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Populisme, pour aller plus loin (débat)

Membres du Conseil scientifique

vendredi 23 février 2018, par Martine Boudet

Dans l’objectif d’une élaboration contre-hégémonique, et à partir notamment des travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, est mise ci-après en débat la notion de "populisme". Ci-après des contributions de Pierre Khalfa, Fabrice Flipo, Samy Johsua.

Pierre Khalfa, "Le populisme de gauche, réponse à la crise démocratique ?"
(Mediapart, 2 nov. 2017)

https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/021117/le-populisme-de-gauche-reponse-la-crise-democratique

Il s’agit ici non pas de discuter des pratiques politiques et des orientations de mouvements qui se réclament du "populisme de gauche", mais de prendre au sérieux ce qu’écrivent les théoriciens du populisme qui se réclament de la gauche, Enersto Laclau et Chantal Mouffe, Nous verrons que les questions posées sont incontournables, même si les réponses apportées ne sont pas satisfaisantes.

Jusqu’à encore très récemment, et pour une part aujourd’hui, le terme « populisme » avait un caractère méprisant. Pour les classes dominantes, l’emploi de ce mot sert à stigmatiser toute proposition ou attitude de rupture avec l’ordre existant. Il semble cependant que, pour certains à gauche, il soit en train d’acquérir ses lettres de noblesse comme réponse à la crise démocratique actuelle. Son changement de statut et son apparition dans le débat public confirment, s’il en était besoin, l’ampleur de cette crise. Faut-il pour autant se réclamer du populisme, fût-il de gauche ?

Cette question renvoie à deux débats de nature différente. Le premier porte sur le jugement que nous pouvons porter sur les orientations et les pratiques politiques de mouvements ou de gouvernements qui se réclament plus ou moins du populisme de gauche. Ce débat sort du cadre de cet article et ne sera pas abordé ici. Le second vise à prendre au sérieux ce qu’écrivent les théoriciens du populisme qui se réclament de la gauche, Enersto Laclau et Chantal Mouffe, et de discuter de leurs thèses.

Qu’est-ce que le populisme pour Laclau et Mouffe ?

Pour Laclau, dans une interview au Monde (09/02/2012), le « Populisme (…) est une notion neutre (…) Il joue la base contre le sommet, le peuple contre les élites, les masses mobilisées contre les institutions officielles figées. Mussolini comme Mao étaient populistes. Tout comme Victor Orban et Hugo Chavez, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon le sont aujourd’hui ». Trois points importants apparaissent immédiatement à la lecture de cette déclaration : il y a un acteur de l’action collective, « le peuple » ; le populisme est une notion sans contenu politique et idéologique particulier, « neutre » nous dit Laclau ; enfin le populisme n’est pas d’une époque particulière.

Le point de départ de Laclau dans son livre, La raison populiste[1], est de comprendre comment se forme le sujet de l’action collective. Quel est l’acteur du changement social, comment se constitue-t-il ? En termes marxistes, il s’agit de la question du sujet révolutionnaire, du sujet historique de la transformation sociale. Laclau se situe dans une perspective « postmarxiste ». Alors que le marxisme définit a priori le sujet de la transformation sociale par sa place objective dans la structure sociale - place du prolétariat dans les rapports de production[2] -, Laclau se veut en rupture avec ce qu’il nomme « l’essentialisme marxiste ». Pour lui, il faut « concevoir le ‘‘peuple[3]’’ comme une catégorie politique non comme un donné de la structure sociale »[4]. Ce point est tout à fait décisif. Il n’y a pas de fondements objectifs qui permettent de définir l’acteur historique, le sujet de la transformation sociale, celui-ci est le résultat d’un processus politique.

Laclau part des demandes sociales spécifiques, qu’il qualifie de « démocratiques », hétérogènes et insatisfaites existant dans la société. Ainsi nous dit-il « les demandes, isolées au début, émergent en différents points du tissu social et la transition vers une subjectivité populaire consiste à établir un lien d’équivalence entre elles[5] ». Se forme ainsi une « chaine d’équivalence » qui permet de les unifier et de construire ainsi un « peuple », étant entendu que toute demande sociale non satisfaite n’a pas la possibilité de s’intégrer à la chaine d’équivalence si « elle entre en conflit avec les fins particulières des demandes qui sont déjà des maillons de la chaine[6] ».

Mais la formation d’une chaine d’équivalence, donc un « peuple », n’est possible que si une des demandes insatisfaites arrive à incarner l’ensemble des autres demandes : « une demande déterminée, qui était peut-être à l’origine une demande parmi d’autres, acquiert à un certain moment une importance inattendue et devient le nom de quelque qui l’excède[7] » Pour que « le peuple » puisse se constituer, il faut « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité qui permette la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive[8] ». Alors « une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le ‘‘peuple’’, dans ce cas, est moins que la totalité des membres de la communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime[9] ». Pour Laclau, qui redéfinit là ce concept emprunté à Gramsci, il y a hégémonie quand une demande particulière, spécifique, prend un caractère universel.

Selon Laclau, le populisme n’a donc pas de contenu spécifique. C’est un mécanisme politiquement neutre « au service des idéologies les plus disparates[10] ». Le « peuple » est ainsi un « signifiant flottant » pouvant recouvrir n’importe quelles identités. Ces dernières sont le produit de « signifiants vides » qui sont investis à un moment donné d’un contenu concret. Justice, égalité, nation, marché… sont des signifiants pouvant acquérir des significations très différentes, et donc jouer un rôle politique différent, suivant les circonstances. Laclau donne l’exemple de la Pologne de Solidarnosc où le signifiant « marché » ne correspondait pas seulement à un mécanisme économique, mais avait été investi d’un contenu symbolique correspondant aux idées de liberté, de refus de l’oppression bureaucratique, etc.

Telle est schématiquement (très) la conception de Laclau. Nous avons laissé de côté les allers-retours qu’il fait de façon récurrente entre la théorie politique et la psychanalyse lacanienne, car on peut juger que cette dernière apporte peu à sa démonstration et qu’il est de plus méthodologiquement discutable de passer d’une analyse du psychisme individuel au fonctionnement de la société.

Pour Mouffe, comme pour Laclau, le populisme n’est d’aucune époque particulière. Ainsi, dans un court papier qui résume son point de vue[11], elle le définit ainsi : « le populisme surgit quand on cherche à donner naissance à un nouvel acteur de l’action collective – le peuple – qui soit capable de reconfigurer un ordre social vécu comme injuste ». Mouffe dénonce à juste titre les conceptions consensuelles de la démocratie en affirmant « la nature hégémonique de tout ordre social »[12]. Comme Laclau, elle remet en cause l’illusion d’une société transparente, réconciliée avec elle-même en notant que « les rapports de pouvoir sont constitutifs du social, (et que) la principale question de la politique démocratique n’est pas de savoir comment éliminer le pouvoir, mais comment constituer des formes de pouvoir plus compatibles avec les valeurs démocratiques[13] ».

