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Les Universités européennes et la logique de la concurrence quantitative (Claude Calame)

lundi 28 mai 2012, par Commission Enseignement-Recherche

Les Universités européennes et la logique de la concurrence quantitative

Alors que se tient à Dijon, du 5 au 7 mai 2011, un « Contre G 8 de l’éducation et de la recherche », Claude Calame, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, dénonce la soumission de l’Université aux « grands principes de l’économie de marché et de la pensée néo-libérale », organisée au niveau européen par le « processus de Bologne ».

On se souvient sans doute de la déclaration tranchante faite par Nicolas Sarkozy à l’intention des lectrices et des lecteurs de 20 Minutes en date du 4 avril 2007 : « Les Universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes ». Quant au développement des connaissances universitaires, cette déclaration présidentielle, dans sa suffisance et avec ses contradictions, s’avère n’être que la version abrégée et populiste de ce que l’on dénomme, à Bruxelles, la « stratégie de Lisbonne ».

Le 25 mai 1998, à l’occasion d’un colloque organisé à la Sorbonne pour célébrer le 800e anniversaire de l’Université de Paris, se réunissaient les quatre Ministres de l’enseignement supérieur d’Allemagne, d’Italie,de la Grande-Bretagne et de la France. D’un commun accord, les quatre responsables politiques décidaient :

– de favoriser les échanges inter-universitaires,

– de faire converger les systèmes universitaires concernés,

– de définir par conséquent des niveaux de référence communs.

À la suite de cette première intention ministérielle, une conférence réunit en juin 1999 à Bologne les ministres de l’éducation supérieure de 29 pays européens. La rencontre conduit à l’adoption de la « Déclaration de Bologne », engageant ce qui est devenu le « processus de Bologne ». Le système de convergence et d’échanges inter-universitaires prévu à la rencontre de la Sorbonne est envisagé en termes fondamentalement quantitatifs :

– architecture universitaire en trois grades : bachelor – master – doctorat (on appréciera les dénominations anglo-saxonnes ; on a de justesse échappé au PhD) ; assortis de chiffres contraignants : 3 + 2 + 3 ans ;

– mise en place d’un système de « crédits » (ECTS) ;

– organisation des études en semestres et en unités d’enseignement.
Ainsi, « l’ECTS garantit la reconnaissance académique des études à l’étranger ; il permet de capitaliser (sic !) des crédits et de les transférer (…) ; le système entraîne aussi plus de souplesse et de flexibilité ». Le système de Bologne s’inscrit donc dans une logique purement quantitative, dans une logique d’accumulation d’unités interchangeables ; rien n’est dit jusqu’ici quant à l’évaluation de la qualité du travail correspondant de ces unités, dans un système destiné à favoriser la sacro-sainte flexibilité. Pas besoin d’être un marxiste dogmatique pour constater qu’à la valeur d’usage on a définitivement substitué la valeur d’échange.

On l’aura compris : ce sont désormais les grands principes de l’économie de marché et de la pensées néo-libérale qui doivent modeler le système universitaire européen, par l’accumulation de profits chiffrés et dans cette mesure capitalisables , par la logique d’un échange mercantile généralisé, par le respect du principe de la concurrence (non faussée...) dans la flexibilité, par la promotion de la compétitivité, c’est-à-dire, en définitive, du rendement. On croirait lire le bréviaire de l’OCDE ou le catéchisme qui préside à la « libéralisation des marchés » imposée par l’OMC.

Quant aux contenus, ils ne sont à vrai dire pas épargnés dans un système qui semble se limiter à imposer une architecture unifiée, susceptible de promouvoir la quantification.
En effet, en mars 2000 le Conseil de l’Europe se réunissait en séance extraordinaire à Lisbonne pour élaborer et définir une « Europe de l’innovation et de la connaissance » . De fait, ces propositions quant à la production de savoirs « innovants », à stimuler dans l’Europe du XXIe siècle, donnent à la fois un nouveau contexte idéologique et un contenu académique à l’harmonisation universitaire engagée par le « processus de Bologne ».

