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Qui sème l’injustice récolte les émeutes

Gérard Collet CL de Grenoble

dimanche 17 septembre 2023, par Gérard Collet

La discorde, parce que c’est notre projet !
Lors de sa communication de rentrée, le président a choisi le néologisme « décivilisation » pour synthétiser les événements de juin-juillet. Par ce substantif simpliste, il esquive comme à son habitude l’analyse des causes pour privilégier la déploration, et esquisser des solutions fantasmées, autoritaires et répressives ; il s’absout en passant de la dévastation de la « cohésion sociale ».

Puis, dans un long entretien accordé au Point fin août, il déplore avec une candeur hypocrite une société devenue « liquide ».
Or l’émergence de la colère est une marque quasi congénitale de sa manière d’administrer le pays.
Cependant, si la discorde est partie intégrante de son « projet », c’est bien le modèle économique et politique qu’il incarne qui en est la cause profonde.
Alors, si l’on souhaite vraiment une issue paisible à toutes ces déchirures et ces désespoirs, il faudra se défaire du carcan d’une droite néolibérale, relayée de place en place par une gauche honteuse, convertie aux mêmes idéaux,
Car l’essoufflement désespéré du néolibéralisme productiviste irréformable, est sinon la cause unique, du moins le « nœud » systémique qui mine les sociétés humaines par de fausses valeurs, et des « solutions » qui ne relèvent que de la fuite en avant.

Le choc

Les événements qu’a vécus notre pays voici deux mois – qu’on les qualifie d’émeutes ou de révolte1 – ont constitué pour notre pays un choc si profond, qu’en cette rentrée qu’il voulait apaisée, le président a cru nécessaire de déclarer que selon lui cela a « révélé chez une partie de notre jeunesse une perte du sens de l’autorité et de la civilité, une forme de décivilisation ».
Le président n’est pas le seul a avoir été marqué de ces journées de violences.
Non seulement les spectateurs hébétés et les victimes directes des incendies, des destructions et des pillages en ont été tétanisés, mais les commentateurs et analystes ont peiné à trouver leurs marques, à dépasser le niveau de l’événement spectaculaire.
Les citoyens se sont trouvés ballottés par des récits incomplets et partiaux, et confrontés à des versions simplistes diffusées par les organes de presse « mainstream ».
Et puis, au sommet de la pyramide, on a pu voir une nouvelle fois2 les sphères de pouvoir désemparées, soucieuses avant tout d’orienter les esprits pour éviter toute remise en cause et toute révision de leurs méthodes, de leurs buts, de leurs choix de société au fond.
Sous nos yeux ont été rejoués – toute proportion gardée – les terribles épisodes des attentats islamistes, des Gilets Jaunes, de la Covid ; et tout cela se déroulait sur un fond permanent de « crises économiques », de dettes incalculables et de krach financiers réguliers.
Le mot « guerre », est même réapparu, seul talisman pouvant rallier – croient-ils – les populations.
Devrions-nous, alors, accepter docilement le récit des événements qui s’efforce de les dissocier des précédents et de ceux à venir, et qui tente de nous convaincre que ces émeutes éclateraient sans raisons de fond et surviendraient dans un ciel jusque-là serein3 ? Ou encore la version réductrice et stérile qui renvoie le séisme à des comportements individuels erratiques ? Non ! Car cette interprétation dédouane aussi le niveau politique.
Et si nous osions proclamer que depuis bien longtemps déjà, des mises-en-garde nombreuses annonçaient de tels développements, et que les sphères du pouvoir sont parfaitement conscientes des multiples situations explosives dont leurs politiques parsèment la société.

A qui a servi Nahel ?