Elle le fait à partir d’une conception qu’elle reprend à Carl Schmitt - penseur conservateur, passé au nazisme et antisémite obsessionnel -, se proposant de « penser avec et contre Schmitt[14] », ce qui n’est pas rédhibitoire en soi. Elle se focalise comme ce dernier sur la division amis/ennemis. Mouffe, à l’instar de Schmitt, en fait une donnée anthropologique. Pour eux, la division amis/ennemis est constitutive du politique. Le politique est conçu comme un antagonisme fondamental. Ainsi nous dit-elle « le politique relève de l’ontologique, (c’est-à-dire) de la façon dont la société est instituée[15] ». La division amis/ennemis relève donc de l’ontologique. Loin d’être donc le résultat contingent de batailles politiques concrètes sur des objectifs précis, la division amis/ennemis est pour Mouffe le produit « de forces libidinales qui tendent à l’hostilité et qu’abrite toute société humaine[16] ».

Comme Laclau, elle fait des emprunts à la psychanalyse pour en appliquer certaines notions à la réalité sociale. Si Laclau note certes « le rôle ontologique de la construction discursive de la divisions sociale[17] », il insiste cependant sur le fait que l’existence d’une frontière au sein de la communauté politique (eux/nous) est le produit d’un processus politique issu de l’articulation de demandes sociales insatisfaites. Rien de tel chez Mouffe pour qui cette division s’enracine, semble-t-il, au plus profond de l’être humain et des sociétés humaines. Alors même qu’elle prend bien soin pourtant de distinguer soigneusement le politique de la politique, cela ne l’empêche pas de passer régulièrement de l’un à l’autre, par exemple en affirmant que « la politique consiste toujours à établir un ‘‘nous’’ contre un ‘‘eux[18]’’ ». Où est alors passée la différence entre le et la politique ?

Mouffe se différencie cependant de Schmitt sur un point fondamental. Pour ce dernier, le « eux », qui est un ennemi à détruire, doit être rejeté de la communauté politique qui doit être homogène. Au contraire pour Mouffe, la division « eux/nous » se situe au sein de cette dernière et « le but de la politique démocratique est de construire le ‘‘eux’’ de telle sorte qu’il ne soit plus perçu comme un ennemi à détruire, mais comme un adversaire (…) Un adversaire est un ennemi, mais un ennemi légitime avec lequel on partage des points communs parce que l’on partage avec lui une adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité. Mais nous sommes en désaccord quant à la signification et la mise en oeuvre de ces principes[19] ». Ainsi l’antagonisme se transforme en « agonisme » : « l’antagonisme est une lutte entre ennemis, l’agonisme une lutte entre adversaires (…) Le but de la politique démocratique est de transformer l’antagonisme en agonisme[20] ». Mais «  cela signifie qu’il doit exister entre les parties en conflit un certain type de liens communs, de sorte qu’elles n’envisagent pas leurs opposants comme des ennemis à éradiquer[21] ».

Des problèmes en cascade

Les écrits de Laclau et Mouffe posent à la fois des problèmes théoriques et politiques. On peut en dénombrer cinq.

La notion de populisme

On l’a vu, Laclau et Mouffe font du populisme une notion transhistorique. Dans La raison populiste, Laclau note même que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » est un mot d’ordre populiste et les exemples de populisme qu’il donne dans cet ouvrage renvoient à des époques et à des situations très diverses. Avec ce type de vision, tout ou presque pourrait être considéré comme populiste : Périclès et le démos athénien, les Gracques dans la Rome républicaine, les acteurs de la Révolution française, le PCF et les « 200 familles », etc. Ils étaient, nous serions, tous populistes sans le savoir, « il n’y a pas d’intervention politique qui ne soit populiste dans une certaine mesure[22] » nous dit Laclau. L’élasticité de la notion en fait perdre tout l’intérêt.

Dans un texte synthétique présenté comme une feuille de route pour la « gauche populiste[23] », Christophe Ventura, animateur du site Mémoire des luttes, se veut plus précis et définit ainsi le « moment populiste » que nous serions en train de vivre : « Face à la conversion de nos démocraties en régimes oligarchiques (…) un vaste mouvement de désaffiliation des majorités populaires avec les classes politiques en place, les institutions et les autorités de la démocratie libérale se déploie. Ce ‘‘mouvement’’ agit sous la forme initiale d’une dynamique ‘‘destituante’’ à partir de laquelle se reconstitue progressivement le principe et le contenu d’une force de la société, seule à même de repousser l’assaut des marchés et de les discipliner : la souveraineté populaire ». Il est effectivement possible que nous vivions un tel moment. Mais en quoi ce moment est-il spécifiquement populiste ? Et pourquoi ne pas le qualifier simplement de « démocratique » si l’objectif d’un tel mouvement est la souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie.

La question de l’extrême droite

Qualifier de populiste, à l’identique, l’extrême droite et la gauche de transformation sociale et écologique permet aux classes dirigeantes et aux médias dominants d’amalgamer des courants politiques opposés et ainsi de discréditer les propositions de cette gauche. Or, les partisans du populisme de gauche ne font en fait sur ce point que reprendre cet amalgame. Il est d’ailleurs tout à fait symptomatique que Mouffe n’emploie pas le terme « extrême droite » mais « populiste de droite ». Face au néolibéralisme, « populisme de droite » et « populisme de gauche » mènerait ainsi, chacun à leur manière, un combat contre le « système ».

Reprendre ce discours laisse donc entendre que nous aurions des choses communes avec l’extrême droite. Pire, cela entretient l’idée que cette dernière souhaite aussi rendre sa souveraineté au peuple. Cette confusion efface de plus un double clivage, sur la définition du peuple et sur la question de la démocratie. Nous aurions ainsi les mêmes objectifs que l’extrême droite, seuls les moyens différeraient. Ainsi pour Laclau, « entre le populisme de gauche et le populisme de droite il existe un no man’s land nébuleux qui peut être traversé - et l’a été – selon toutes sortes d’orientations différentes[24] ».

Dans la situation actuelle, une telle analyse ne peut que légitimer encore plus le Front national. Ainsi Ventura, à la suite de Mouffe, refuse toute consigne de vote contre l’extrême droite lorsque cette dernière est opposée à un candidat du « système » sous prétexte qu’elle « n’a en réalité que très peu de chance d’être en position de conquérir le pouvoir[25] ». Il espère donc et mise sur le fait qu’une majorité d’électeurs ne suive pas sa recommandation ! Cohérent, et poussant jusqu’au bout ce type d’analyse, l’économiste Jacques Sapir, qui vient de la gauche, en est arrivé à défendre une alliance avec le Front national.