Repris sous le titre « Une société de l’information pour la croissance et l’emploi » et désormais adossé au « programme-cadre pour la compétitivité et l’innovation adopté pour la période 2007-2013 » (CIP) , ce projet de développement des TIC (soit les technologies de l’information et de la communication) à Favoriser « l’innovation et l’esprit d’entreprise ». Il est entièrement soumis à la logique économiste du marché et au productivisme qui lui est attaché : il s’agit d’abord de « promouvoir l’emploi ». Cet objectif revient à solliciter une croissance économique fondée sur le profit. Sous le couvert de « développement durable » et d’ « adoption de sources d’énergie nouvelle et renouvelable », il implique l’exploitation aussi bien des ressources naturelles extractives que de ce qu’on dénomme désormais les « ressources humaines » ; on soumettra du même coup les secondes au même régime que les premières. En effet, dans cette « eEurope », l’accent sera mis autant sur « l’accroissement de la productivité économique » que sur « l’amélioration de la qualité et l’accessibilité des services » (au profit des citoyens de l’Europe). But général de l’opération : faire des Européens (au masculin…) des « acteurs de l’économie de la connaissance », dans la perspective d’un « individualisme concurrentiel » (re-sic !). Désormais, en relation avec son contenu, la connaissance est subordonnée à l’économie (de marché), et la production des savoirs doit répondre au critère de la compétitivité. Dans la « stratégie de Lisbonne » on privilégiera donc les savoirs « utiles ».

Quant à l’organisation universitaire qui en découle, la communication du Conseil de l’Europe du 20 avril 2005 recommande :

– une « réforme » de la « gouvernance » des Universités quant à la gestion du personnel et des ressource, selon des critères allant dans le sens d’une efficacité de fonctionnement accrue ;

– l’assouplissement du « cadre réglementaire » pour permettre aux dirigeants d’Université « d’entreprendre de véritables réformes ( !) et de prendre des décisions stratégiques ».

Ni l’enseignement, ni la recherche universitaires n’échapperont désormais à la « culture de l’évaluation ». La qualité fait un retour en force, mais en termes doctrinaires de management : « benchmarking » et « total quality management », soit la référenciation des techniques de gestion des concurrents et leaders dans la branche, et la « qualité totale » par l’exploitation sans faille des ressources humaines (voyez la gestion de France-Telecom par Orange). Sur le plan européen cette volonté de gouvernance entrepreneuriale s’est traduite par la création à Bruxelles, en été 2008, d’un Registre européen des agences de garantie de la qualité . Explicitement mis au service du « processus de Bologne », cette institution non lucrative a pour but de centraliser les données et de coordonner le travail des agences de qualité et d’accréditation que met peu à peu sur pied chacun des 46 pays ayant désormais souscrit aux normes bolognaises. En France même, cette volonté s’est traduite par la création en 2006 de l’AERES, soit l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur ; cette énorme organisation est censée porter un intérêt particulier à la « politique qualité » des établissements, en accord avec les recommandations et les décisions européennes activées dans le cadre du processus de Bologne.
Cerise sur le gâteau : le « Programme on Institutional Management in Higher Education » de l’OCDE dont la conférence générale de septembre 2010 avait pour thème « faire plus avec moins » (dans un monde en mutation profonde)…

L’université européenne idéale sera donc soumise, du point de vue de son organisation, aux règles du management économique, marqué par les slogans de l’efficacité, de la bonne gouvernance, de la compétitivité, de la flexibilité, de l’exploitation des ressources (naturelles et humaines), de la synergie, de la convergence, etc. Et du point de vue du développement des savoirs, elle sera orientée vers les technologies par les moyens de l’informatique, au profit de l’économie. A l’université libérale de Wilhelm von Humboldt doit se substituer l’Université SARL. La conséquence en France en a été l’introduction en force, à la faveur du régime Sarkozy, de la LRU ; avec un autonomie budgétaire qui transforme le Président d’Université en PDG, à la fois chef du personnel et gérant immobilier . En Suisse, cette même volonté a été marquée tout récemment par la décision de transférer dès le 1er janvier 2013 le Secrétariat d’État à l’éducation et à la recherche du Département fédéral de l’intérieur au Département de l’économie. De savoirs universitaires, en particulier en sciences humaines, il n’est plus question.

Claude Calame
EHESS, Paris

« Mediapart », 4 mai 2011

http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/040511/vers-luniversite-sarl