Alors, bien entendu, la question du rappel au respect d’un certain nombre de règles de vie en commun se pose. Elle se pose d’autant plus que la dimension politique des mouvements qui ont suivi le meurtre de Nahel à Nanterre est problématique4, et fournit les alibis nécessaires à une volonté répressive évidente.
Le jeune Nahel n’était apparemment pas un modèle de civilité, et ses comportements ne révélaient aucunement une conscience politique affirmée.
Sa révolte brouillonne, n’était-elle pas surtout mue par une culture de la provocation, de la délinquance impunie qui ancre quelques territoires de la République Française en zones de non droit et n’a que faire des maisons de la culture, des écoles, des mairies, des bureaux de poste, des commissariats et autres services publics ? ».
Mais ces interrogations n’auraient jamais dû masquer le fond. Car en aucun cas un refus d’obtempérer ne doit se conclure par un coup de feu potentiellement mortel5. L’action policière n’a en aucun cas vocation à se substituer à la justice.
Quels que soient les torts éventuels de Nahel, la question de l’action policière, de son éventuel racisme latent, de sa violence « disproportionnée », de son impunité et de ses rapports avec la population, demeure entière6.
Il faut sans doute ramener l’ordre, mais à la condition expresse de ne pas s’en tenir là, de ne pas profiter de ce retour à l’ordre pour blanchir l’action du policier meurtrier. A condition de ne pas esquiver la dimension sociale et politique des émeutes.
Une fois éventé le mensonge policier d’une authentique « légitime défense », c’est autour du rôle de la police qu’aurait dû se tenir le vrai débat7.
Une refondation des forces de l’ordre devient en effet incontournable. Il devient nécessaire d’en infléchir le rôle de classe, d’en faire un outil au service de la population et non un outil dirigé contre toute opposition8.
Cette refondation est indispensable, car au-delà de la vision négative qu’ont de larges portions de la population du rôle et des méthodes de la police, des tendances fort inquiétantes se développent.
Ces tendances sont perceptibles dans les discours tenus ouvertement par des syndicats de police, révélant une atmosphère quasi séditieuse, ainsi que dans l’apathie du ministère de l’intérieur face à ces très inquiétantes dérives. Elles sont perceptibles enfin au travers de la détestation des forces de l’ordre dans certains milieux, qui révèle une faille croissante entre la population et la police9.
Il est malheureusement à craindre que cette inquiétante évolution n’inquiète guère les classes dominantes et leurs politiciens attitrés, qui de Valls à Darmanin n’auraient rien à gagner à une possible fraternisation entre police et population.

Stratégie d’évitement

Ceci étant dit, le fait le plus frappant de l’épisode, c’est que la quasi totalité de la classe politique « responsable », de ses relais médiatiques et de ses « penseurs » aux ordres a manœuvré pour écarter toute prise de distance, disqualifier toute réflexion sociologique ou politique.
Il fallait en effet discréditer d’emblée les paroles mettant en cause l’injustice, le racisme omniprésent, la déshérence sociale et l’abandon des quartiers touchés par les émeutes.
Et il fallait privilégier dès l’origine tout le spectre des solutions répressives, supposées seules capables de ramener le calme et de rallier la fraction la plus droitiste de l’opinion.
Une fois encore, il fallait s’inspirer du Grand Penseur Manuel Valls, visionnaire auteur de la formule historique : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser »10…
On ne manqua pas de rappeler en passant que la loi du 28 février 2017, mise en cause dans l’affaire du meurtre de Nahel, était due à la volonté de B. Cazeneuve, ci-devant « socialiste ». Tout l’échiquier politique « responsable » était ainsi convoqué.
Mais cette tactique a pour effet collatéral d’accroître la dépolitisation, pour ne laisser d’espace qu’à une colère désarticulée.
Seules la répression, les condamnations et la détention seraient donc à l’ordre du jour…