Les signifiants vides, la question du sujet et la construction du peuple

Laclau a raison d’affirmer que le signifié d’un signifiant peut varier au court du temps et prendre des configurations très différentes suivant les situations. Un signifié n’est jamais fixé pour l’éternité. Son investissement symbolique est contingent et dépend entre autres des rapports de forces et du résultat des batailles politiques qui ont lieu, ou pas, sur le sens des mots. Mais les signifiants ne sont pas aussi vides qu’il le dit et on ne part pas de rien. À l’instant t, les mots ont un contenu dominant. C’est même le propre d’une hégémonie que d’être capable de donner le sens aux mots. Plus encore, le fait de se fixer sur tel ou tel signifiant n’est pas neutre. Ainsi, l’investissement symbolique sur le mot « marché » dans la Pologne de Solidarnosc dépassait incontestablement le mécanisme économique que l’on entend sous ce terme. Mais le fait que cet investissement symbolique se soit fait sur ce mot, et pas sur un autre, a eu des conséquences politiques considérables en facilitant la thérapie de choc néolibérale qui a été mise en œuvre dans ce pays au nom du « marché ».

Or ce que n’explique pas Laclau, c’est comment un signifiant vide peut prendre un contenu progressiste. Le populisme étant un mécanisme neutre, comment le « populisme de gauche » peut-il l’emporter sur celui de droite ? Pourquoi et comment une demande sociale spécifique devient-elle un référentiel universel permettant, comme il l’affirme, de construire le peuple ? Et, question primordiale, comment faire pour que ce référentiel universel devienne progressiste ? Autant de questions sans réponses. En fait, nous verrons plus loin que Laclau a une solution qui est pour le moins discutable.

Laclau rompt avec l’idée d’un sujet de l’action collective constitué a priori, issu objectivement de la structure sociale : « il n’y pas de raison pour que les combats ayant lieu dans les rapports de production doivent être les points privilégiés d’une lutte anticapitaliste globale. Un capitalisme mondialisé crée une multitude de points de rupture et d’antagonisme – crises écologiques, déséquilibres entre différents secteurs de l’économie, chômage de masse, etc. – et seule une surdétermination de cette pluralité antagonique peut créer des sujets (les italiques sont de nous) anticapitalistes globaux capables de mener à bien un combat digne de ce nom. Comme le montre l’expérience historique, il est impossible de déterminer a priori quels seront les acteurs (les italiques sont de nous) hégémoniques dans ce combat[26] ».

On ne peut qu’approuver Laclau sur ces points et ajouter que la domination du capital ne se réduit plus à la sphère des rapports de production mais vise la société tout entière avec la volonté d’étendre le règne de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale et à la vie elle-même. Il y a une multiplicité d’oppressions qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres et prise dans des configurations discriminantes. Dans le combat émancipateur, des orientations et des pratiques différentes peuvent donc tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. Un mouvement d’émancipation ne peut donc être que « non classiste », hétérogène et ne hiérarchisant pas la pluralité des oppressions existantes, ce qui pose des problèmes stratégiques inédits. S’y ajoute la disparition d’un projet même de transformation sociale relié organiquement à l’existence du prolétariat, suite à l’échec des processus révolutionnaires du 20ème siècle et à l’expérience du « socialisme réellement existant ». L’idée d’un mouvement ouvrier, agglomérant autour de lui les autres couches opprimées, a perdu son sens.

Mais Laclau ne va pas jusqu’au bout de sa logique. Dans le passage précité « acteurs » et « sujets » sont à juste titre au pluriel. Mais, par ailleurs, tout le propos de Laclau vise au contraire à construire un sujet unique « le peuple ». Il part pour cela, on l’a vu, de l’hétérogénéité des demandes sociales insatisfaites pour arriver à la domination d’une demande sociale particulière qui prendrait, on ne sait comment, un caractère universel. Laclau retrouve donc sous le nom de « peuple » le sujet universel unique avec la centralité d’une oppression particulière, niant ainsi, de fait, la pluralité des oppressions et leur non hiérarchisation.

Définir l’ennemi, est-ce le problème principal ?

Le populisme fonctionne sur le mode du « eux et nous » et nous avons vu que, pour Mouffe, « la finalité de la démocratie est de transformer l’antagonisme en agonisme[27] ». Au nom de cet objectif, Mouffe ne remet nullement en cause les formes actuelles de la démocratie. On ne trouve chez elle aucune critique de la démocratie représentative et de son caractère oligarchique. Elle considère au contraire « il faut qu’il y ait un consensus sur les institutions de base de la démocratie et sur les valeurs ‘‘ethico-politiques’’ qui définissent l’association politique[28] ». Elle semble ne pas voir que le consensus sur les institutions est la forme que prend l’hégémonie des classes dirigeantes.

Affirmant pourtant que « la principale question de la politique démocratique n’est pas de savoir comment éliminer le pouvoir, mais comment constituer des formes de pouvoir plus compatibles avec les valeurs démocratiques[29] », elle était armée pour en conclure que l’objectif d’une politique démocratique doit être la participation de toutes et tous à tout pouvoir existant dans la société. Mais en réduisant la finalité de la démocratie à transformer l’antagonisme en agonisme, elle se prive elle-même d’une telle perspective pourtant cohérente avec son analyse. Il y a là un paradoxe : partant d’une vision hypertrophiant et essentialisant l’opposition amis/ennemis, elle en vient, pour traiter politiquement cette opposition à prôner un consensus sur les institutions[30] et les principes qui les fondent, même si elle prend soin de préciser que malgré tout « il existera toujours des désaccords sur le sens de ces principes et la façon dont ils devraient être mis en œuvre[31] ».

Au-delà, si la désignation de l’adversaire est une condition du combat politique, elle ne doit pas nous amener à passer sous silence les contradictions d’abord chez les dominants - contradictions qu’il s’agit d’exacerber – mais surtout chez les dominés, car elles sont un obstacle à la construction d’une stratégie hégémoniste. En effet, comme nous venons de le voir, il est impossible de réduire tous les antagonismes qui traversent la société à un antagonisme majeur, que ce soit le rapport capital/travail, pourtant fondamental, ou la division peuple/oligarchie portée par le populisme de gauche.

