spéculation sous ses formes financières et économique . Au-delà de la démocratisation, étape nécessaire aujourd’hui, une orientation alternative à la mondialisation capitaliste est aujourd’hui en gestation. Elle doit répondre aux contradictions ouvertes : les contradictions sociales, écologiques, géopolitiques, démocratiques. Une orientation s’est dégagée dans les forums sociaux mondiaux par rapport à la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Elle correspond à la liaison entre justice sociale et urgence écologique qui nécessite de nouveaux rapports sociaux de production et de consommation. Il s’agit de mettre en avant, pour organiser chaque société et le monde, l’accès aux droits pour tous et l’égalité des droits . C’est le fondement nécessaire d’une société qui refuse d’être régie par la corruption.