Où va-t-on ?
Et pourtant il est clair que jamais et nulle part le nihilisme n’a poussé sur une société saine.
Et il se trouve que le sentiment d’injustice, justifié ou pas, est très présent, sur fond d’impunité policière, de relents de colonialisme et de racisme larvé11, et ce sentiment n’est pas l’apanage des « quartiers ».
Lors la conscience politique se construit et émerge partout. Il y faut du temps, mais c’est indéniablement ce qui est en train de se passer12.
Alors, du côté des forces progressistes on rêve d’une convergence des luttes qui changerait la donne.
Du côté des défenseurs de l’ordre – de l’ordre des possédants –, on sait fort bien ce sentiment d’injustice, et l’on est parfaitement conscient des risques d’une « convergence des luttes ». Des préfets, des hauts gradés de la police en font état.
La stratégie – non innovante ! – consiste alors à diviser les révoltes, à « trianguler » tant que faire se peut, à faire diversion sans fin. Elle a fonctionné jusque là vaille que vaille, exhibant tantôt un Chirac inquiet de la « Fracture sociale », puis un Hollande décidé à en découdre avec « la Finance sans Visage », enfin un Macron inventant un néolibéralisme « de gauche ». Plus cynique encore est la martingale qui présente « l’ordre » comme d’abord profitable aux plus pauvres13.
Et l’on s’est soudain ému de l’incendie de bibliothèques – que les autorités ne rêvaient que de fermer « pour raison budgétaire », on a déploré les attaques d’écoles – pour lesquelles on ne trouvait ni profs de remplacement, ni peinture de rénovation.
Tous n’ont donc à opposer à des turbulences d’ordre profondément politique que de basses tactiques politiciennes qui amplifient leur discrédit14.

Omniprésence de la colère
Mais la naïveté des masses et leur propension à l’oubli ne sont pas sans limites.
Voici quelques slogans tagués sur les murs de ma ville, au cours des derniers mois ; ils traduisent l’état de tension qui envahit la société :
Pas de retraite, pas de paix
Sous le k-Wai, la Rage
Vive le van, vive le van, vive le vandalisme
Advienne que pourrave
Embrasez-vous

Nous tous qui avons participé aux manifestations du printemps et sagement défilé, la colère nous l’avons éprouvée. Et tous ensemble nous nous sommes promis de ne pas l’oublier. Et tous ensemble, nous avons été amenés à réfléchir à la vanité de la manifestation docile.
Nous comprenons que si l’on désirait un apaisement, il faudrait tenter de comprendre les vraies raisons de ces colères, plutôt que de ne penser qu’en termes de répression.
Celle des jeunes des quartiers ne date pas d’hier. Mais la conscience d’une société de classes en voie de policiarisation s’amplifie, gagne les services publics, les futurs retraités, les précaires, ceux privés de médecins, d’hôpitaux, d’enseignants...
Les émeutes de demain pourraient donc bien être davantage politisées et structurées.
Chez les mieux informés et les plus politisés, la répartition aberrante des fruits du travail, l’impunité dont jouissent les riches et les politiques, qui « eux ne vont jamais en prison », est désormais largement partagée.
Chez les jeunes mobilisés, l’obstination dans l’aveuglement climatique est un facteur évident de révolte, aggravé par la conscience que des raisons économiques l’expliquent, tandis que la précarisation des emplois les prive d’avenir désirable15.
Chez les descendants d’immigrés, la difficulté à faire table rase du passé colonial, qui maintient la méfiance, la condescendance et la ségrégation de fait, est également un facteur de rage.
La colère ne se limite pas aux victimes directes de l’injustice ; elle gronde aussi à l’intérieur de l’hôpital public et de l’enseignement.
Elle est parfois explosive, cette rage qui a grondé des mois durant sur les ronds-points, puis pendant des semaines vibrantes dans le flux des manifs contre la « réforme » des retraites. Et les « guerres » décrétées par le pouvoir, se muent en guerres sociales où écologistes et militants progressistes deviennent « ennemis de l’intérieur ».
Et l’on ne pourra pas contenir longtemps ces forces à l’aide d’une police violente, d’une justice inique, et d’une surveillance omniprésente. Ou bien alors, pour construire quelle société ?
Voilà pourquoi les « 100 jours d’apaisement » prophétisés se sont soldés par la plus profondément révélatrice et grave des manifestations de cette rancœur.
Ce sont ces conséquences-là qu’il s’agit maintenant « d’assumer ».
D’assumer et non pas d’« asséner », comme a cru bon de le faire le président en confondant les deux mots.
Les opposants du printemps « victorieux » du président n’ont pas 14 ans ; ils ont été « bien élevés », ils sont souvent syndiqués, ils ne sont pas abstentionnistes, ils ne tirent pas sur la police au mortier d’artifice, ils ne pillent pas Nike ni Zara ; mais il faut les avoir écoutés pour savoir leur rancœur.
Quand donc les hommes de pouvoir admettront-ils que le prix à payer pour cette politique de mépris et de répression discrédite leur rôle et les institutions, met en danger la cohésion sociale, et le respect de la République ?