C’est ce qui rend difficile la construction d’une stratégie et d’un projet émancipateur. Le populisme de gauche rétorque qu’il faut construire le peuple comme sujet politique en désignant un adversaire, l’oligarchie, en s’appuyant sur « la dimension affective en politique et la nécessité de mobiliser les passions par des voies démocratiques[32] ». Mais il est loin d’être sûr qu’in fine les gens choisissent « le bon ennemi ». L’expérience montre qu’il est plus facile de s’en prendre à un proche, l’immigré par exemple, que de viser un ennemi lointain et inaccessible comme la finance. Mouffe indique que ce qui fait la force des « partis populistes de droite » - la qualification d’extrême droite n’est pas employée - est dû « au fait qu’ils expriment, même de façon très problématique, de véritables demandes démocratiques que les partis traditionnels ne prennent pas en compte[33] », sauf que « cette façon très problématique » a pour nom la xénophobie. Les questions sociales et démocratiques sont vues à travers le prisme xénophobe et raciste et les passions mobilisées renvoient surtout à la haine de l’autre.

Mouffe et Laclau ont certes raison de pointer le rôle des affects en politique retrouvant ainsi Rousseau et avant lui Spinoza. Mais si on ne fait pas de politique sans passions, encore faut-il voir que la désignation d’un adversaire, certes nécessaire, n’est pas l’essentiel sous peine que l’affect mobilisé soit dominé par le ressentiment. La confrontation du « nous » et du « eux » peut alors vite se perdre dans le complotisme et se transformer en rancœur haineuse. L’opposition « nous/eux » ne peut être féconde que surdéterminée par un projet émancipateur porteur d’un imaginaire social de transformation, comme l’a été en son temps l’idée de communisme[34]. C’est cet imaginaire qui doit être « à haute teneur affective », pour reprendre ici une expression de Mouffe, et non pas l’opposition du « nous » contre « eux ».

Le non-dit du populisme de gauche

Cependant l’idée même de « construire le peuple » pose problème. Car la question immédiate est qui le construit ? Si on remplace le mot peuple par prolétariat, on retrouve là la thématique classique du substitutisme avant-gardiste dans laquelle, in fine, le prolétariat, ici le peuple, doit être construit politiquement par une entité extérieure. La question est de savoir quelle est cette entité. Nous avons vu plus haut, d’une part que pour Laclau, la construction du peuple doit s’incarner dans « une expression symbolique positive », et d’autre part que sa démarche ne permettait pas de savoir comment le populisme pouvait avoir une portée progressiste. C’est l’existence du leader qui permet résoudre ces problèmes. Le populisme se distingue d’autres processus politiques par un rapport direct entre une personnalité se voulant charismatique et le peuple ; plus exactement, le peuple s’incarne dans le leader.

Contrairement au populisme de droite qui n’a pas ce genre de pudeur, les partisans du populisme de gauche évitent généralement de traiter cette question. Mouffe, par exemple, n’en dit pas un mot dans L’illusion du consensus. Laclau est un des rares à le faire sans détour. Il n’hésite pas à indiquer explicitement que, pour lui, « l’absence de meneur » équivaut à « la dissolution du politique[35] ». L’existence d’un chef est ici la condition même de possibilité du politique, « La nécessité d’un meneur existe toujours[36] » nous dit-il. En rapport avec le politique, l’existence d’un leader est élevée ici en nécessité ontologique et rendu politiquement indispensable car « La logique équivalentielle conduit à la singularité, et la singularité à l’identification de l’unité du groupe au nom du leader[37] ». Ainsi, pour Laclau, la construction même d’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire pour lui le « peuple », aboutit à l’incarnation dans un leader. Pire, pour lui « l’amour pour le leader est une condition centrale de consolidation du lien social[38] ». Le leader charismatique est ainsi la clef de voute de sa construction politique.

Tout ça pour ça, a-t-on envie de dire, toute cette construction savante, ce long développement de philosophie politique, ce recours à la psychanalyse freudo-lacannienne pour aboutir au vieux cliché réactionnaire de l’homme providentiel (historiquement, c’est le plus souvent un homme). À la question « qui ou quoi construit le peuple ? », la réponse populiste est : c’est le chef qui construit le peuple et incarne sa volonté. Il fait exister le peuple comme entité politique à travers lui-même. Le populisme, qu’il soit de droite ou de gauche, ne peut donc être qu’un autoritarisme et on voit mal comment la valorisation et le mythe du leader pourraient s’accommoder d’une perspective émancipatrice. Dans cette conception, la démocratie prend au mieux une forme plébiscitaire où les citoyen.nes sont appelés plus ou moins régulièrement à approuver les décisions prises en haut.

Des questions nouvelles

Le débat autour du populisme permet de mettre en évidence deux problèmes. Le premier renvoie à la profonde crise démocratique que vivent nos sociétés sous l’impact des politiques néolibérales, qui visent à exclure les politiques économiques et sociales du débat démocratique et de la décision citoyenne, et des politiques sécuritaires qui affaiblissent chaque jour un peu plus l’État de droit en faisant passer dans le droit commun des mesures relevant de l’État d’exception. Le second problème est celui de la panne stratégique de la gauche de transformation prise entre l’effondrement de ses fondements - produit par « la crise du marxisme » et amplifié par la disparition de l’URSS qui a détruit l’imaginaire social sur laquelle elle s’adossait -, et la globalisation du capital qui rend plus compliquées les réponses concrètes à apporter. Pire, la mise en œuvre des politiques néolibérales et sécuritaires par des gouvernements se réclamant de la gauche a brouillé les repères et a rendu obsolète la notion même de gauche pour une partie de la population. Le populisme de gauche se veut une réponse à ce double problème.

L’analyse que nous pouvons faire des orientations et des pratiques politiques de mouvements ou de gouvernements qui s’en réclament plus ou moins n’est pas l’objet de ce texte. On peut cependant dire que, tel qu’il est explicité par ses deux philosophes de référence, Laclau et Mouffe, le populisme de gauche aboutit à des apories insurmontables dans une perspective émancipatrice. Les questions posées sont cependant incontournables, même si les réponses apportées ne sont pas satisfaisantes, que ce soit par rapport à la crise démocratique actuelle comme en termes de recherche d’une stratégie efficace.

Nous avons à répondre à des questions nouvelles : comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti…) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions, et quel rôle pour une organisation politique ? À ces questions nouvelles, s’en ajoute une ancienne : si la victoire électorale est pour la gauche la seule perspective possible, comment la lier aux mobilisations sociales qui restent indispensables si nous ne voulons pas que cette victoire s’embourbe ou pire soit confisquée ?

Nous avons vu toute l’ambiguïté de l’idée de « construire le peuple ». L’idée d’une convergence stratégique entre les différents mouvements de contestation sociale paraît plus adéquate pour tenir compte de la diversité des acteurs sociaux. Il s’agit donc plus d’une « autoconstruction » que de construction. Dans une perspective hégémonique, cela ne peut se faire que sur la référence à un projet élaboré en commun, capable d’être une force d’attraction politique et idéologique. C’est dans ce cadre qu’une organisation politique peut jouer un rôle par sa capacité d’initiatives et de propositions. Laclau fait une longue citation d’un passage de Psychologie des foules et analyse du moi où Freud évoque la possibilité que le « meneur » puisse avoir comme substitut une idée, une abstraction[39]. Il est dommage qu’il n’ait pas repris cette analyse féconde. L’idée, l’abstraction, dont parle Freud dans ce passage, cela peut être le projet émancipateur porté par notre imaginaire. Un tel projet n’est pas simplement un programme de mesures concrètes réalisables, évidemment indispensable, mais une perspective d’avenir qui suscite l’enthousiasme, permet à l’espérance de naître et de résister aux vents contraires. La formation d’un tel imaginaire ne se décrète évidemment pas. Elle ne peut être qu’une création inédite, le produit de luttes sociales, de victoires, même partielles, d’espoirs qui petit à petit prennent le dessus sur la résignation dessinant ainsi l’horizon d’une société à advenir.

[1] Ernesto Laclau, La raison populiste, Éditions du Seuil, 2008. Sauf indication contraire, les citations de Laclau sont issues de cet ouvrage.

[2] Il s’agit d’une condition nécessaire (classe en soi) mais pas suffisante pour faire du prolétariat le sujet révolutionnaire (classe pour soi). Le passage de l’un à l’autre, et les apories auxquelles cela aboutit, dépassent le cadre de cet article. Sur ce sujet voir notamment Isaac Johsua, La révolution selon Karl Marx, Éditions Page deux, 2012.

[3] Il est à noter que dans son livre, La Raison populiste, Laclau met la plupart du temps le mot peuple entre guillemets. Nous suivrons son exemple.

[4] P. 260.

[5] P. 106.

[6] P.165.

[7] P. 144.

[8] P. 102. Les italiques sont de Laclau.

[9] P. 101.

[10] P. 223.

[11] Chantal Mouffe, "Le moment populiste", http://www.medelu.org/Le-moment-populiste. On peut remarquer que, contrairement à Laclau, Mouffe ne met jamais mot peuple entre guillemets.

[12] Chantal Mouffe, Le paradoxe démocratique, Beaux-arts de Paris Éditions, 2016, p. 108.

[13] Ibid, p.108.

[14] Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, Éditions Albin Michel, 2016, p.26.

[15] Ibid, p.18.

[16] Ibid, p. 44.

[17] P. 108.

[18] L’illusion du consensus, p.105.

[19] Le paradoxe démocratique, p. 110.

[20] Ibid, p.111.

[21] L’illusion du consensus, p. 33-34.

[22] P.182.

[23] Christophe Ventura, "Principes pour une gauche populiste", septembre 2017 (http://www.medelu.org/Principes-pour-une-gauche).

[24] Le paradoxe démocratique, p. 108.

[25] "Principes pour une gauche populiste".

[26] P. 177.

[27] L’illusion du consensus, p. 35.

[28] Ibid, p. 50.

[29] Ibid, p.108.

[30] Sur ce point voir Patrick Braibant, "Chantal Mouffe ou les incertitudes de la « radicalisation de la démocratie », Les Possibles, n° 14 - été 2017 (https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-14-ete-2017/debats/article/chantal-mouffe-ou-les-incertitudes-de-la-radicalisation-de-la-democratie-1-3).

[31] L’illusion du consensus, p. 50.

[32] Ibid, p. 106.

[33] Ibid, p. 107.

[34] La nature réelle des régimes dits communistes importe peu ici.

[35] P.81.

[36] P. 78.

[37] P. 122.

[38] P. 102.

[39] P. 79.


Samy Johsua

Pierre Khalfa nous a livré une très intéressante contribution au débat sur le populisme, celui dit « de gauche » plus exactement1. Mais deux questions essentielles sont à approfondir, il me semble.

Comme beaucoup d’autres, notre ami se laisse emporter par la critique du « eux et nous » parfois à juste titre, et parfois à tort. Comme lui, je laisse de côté les considérations « anthropologico/psychanalytiques » quant à l’ancrage de la chose dans « la nature humaine »… Et il va de soi que si on cherche à constituer un « nous », il vaut mieux ne pas se tromper de cible. Que ce « nous » soit (ou puisse être) constitué contre « l’étranger », on en voit bien le danger. Et la proximité des références à Carl Schmitt n’est pas pour rassurer sur ce point précis, puisqu’en l’occurrence la réponse à « qui est nous » peut effectivement être celle-là. Mais il n’empêche : toute lutte un peu sérieuse prend bien la forme d’un « eux » et d’un « nous ». Pierre en convient (« la désignation de l’adversaire est une condition du combat politique »). Mais avec d’autres, Pierre s’en émeut aussi, en particulier parce qu’on passerait à côté de la possibilité (de la nécessité) de la division possible du « eux ». Sauf que, du point de vue de Laclau, comme de celui de Iglesias ou de Monedero, le « nous » n’est pas un donné, et d’une certaine façon, tient déjà compte de la division d’un « eux » potentiel. C’est même l’extension de cette division qui peut devenir problématique, quand, au-delà de l’assimilation gauche/PS dont il est si difficile de se défaire, on prétend vraiment réconcilier gauche et droite, comme Errejon. Pour exemplifier la chose, prenons un schéma « de classe » (qui n’est donc pas celui des populistes). Soit une société avec un prolétariat, une paysannerie nombreuse, une bourgeoisie notable et beaucoup de couches intermédiaires. Constituer un « nous » peut très bien être conçu non seulement sur la base d’une alliance des classes subalternes, mais aussi avec la recherche d’une cassure (et donc d’une alliance partielle avec) des secteurs de la bourgeoisie qui pourtant, en principe, devraient être en bloc dans le « eux ». C’est même recommandé, tant le combat est difficile. Mais on est là dans le processus de construction du « nous ». Et au final, il y a bien un « eux » et un « nous », même si leur contenu n’est pas directement déduit des racines de classe. A l’exact contraire de ce que leur reproche Pierre, les populistes, par définition, vont bien plus loin en refusant ce qu’ils nomment « essentialisation » et affirment que, au final, le « nous » peut être à peu près n’importe quoi. Le « nous » dont ils parlent contient déjà la cassure du « eux » potentiel des marxistes. Et même parfois…de trop.