Idéologie punitive, policiarisation et justice de classe
Les détenteurs du pouvoir ne peuvent donc ignorer ce qui bouillonne dans la marmite qu’ils tentent de tenir fermée. Jacques Chirac déjà, après les « Violences urbaines » de 2005, en faisait le constat dans un habile discours résumant les défis politiques16.
Ignorant encore la « doctrine Valls », il reconnaissait ainsi l’existence de « causes » et la nécessité de les comprendre et d’y répondre.
Las, nous savons que sa pugnacité pour réduire la « fracture sociale » fut de courte durée.

Vers l’illibéralisme  
Dix-huit ans plus tard, après les rodomontades de Sarkozy et les atermoiements de son successeur, le glissement vers une société de contrôle policier s’est accéléré à tel point qu’est apparu pour la nommer le terme « illibéral ». Et le malheureux Emmanuel Macron cherche à son tour des mots susceptibles de brouiller les pistes…
Mais dans sa pensée, l’analyse des causes s’égare dans un dédale phraséologique à la fois prétentieux et primaire, et dans les faits, c’est le durcissement qui domine.
Suite à l’épisode de juin-juillet, le maire de Trappes n’a pas hésité à dénoncer sans langue de bois l’incapacité du Président à comprendre ce qui se joue dans les banlieues et son manque de perspectives pour l’avenir17.
Le Président refuse de travailler avec ces maires unis18 ../.. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue ../..
Emmanuel Macron n’a donc pas vu venir l’explosion. Fondamentalement, il ne comprend rien aux banlieues. Il ne comprend rien à ce qu’il s’est passé ces derniers jours ../..
Illibéral, le « règne » de Macron restera en effet comme une tentative de reprise en mains des populations, via l’utilisation débridée de toutes les possibilités constitutionnelles, via leur durcissement éventuel, via un nombre incalculable de lois et règlements frisant le « scélératisme »19, et via une utilisation massive et parfois opaque des forces de police.
Ces éléments constituent le signe majeur de la « vision » sociétale du président.
Macron et son personnel En Marche ont cru pouvoir négliger toutes les alertes, rejetant jusqu’aux oppositions parlementaires dérangeantes.
Pour perpétrer ce projet, les dirigeants politiques au service du modèle néolibéral ont besoin d’une police aux ordres, à la fois obéissante et choyée. La Gauche honorable étant celle qui a voté elle-même certaines lois scélérates.
Et toutes ces dispositions ont pour effet sinon pour but le contrôle des populations, et le recul des libertés ; elles finissent par servir à étouffer des mouvements préoccupés de l’avenir écologique du monde... ou de celui des retraites.