Voilà comment la célèbre féministe nord américaine, Nancy Frazer, présente la question2. «  Sanders (est) ce que j’appellerais pour ma part le populisme progressiste ou le populisme de gauche. Pour Sanders, l’idée était de mélanger une « politique de la reconnaissance », antiraciste, antisexiste et en faveur des immigrés, et une « politique distributive » anti-Wall Street et favorable à la classe laborieuse… le langage qui a surgi du mouvement Occupy, que le féminisme tente désormais d’adapter, est celui des 99% contre les 1%. Il s’agit là clairement d’une rhétorique populiste. Les 99%, c’est évocateur, et la fonction principale de cette expression est de suggérer que les travailleurs blancs victimes de la désindustrialisation et les Afro-Américains incarcérés et expropriés font potentiellement partie d’une même alliance. Et d’indiquer qu’il y a un groupe oligarchique, appelons-le capital financier global ou quoi que ce soit, qui constitue l’ennemi commun  ».
Elle a raison sur ce point, entièrement : la division entre un « nous » à la hauteur de 99% et un « eux » à celui de 1%, c’est entièrement compatible avec l’approche populiste de gauche. Peut-être une surprise pour celles et ceux qui lisent ces lignes, mais incontestable pourtant. C’est un point que je reprends ci-dessous : les postmarxistes n’imaginent pas en général à quel point ils ont une proximité avec des thèses centrales du populisme (pas toutes j’en conviens si on discute plus spécialement des positions de Laclau et Mouffe). Or une fois divisés ainsi, 99 contre 1, faudrait-il encore chercher à « diviser » le 1% ? C’est d’ailleurs, comme l’indique Pierre pour le coup, ce qui ne va pas dans l’entourloupe du passage chez Mouffe de l’antagonisme à « l’agonisme ». Les partisans de la manif pour tous, pétris de haine homophobe, on s’y oppose de manière déterminée, voire paroxystique, sans que, effectivement, on quitte le terrain d’un combat « démocratique » où ce sont les idées et politiques de l’adversaire qui sont en cause, pas lui en tant que groupe social. Et on peut toujours espérer qu’un membre éminent des 1% vienne, par un cheminement personnel, rejoindre Occupy, ce n’est pas une question de personne. Mais l’objectif est bien pour le coup de détruire la base sociale, antagonique, qui donne sa force aux 1%, laquelle, dans la démocratie future à bâtir, n’aurait plus sa place.

De là on peut passer à une discussion plus profonde encore. Pour Laclau, tout « essentialisme » social éliminé, rien, a priori, ne pousse vraiment les divers secteurs que cite Frazer à se regrouper. En cela, la référence de cette dernière au « populisme » est presque un contre sens s’il s’agit de celui de Laclau. Le postmarxisme de celui-ci est un idéalisme au sens strict (en rupture avec l’approche du matérialisme historique, que Marx pose de la manière la plus ramassée dans ses thèses sur Feuerbach). Pour Laclau, seule une construction discursive peut conduire à ce regroupement. Et comme ce processus est tout sauf évident, alors il y faut souvent au final une unification surplombante, celle du « leader » en tant qu’incarnation. Comme le dit l’Evangile de Jean, «  Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu  ». Il est vrai que Chantal Mouffe est discrète sur ce point, mais au moins chez Laclau, on a ainsi une possibilité concrète de construction du « nous », impossible même à imaginer sinon.

Mais voilà. Le problème de la convergence impossible est exactement le même dans les textes de Pierre Khalfa, de Philippe Corcuff, de Thomas Coutrot et de tant d’autres, même si évidemment et heureusement, ils rejettent la « solution par le leader ». Par quel miracle des groupes sociaux par nature et définitivement hétérogènes pourraient-ils converger ? Sauf à faire entrer par la fenêtre l’essentialisme qu’on aurait chassé par la porte, les groupes étant alors « par essence » convergents de fait (c’est l’hypothèse, tellement répandue, de Frazer). Une fois mis le marxisme de côté, Laclau donne sa réponse : une construction linguistique, probablement incarnée au final dans une personne. Mais il en donne une ! C’est qu’il n’y a pas de possibilité d’échapper à ce choix théorique. Soit le « nous » est construit spontanément (donc miraculeusement), soit il l’est de l’extérieur du champ de chaque groupe pris isolément. Gramsci est du deuxième côté. Le « bloc social » qu’il préconise, visant à une contre hégémonie, doit être « construit » non par un pur discours, mais sur la base concrète des différents groupes saisis dans des rapports sociaux donnés3, et par un intellectuel collectif (« le parti » pour lui, mais cette forme peut se discuter) regroupé autour de l’élaboration constante d’un projet, d’une visée. Lesquels ne sortent pas de n’importe où (et encore moins du seul « Verbe »), mais de l’histoire concrète d’une formation sociale donnée, enserrée dans des rapports sociaux de production (le mode de production capitalisme donc pour nous), constituée de groupes divers porteurs par ailleurs de leur propre dynamique4. Aucun essentialisme là dedans, c’est bien dans le cadre des luttes que le processus devient pensable (« se construit »). Mais sans l’intellectuel collectif, pas de possibilité d’aboutir. Si on exclut à jamais ce « bloc historique » concret, fait d’histoires et de luttes, alors il reste l’affirmation de Pierre, « il est impossible de réduire tous les antagonismes qui traversent la société à un antagonisme majeur ». Qu’il faut prendre là non au sens de la description, juste en tant que telle (par exemple l’oppression des femmes ne se subsume jamais, ni avant ni après une révolution sociale, dans d’autres déterminations), mais du rejet général de la possibilité que les combats convergent vraiment. Ou alors par miracle.

La preuve par le mouvement altermondialiste. Aussi puissant qu’il ait été (et qu’il redeviendra peut-être, il faut l’espérer), il s’est révélé impossible de passer de « Un autre monde est possible » à un accord global sur la nature de ce nouveau monde et encore moins sur les moyens d’y parvenir. Sur cette base, mon ami Daniel Bensaïd pensait inévitable que « la question stratégique » reprenne le devant de la scène : quel bloc social, pour quel projet, avec quels moyens de mise en œuvre ? il semble qu’il ait été, une fois encore, par trop optimiste. Pierre nous dit, avec raison, que certaines des approches « populistes » s’attachent à répondre à ce qui fait effectivement problème. Et celui là en est un, majeur. Mais pour s’y mettre de notre côté, encore faut-il rejeter une manière de poser les problèmes qui les rend définitivement impossibles à résoudre. Et, pour ce qui se discute ici, l’illusion d’une convergence spontanée, sans travail « stratégique » et sans combat politique global sur cette base, en autonomie relative par rapport à chaque mouvement pris en tant que tel en est, à mes yeux, certainement une.


Fabrice Flipo

Chers tous,

En relisant les échanges, je crois qu’on s’éloigne des enjeux du jour, plutôt que de s’en rapprocher, on se perd dans les détails.