La police tue

« La police tue ». Pour ces mots Jean-Luc Mélenchon a été invectivé par toute la presse et la quasi totalité de la classe politique.
Alain Bauer y est allé de son analyse :
Un mouton noir peut tuer, mais la police en tant qu’institution ne tue pas.
Selon Macron, il y aurait même là un oxymore originel, la police exerçant par définition la violence légitime républicaine.
Or c’est une contre-vérité fondamentale, qui détourne de manière atterrante la pensée de Max Weber20. Un seul exemple suffit : le 17 octobre 1961.
Il est dans les attributions potentielles de la police de tuer éventuellement ; la seule question politique étant de savoir à quel moment et pour quelles raisons. A quel moment c’est possible vis-à-vis de l’opinion, à quel moment c’est politiquement opportun.
La police arrête des Juifs et les envoie à la mort pendant l’Occupation. La police tue des mineurs dans le Pas de Calais en 1948, des arabes à Paris le 17 octobre 1961, la police tue à Charonne. La police tue si on le lui demande, ou si on lui laisse entendre qu’elle peut le faire. Plus près de nous, le préfet de police Didier Lallement a confié lui aussi un jour qu’il redoutait le moment où la police aurait à tirer, mais que ce moment pouvait fort bien survenir. Des unités spécialisées y sont prêtes. Lorsqu’un mouton noir tue, l’institution en le protégeant enrôle la police tout entière dans le meurtre, et ces faits deviennent alors systémiques. Personne ne saura jamais qui a lancé la grenade qui a tué vital Michalon. Personne ne saura jamais qui a lancé la grenade qui a tué Zineb Redouane. L’institution ne cherche pas et ne veut pas trouver.
Certes, lorsque un policier tue Nahel, puis est pris en flagrant délit de mensonge, Darmanin, Macron, Élisabeth Borne se désolidarisent de lui au risque de fâcher les syndicats les plus à droite. Mais ils ne le font que parce que le cas est impossible à masquer.
Et l’on sent bien qu’il faudrait peu pour que le meurtre pour refus d’obtempérer devienne légitime. Il suffirait pour cela de faire monter suffisamment la peur, de mettre habilement en exergue les émeutes.
Un néolibéralisme exsangue, En Marche vers l’Illibéralisme »
L’Ère En Marche, au fond, ne diffère pas fondamentalement des septennats précédents ; pourtant on ne peut analyser les événements récents sans les rapporter au mode de gouvernance du président Macron et à sa conception du fonctionnement de la société pour parler avec modération. A son irresponsabilité et à son incompétence politique pour parler crûment.
Décidé quoi qu’il en coûte à imposer le projet de « réformes » libérales pour lequel il a été pressenti, l’actuel président s’est montré incapable d’avancer vers une société d’égalité, de fraternité, de paix, car ce n’est pas son programme, ce n’est pas sa vision du Monde.
Le président Macron promettait en avril « cent jours d’apaisement, d’unité, d’ambition et d’action ». Mais la société n’est pas comme dans les rêves du président Macron. Et 78 % des Français, soit presque 8 sondés sur 10, estiment que le pays est « moins apaisé » aujourd’hui qu’il l’était avant son retour dans le débat21.
Et voilà où l’on se retrouve, voila où IL se retrouve en juillet. Ramené à son point de départ, ramené au choc des Gilets Jaunes et aux turbulences de mai.
Et de choc en choc, il démontre son incapacité à tirer des faits quelque leçon que ce soit, persuadé qu’une belle formule, des effets de main et des coups de menton peuvent longtemps faire illusion.
Si son objectif politique était la paix civile, il lui faudrait acquérir une vision politique compatible avec les attentes et les espoirs de cette société, afin d’entreprendre les profonds changements d’orientation nécessaires. Cela impliquerait non seulement des décisions administratives, juridiques, légales, politiques, mais également une volonté de changer les credo et les imaginaires du monde néolibéral qui l’habitent.
Or M. Macron ne veut pas le faire, car il n’a pas été choisi pour ça par les élites politiques et économiques et par les moyens de presse qu’elles possèdent. Il ne peut pas le faire, car sa psychologie impérieuse et suffisante, sa formation énarchique et banquière s’y opposent de toutes leurs fibres.
Lorsqu’il dénonce hypocritement les injustices et les incohérences sociales, il feint de ne pas voir que ces dérives ne sont pas dues à des étourderies22, mais dans la logique directe et impitoyable de ses croyances. Dans la logique de son monde divisé entre les « premiers de cordées » et « ceux qui ne sont rien23 ».
Lorsqu’il feint de déplorer une société d’instabilité qu’il baptise du joli qualificatif « liquide », il omet de rappeler que c’est précisément ce monde liquide qui a permis son accession au pouvoir.
En tant que banquier pour Rothschild & Co de 2008 à 2012, Emmanuel Macron était l’homme de la société liquide24.
Quand l’omniscient comprendra-t-il ce qu’est une société humaine, ce qu’est une société entière. Quand admettra-t-il qu’un pays n’est pas une entreprise dont on choisit les employés, et où l’on les licencie ad libitum « pour raison économique » ?
Mais foin de M. Macron ; il serait en effet réducteur de le rendre seul responsable de tous les maux.
Nous savons bien qu’il n’est que l’homme de paille des forces économiques et financières dominantes, le produit zélé d’une idéologie et d’une croyance, l’exécutant temporaire de cette vision du monde.
Mais c’est un homme de paille bien choisi par ses mandataires, et il assume le rôle avec ardeur.
Et puis, ses deux quinquennats achevés, il s’en ira nous le savons tous, émarger dans une grande affaire de fonds de pension, et se produire dans des shows de conférences lucratives et valorisantes pour son ego.
Alors, les donneurs d’ordres qui l’avaient placé aux commandes travailleront à imposer l’un de ses ses « challengers », et aucun de ceux-ci ne fera autrement, qu’ils se nomme Philippe, Bertrand ou Wauquiez (selon le JDD), Darmanin ou Le Maire (selon Ouest France), ou Cazeneuve (l’homme providentiel des Échos).
Les émeutes de juin-juillet ne sont en fait qu’un élément de plus dans le parcours de « l’adaptation » que le néolibéralisme impose aux sociétés humaines.
C’est donc bien la pensée politique et économique que l’on doit prendre en considération, afin de dépasser l’exécration de l’acteur éphémère de l’histoire.
Et rien ne pourra changer vraiment sans une réelle alternative politique. Celle-ci sera nécessairement sociale, écologique, capable de brider le néolibéralisme jusque dans ses croyance les plus fortes : innovation, croissance du PIB, et dans ses méthodes les plus délétères : management, optimisation des coûts, délocalisations, dématérialisation, privatisation des profits…
Car ces concepts du capitalisme néolibéral ne sont pas des oripeaux accidentels dont il pourrait se défaire, mais des éléments structurels de la logique propre à son fonctionnement.
Prétendre les faire disparaître signifie un changement majeur de paradigme, sauf à manipuler une fois de plus la dissimulation et la tartufferie.
Alors, si la question récurrente des émeutes nous25 préoccupe26, si elle nous paraît annonciatrice de bien des menaces pour l’unité, pour la paix civile du pays, il faudra se donner les moyens de brider la logique infernale de la machine, que seules des règles imposées par une puissance publique éclairée et soucieuse d’un progressisme humaniste peuvent ramener à la raison.
Il nous faudra pour cela discerner les choix politiques souhaitables. Expliquer – entre autres – que l’opposition d’extrême droite, fut-elle « légitimée », ne romprait avec aucun des credo de fond du modèle dominant. Que sa philosophie politique, si malheureusement elle parvenait à la mettre en œuvre, ne ferait qu’aggraver les choses et fractionner le pays, et que l’usage qu’elle ferait du dispositif répressif déjà impressionnant serait lourd de menaces.
Il faudra donc faire de la politique, et décrypter les principes qui produisent le monde insatisfaisant, injuste, instable, destructeur et climaticide dont nous pressentons tous la survenue.
Il faudra montrer que l’essoufflement désespéré du néolibéralisme productiviste irréformable est, sinon la cause unique, du moins le « nœud » systémique qui mine les sociétés humaines par de fausses valeurs, et des « solutions » qui ne relèvent que de la fuite en avant27.
Rappeler que les promoteurs de cette pensée eux-mêmes ne lui accordent guère d’avenir, et l’on sait qu’E. Musk, lors de ses nuits d’insomnie, songe à filer s’installer sur Mars.
Car le capitalisme néolibéral dévore tout sous les yeux de tous. Avec un goût immodéré pour ce qu’il reste des biens communs, ce vaste espace encore à investir, ce "Far West" XXI° siècle28.
Tout est bon pour satisfaire ses appétits. Autoroutes (sinon les routes elles-mêmes), chemins de fer, transport postal, ondes hertziennes, distribution de l’eau, de l’énergie, installations portuaires, télécoms, université… Les secteurs les plus lucratifs de la médecine n’y échappent évidemment pas. Et viendra un jour le tour de l’école publique29.
Il dévore tout et ne laisse que les yeux pour pleurer à ceux qui n’ont pas les bons atouts entre les mains.
Les yeux pour pleurer, ou bien, lorsque leurs larmes sont épuisées et leurs mots sans effet, leur restent la bouche pour crier et les mains pour casser, incendier et piller.
Alors, si l’on souhaite vraiment une issue paisible, il faudra se défaire du carcan d’une droite néolibérale, et d’une gauche honteuse convertie aux mêmes idéaux qui la relaye de place en place.
Il faudra construire une opinion émancipée, libérée des propagandes, des hypocrisies, des artefacts mêmes de la culture imposée par plusieurs décennies de néolibéralisme.
Mais il faudra aussi cesser de croire que l’issue peut venir d’un « homme providentiel » qu’on nous aura vendu. Car elle ne peut venir que de la volonté éclairée, instruite, émancipée et politisée d’une nation.
Aucun homme politique ne peut ni ne veut changer le cap si il n’existe pas un fort courant d’opinion pour l’y aider. Aucun homme politique ne le veut ni ne le peut s’il n’existe pas un courant solide, déterminé, instruit, animé d’un but collectif et recherchant un sens pour l’y pousser30.
C’est à cette construction collective que devraient s’atteler des forces éprises de justice, soucieuses de l’avenir, et capables d’espoir31.