Avec quoi le "populisme" rompt-il ? Avec les modèles "candidature Bové", "Poutou", "Front de gauche", "LO" - voire "altermondialisme".
Quelles sont les limites de ces modèles ? Des leaders inaudibles, issus d’organisations faiblement implantées ou étroitement contrôlés par elles, ne maîtrisant pas assez les dossiers (Poutou - la colère ne suffit pas, l’électeur attend aussi une compétence, une responsabilité, parce qu’il y a des décisions importantes à prendre, pour qui obtient le poste), parlant aux militants plutôt qu’aux indécis, se retrouvant coincés dans les textes "diplomatiques" tels que ceux du FSM où chaque mouvement veut voir son exploitation et son alternative spécifiquement et précisément mentionnée, bref où chaque mouvement veut contrôler directement le
leader (/candidat) ou, à défaut, son leader, d’où des plénières à 25 personnes. Les textes et propos sont "diplomatiques" parce qu’ils ne comportent pas de signifiant vide/flottant (je passe ici sur la différence, c’est secondaire) qui dépasse chacun des mouvements.
*Résultat : des scores extrêmement faibles.* Et l’on conclut (à tort) que la France vire à droite. La réalité est qu’on ne lui parle pas, donc elle se détourne. La caricature dans ce domaine, c’est LO : un langage immuable dans une société qui a changé, et qui changera toujours - le mort saisit le vif, d’une certaine manière...

Que propose le populisme ? L’opposé = que le vif saisisse le mort : c’est très exactement ce que dit le petit livre des fondateurs de Podemos. L’opposé, c’est des leaders audibles, donc bons orateurs, parlant d’abord aux indécis, incarnant une responsabilité dans la possible prise de décision (s’ils sont élus), sortant des bureaucraties militantes (c’est l’une des raisons pour lesquelles on peut parler de
"populisme" et c’est bien un trait jugé caractéristique et distinctif par les politistes - dépassement du Front de gauche par appel au peuple), utilisant le langage de manière opportuniste/stratégique pour agréger bien au-delà des cercles habituels de convaincus. Un ou plusieurs leaders se détachent nécessairement, de même qu’il y a le leader de la CGT ou de FO ; plus il y en a et mieux c’est, soit dit en passant. *Résultat : 20%.* Marine Le Pen utilise ces recettes, dans une certaine mesure, et Macron également (exemple sur le colonialisme, où il organise astucieusement la discussion entre fractions du peuple, en incarnant deux points de vue distincts, pour réduire les écarts).

D’où vient le problème Bové/Poutou/Front de gauche/LO (voire altermondialisme) ? Il ne vient pas de l’absence de projet : ils en ont un. Le problème vient plutôt qu’ils n’agrègent que de manière très étroite et encore sans même parvenir à se mettre d’accord avec la composante qui se trouve juste à côté d’eux. Il ne vient pas de
l’absence de contrôle : plutôt de trop de contrôle par les militants, ou en tout cas par des militants tournés vers leurs débats internes plutôt que vers les indécis. Podemos et la FI montrent que ce n’est pas fatal.
Que s’adresser au peuple qui pourrait virer à droite n’est pas "sale" : c’est la démocratie. Que le populisme de droite qui monte les gens les uns contre les autres n’est pas le seul possible : il y a aussi le populisme de gauche qui monte les gens contre la source de leurs problèmes (l’oligarchie), et libère l’envie de projet, au-delà des convaincus. Que s’il n’y a pas de catalyseur pour dépasser les situations objectives de chacun, à grande échelle (donc : le modèle de la réunion du type "conseils" n’est pas le bon), il n’y a pas d’action, au sens de Hannah Arendt : pas d’agir politique, seulement 2% aux élections, et un message très clair adressé au peuple : nous, gens de gauche, nous nous méfions de vous, car vous pourriez voter à droite, vous n’êtes pas essentiellement "de gauche" donc pas assez "comme il
faut". Nous sommes la vertu et vous êtes dangereux. Il n’y aurait pas un peu de leadership manquant de démocratie dans cette attitude ?... Je le crois, donc je considère que c’est un mépris du peuple car le peuple souffrant votant FN n’est pas "xénophobe" ou "raciste" : il tente de trouver des solutions parmi celles qui sont proposées. Ce mépris du peuple est l’une des raisons pour lesquelles le populisme est condamné, comme l’ont souligné Rancière et bien d’autres. Curieusement les
critiques du populisme ne le relèvent pas. La réalité est que si la gauche ne propose rien de clair, le peuple (= les indécis) regarde ailleurs, parce qu’il souffre et attend depuis déjà trop longtemps que les leaders divers, ceux qui prétendent aux élections, fassent quelque chose pour que ça change. Un projet en cours à Espaces Marx a amené les antifascistes à rencontrer des électeurs FN et ça leur a changé la vie,
vraiment ; du coup voici de l’air frais venu du dehors plutôt que les débats rances du dedans.

Donc moi je veux bien, savoir qui est le plus essentialiste, dire que le peuple n’est pas la fin de l’histoire, en termes de dépassement des dominations, qu’il y a toutes sortes de risques (principe de précaution maximal ! on aurait attendu un peu d’audace, parfois) etc. mais on s’éloigne quand même singulièrement des enjeux. Les raisons de la hiérarchie sont objectives : si Mélenchon ne peut aller très loin sur
l’écologie c’est parce que l’hégémonie est à gagner, et non gagnée. Je le regrette mais je le comprends. C’est là que les mouvements sociaux trouvent eur rôle, complémentaire, et non en opposition ou concurrence.
Raison pour laquelle je ne suis pas d’accord avec Samy quand il dit que l’altermondialisme a échoué : je dis plutôt qu’il n’a pas pour vocation de prendre le pouvoir, et ne l’a jamais eu. C’est un mouvement principalement de la société civile, raison pour laquelle les "100% Alter" (Ventura) étaient une mauvaise idée. Sous cet angle d’ailleurs, Pierre est dans son rôle altermondialiste en étant principalement opposé au pouvoir, c’est-à-dire en refusant de se placer dans la perspective de
prise de pouvoir. Il suffit alors de l’assumer. Mais justement ce n’est pas très clair, il me semble qu’il y a la volonté d’avoir les deux sans en assumer aucun.

Après, évidemment, le populisme ne règle pas tout : ça concerne essentiellement les élections et la prise de pouvoir, et ça ne fait encore que 20%. Or tout ne se passe pas dans l’Etat, et 20% ça ne suffit pas. Pris dans leur opposition à Negri, LM négligent l’auto organisation de la société civile (que Negri magnifie de manière excessive, à l’opposé, du moins à l’époque de leurs controverses) et toutes sortes
d’autres choses, comme le détail du contrôle des leaders (je persiste à penser que Mélenchon et ses amis n’incarnent pas le populisme LM, sur ce point-là, car ils sont autoritaires, inutile d’imputer à LM ce qu’il faut imputer à Mélenchon). Mais aucune théorie ne fait tout...