Gérard Collet

septembre 2023

Notes
1 Le choix n’étant pas neutre bien entendu. Il s’agit en l’occurrence des soulèvements les plus importantes de l’espace européen, signe d’une crise du système d’intégration à la française, à dimension sociale et scolaire.
2 Faisant suite aux attentats islamistes, aux épisodes des Gilets Jaunes et de la Covid, sur un fond permanent de « crises économiques » et de krach financiers réguliers.
Voir : https://www.legrandsoir.info/sainte-soline-nahel-hidjab-trois-battements-qui-me-soulevent-le-coeur.html
Voir aussi : https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog/250823/le-pire-n-est-jamais-sur-mais-il-est-de-plus-en-plus-probable
3 « Qui aurait pu prédire la vague d’inflation, ainsi déclenchée ? Ou la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? », s’interroge le chef de l’État ! Jupiter est soudain bien nu.
https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/03/emmanuel-macron-et-le-climat-un-discours-qui-rate-sa-cible_6156389_823448.html.
4 Phénomène renforcé par l’immaturité politique des révoltés, jeunes de banlieue ou black-blocks.
5 Type de « bavure qui frappe exclusivement certaines catégories sociales.
6 Les développements ultérieurs de l’affaire ont montré que c’est peut-être la place même de la police dans la république qui est ici en jeu :
Le site web du NPA analyse : « ../..au plan national, le soutien ouvert à un des policiers mis en détention suite à des violences par le « patron de la police » F. Veaux et par L. Nunez, préfet de police de Paris, donne le ton. »
Libération lui-même titre : « Darmanin plein d’attentions pour une police en sédition », et le Nouvel Observateur : « Menace de sédition », « appel à la guerre civile »…
Voir aussi : https://www.contretemps.eu/mort-nahel-nanterre-police-racisme-quartiers-repression/
7 Lire à ce sujet les enquêtes au long cours de Bastamag, ainsi que l’explicitation de ses méthodologies de recensement des violences : https://basta.media/ViolencesPolicieres.
8 On peut noter que les propositions fort concrètes raisonnables et non extrémistes, de LFI ne sont jamais reprises, mais disqualifiées d’emblée.
9 La méfiance de certains jeunes, symbolisée sur nos murs par le slogan ACAB, n’ en est pas le seul signe. Il faut mesurer l’ampleur de ce phénomène dans l’opinion.
10 On relira avec intérêt la réaction du monde de la recherche à cette mémorable ânerie opportuniste :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2016/03/03/terrorisme-la-cinglante-reponse-des-sciences-sociales-a-manuel-valls_4875959_3224.html
11 Il est inévitable de relier ces sentiments aux épisodes coloniaux, et au maintien d’une emprise néo-coloniale en crise ouverte depuis 2020, comme en témoignent les ruptures diplomatiques actuelles avec des pays du Sahel.
12 On peut rappeler que la colère des G. J. elle-même fut d’abord renvoyée à des comportements désordonnés et délinquants, avant que ne soit comprise sa nature profondément politique.
13 Martingale symbolisée par la puissante formule : « La sécurité est la première des libertés ». Bien entendu, ces préjudices sont en partie réels. Et d’autant plus insupportables que si la police sait parfaitement protéger la sécurité des riches et leurs libertés, elle peine à le faire pour celles des pauvres.