Et puis le populisme ne réinvente pas tout. Mais il permet aussi certaines relectures. Ainsi "le projet" (communiste) n’est pas venu aux gens de manière spontanée, sous la forme qu’on a connue, et cela même en Yougoslavie, si l’on en croit Catherine Samary. Ce qui explique partiellement qu’il ait souvent fini par être imposé, même dans le cas des conseils. Ah les gens ! Je considère qu’on ne peut pas être communiste et être contre les gens : c’est mon parti-pris. Je ne fétichise pas les conseils. A l’évidence les divergences sur ce point vont avec les différences dans le rapport aux indécis. Il y a ceux qui parlent aux militants, entre éclairés (mais pas leader, promis !), et ceux qui tentent d’agir avec les indécis, tout imparfaits qu’ils soient, pour faire de la contre-hégémonie, et faire en sorte que le vif saisisse
le mort. Cette différence se reproduit d’ailleurs à toutes les échelles, et explique que le populisme soit également un nom sur quelque chose qui fracture profondément la gauche. Ces divergences rejouent par exemple les différences entre Alternatiba et la Coalition, entre autres.

J’exagère sans doute les vertus du populisme, mais comme nombre d’autres
messages ont exagéré ses défauts... ça rééquilibre.


Le 06/11/2017 à 20:11, Fabrice Flipo a écrit :

Cher Pierre

Si je lis bien les deux points ci-dessous (l’imaginaire/projet et la stratégie) : sur le premier LM disent également qu’il y aurait besoin d’un imaginaire social : on ne voit guère d’objection. Et sur le second point ils apportent des réponses, quand au rôle du parti : celui d’agréger les signifiants vides et flottants, qui ne sont pas un pur texte mais des demandes démocratiques appelant des décisions concrètes, une fois "le pouvoir" pris.

Le projet écologiste a un imaginaire : pas de souci. Ce "projet émancipateur de transformation" qu’était le socialisme reposait principalement sinon exclusivement sur les demandes démocratiques du prolétariat. La lutte des classes est toujours là et elle aspire sensiblement à la même chose. Le féminisme rêve d’abolition du
patriarcat. Nous ne sommes donc pas en manque de projet, ni d’imaginaire ; l’imaginaire social et le projet sont là, le problème est qu’ils ne convergent pas et qu’ils progressent guère : c’est ça le point à discuter. Et que Samy souligne à juste titre. C’est sur ce point précis que Laclau Mouffe apportent quelque chose (pas tout)

Quelques remarques complémentaires :

 quand Mouffe parle d’agonisme, c’est explicitement pour contrer les conceptions unanimistes comme celle de Negri, qui tendent à effacer l’importance des libertés politiques, comme tant d’expériences socialistes : il faut remettre dans le contexte de la discussion qu’elle mène. L’agonisme est anthropologique, oui, car c’est la rançon du pluralisme : des désaccords irréductibles. Elle assume. Où est le problème, exactement ? Qui est contre le pluralisme ? Je ne vois pas bien.

- pourquoi est-ce "populiste" ? parce qu’appel au peuple, et non pas au prolétariat (encore une fois, remettre en contexte), en court-circuitant des corps intermédiaires. Alors on dira : oui c’est de la politique classique. Mais Laclau et Mouffe le disent également ! Il n’empêche que dans la période ça a marqué l’émergence d’un style différent, celui de Podemos notamment ; et que c’est parti d’une analyse de ce que les politistes appellent "le populisme", même s’ils n’arrivent pas à se mettre entièrement d’accord sur une définition. Par ailleurs le populisme est un nom pour une stratégie : si le nom est gênant il peut être enlevé, comme Mouffe te l’a dit d’ailleurs, cher Pierre lors de votre débat.

 Ventura refuse toute consigne !! et Sapir etc. *Le problème est que quand on lit le texte de Ventura, ce qu’on trouve n’a rien à voir ; je cite :* " rappeler que cette dernière n’a en réalité que très peu de chance d’être en position de conquérir le pouvoir dans la phase ouverte, qu’elle est favorable aux règles fondamentales de l’ordre économique et qu’elle ne convertira jamais les exigences démocratiques
et sociales qu’elle proclame vouloir défendre. *Sa fonction consiste toujours à discipliner la société au service du patronat national dans la concurrence internationale. Inutile au changement démocratique et social qu’elle prétend incarner, l’extrême-droite est en réalité le chien de garde du système.* *C’est pourquoi une force de gauche populiste l’affrontera toujours*."

Mesurer l’écart avec le texte de P Khalfa. Evidemment que le populisme de droite doit se différencier du populisme de gauche. Pourquoi vouloir faire croire l’inverse ?
Pourquoi ce eux/nous et la caricature qui va avec ? Je ne soutiens pas Mélenchon sans réserve pour autant...

- sur les leaders, également : tu n’as toujours pas expliqué en quoi on pouvait regagner de l’influence en s’en passant. Si "les idées" (comme l’idée de communisme) ne peuvent pas remplacer les leaders, c’est 1/ parce que les idées ne prennent pas de décision - or en politique il est aussi question de décisions, pas seulement d’idées, et explique-moi comment décider dans une grande assemblée 2/ parce que les décisions, pour être discutées, encadrées, doivent être incarnées
dans des personnages qui réduisent le nombre d’individus en débat, quand le nombre est très grand. La seule solution pour supprimer totalement les leaders est de réduire le nombre, drastiquement, pour revenir au modèle de la réunion. Tu m’expliques comment on fait, concrètement, dans une société de grande taille ? Quand on veut avoir une influence ?

 sur la hiérarchisation
 : le peuple est une construction temporaire, qui évolue ; à un moment "t" en effet il y a une hiérarchie, ce qui veut dire que nous ne sommes pas à la fin de l’histoire quand toutes les dominations auront été abolies. C’est excessif, comme prétention ? Comment fais-tu, toi, Pierre, pour être à la fin de l’histoire ? Et si Laclau-Mouffe avaient prétendu tout abolir, que n’aurait-on pas
entendu, comme tombereaux de critiques !

Il y a pourtant de vraies questions à adresser à Laclau-Mouffe : d’abord, le manque d’articulation avec les mouvements sociaux (question que tu poses d’ailleurs, sans développer) ; la consistance du projet, ce dont il est fait : ils n’en disent rien de précis, tout ça tombe chez eux dans "la contingence" c’est-à-dire les mouvements
existants ; les manières concrètes de contrôler les leaders (ce qui suppose déjà de reconnaître qu’il en existe) etc. Je trouve qu’il y a beaucoup de critiques qui n’en sont pas réellement, ce qui ne permet pas de se concentrer sur ce qui manque.