14 Les quelques avancées pragmatiques telles le rapport sur la réforme de la politique de la ville à l’initiative de Jean-Louis Borloo ayant été balayées d’un revers de main.
Plus récemment, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye fut limogé sans qu’on lui ait jamais donné les moyens d’une politique éducative inclusive, tandis que la rentrée se focalisait sur le seul refus de l’abaya.
15 Et d’Extinction Rébellion aux Soulèvements de la Terre, en passant par Attac, la colère s’accumule, et l’inefficacité des luttes traditionnelles pousse à des actions de désobéissance citoyenne « non violentes ».
16 Voir : https://www.vie-publique.fr/discours/150021-declaration-de-m-jacques-chirac-president-de-la-republique-sur-le-ret
17 Voir : https://www.politis.fr/articles/2023/07/emmanuel-macron-ne-comprend-rien-aux-banlieues/
18 Réunissant des maires de gauche et de droite qui structurent ensemble un discours et des revendications.
19 Inutile de revenir sur l’épisode cocasse de la tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre.
20 On lira par exemple l’analyse faite par trois sociologues de cette usurpation : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2021-2-page-155.htm
21 Voir : https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/emmanuel-macron-a-promis-l-apaisement-mais-8-francais-sur-10-ne-le-voient-pas-sondage-exclusif_218565.html
22 « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » ! E. Macron, 12 mars 2020.
23 Parmi les perles de la rhétorique macronienne, on peut rappeler celle-ci, lancée au cœur du Covid :
« Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ».
24 Traduit de : https://theconversation.com/emmanuel-macron-president-of-the-liquid-society-95964
25 « Nous », militants de gauche, mais aussi, nous, la société française dans son ensemble.
26 L’on se souvient que les révoltes ou émeutes d’octobre 2005, faisaient suite à une bavure policière mortelle pour deux jeunes des quartiers populaires, Zyed Benna et Bouna Traoré.
27 Pensons à l’acharnement propagandiste nous vendant les avions « verts » et les SUV à vignettes Crit’air1.
28 Le néolibéralisme concentre des fortunes gigantesques, et ces fortunes s’investissent pour de nouveaux profits dans des innovations dont une grande part, loin d’aider les peuples, produisent des armes et aggravent la crise climatique.
Voir : https://reporterre.net/Edouard-Morena-Les-ultrariches-ont-la-mainmise-sur-les-politiques-climatiques
29 Une fois les établissements scolaires publics et privés soumis aux lois de la concurrence et de la compétitivité, la libéralisation du marché de l’éducation deviendra « inéluctable ».
https://www.lemonde.fr/education/article/2023/06/06/a-celles-et-ceux-qui-agitent-le-chiffon-rouge-de-la-guerre-scolaire-nous-repondons-que-celle-ci-n-a-jamais-cesse_6176327_1473685.html
30 Les avancées du Front populaire doivent certes au courage, aux convictions et à l’opiniâtreté de Léon Blum. Mais sans la mobilisation des classes populaires, sans leurs luttes déterminées et solidaires, sans l’espoir qui les animait, rien n’eut été possible.
31 Seule alternative à la désespérance des survivalistes, des effondrementalistes et des nihilistes.