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Les sciences sociales et les humanités un recours face à la dérive autoritaire

Tribune collégiale (Conseil scientifique)

vendredi 21 janvier 2022, par Commission Enseignement-Recherche

En hommage et mémoire à Pascale Dubus, MCF en histoire de l’art, co-responsable de mobilisations universitaires, décédée prématurément dans le cadre de ses activités professionnelles

« » Dérive autoritaire de l’Etat et extrême droitisation de l’opinion publique

Beaucoup a déjà été écrit sur la réaction géo-socio-politique à laquelle nous assistons. Pour en résumer l’effet au plan électoral, selon certains sondages, 34% de l’opinion se déclare favorable à une candidature d’extrême droite à la présidentielle, tandis que les gauches sont de plus en plus marginalisées et divisées.
Parmi les causes de ce phénomène, en amont, citons la progression d’une "économie de la connaissance" qui surfe sur la révolution informatique et dont les avatars technocratique, technoscientiste et économiciste ont été institués y compris à l’Université et à l’Ecole, sur des critères de rentabilité et de compétition. Sur les bases de la stratégie de Lisbonne, la LRU votée en 2009 et ses suites législatives font désormais partie du logiciel. L’un des effets en est la forte paupérisation, en règle générale, des départements universitaires en sciences sociales et humanités (LLA-SHS). Un autre, par effet de cascade, est la déperdition des traditions de lutte et le peu de réactivité du monde universitaire et estudiantin dans ce nouveau cadre d’exercice, en dépit du grand courage et de l’engagement de plusieurs.
En aval, suite à la crise financière et budgétaire de 2009, au motif également (ou au prétexte) de la « guerre contre le terrorisme » islamiste, le nationalisme xénophobe et sécuritaire, incarné par des Trump, Bolsonaro, Zemmour, Le Pen...s’avère le courant porteur de la montée en puissance de l’autoritarisme d’État (et de violences subséquentes et multilatérales), véhiculé par des régimes prétendument « démocratiques » qui mettent en œuvre ses éléments de programme.
Pour endiguer ce néolibéralisme autoritaire, qui conduit spécialement en France, à la perte progressive des libertés publiques et de la paix civile, des démarches sont entreprises. Dernièrement, face à l’offensive coordonnée de forces d’extrême droite et des ministères dénonçant violemment les théories décoloniales, antiracistes et intersectionnelles, des instances socio-éducatives s’expriment . L’objectif est de résister à cette lame de fond idéologique, à partir du patrimoine des savoirs et des cultures enseignés et objets de recherche. Mais force est de constater que les personnels enseignants sont plus dans une démarche défensive, à l’égard d’acquis programmatiques et principiels, que de co-construction de savoirs nouveaux, adaptés à la période.

Adaptation à la nouvelle donne stratégique

La contre-révolution idéologique qui est en marche ne pourra être endiguée sans un recours accru aux sciences sociales et aux humanités, à leur méthodologie, notamment critique, et à leurs conclusions. Cela dans une perspective d’éducation populaire et scolaire, à l’encontre de la propagande diffusée en continu par un main stream médiatique et publicitaire.
Or, l’un des problèmes que doivent résoudre le mouvement social et le monde enseignant est le statut marginal des SHS et des humanités, tant à l’échelle institutionnelle -du fait du rouleau compresseur des lois précitées qui conduit à la mise en concurrence des disciplines sur des bases de rentabilité et de compétitivité- qu’à l’échelle de l’opinion. Jusqu’à présent, le mouvement social et le monde enseignant, par exemple au Conseil scientifique d’Attac France, sont formés principalement grâce aux travaux de l’économie hétérodoxe et de l’écologie, celles-ci étant des sciences et des savoirs de nature objectiviste et structurale.
La création en 2009, de SLU/Sauvons l’Université, à l’initiative de représentants des sciences sociales et des humanités, est un acquis, mais elle en est restée à une défense para-syndicale de l’Université, sans dimension européenne et sans véritable débat alternatif d’ordre idéologique. Quant aux publications de la fondation Copernic, qui sont à base surtout sociologique, elles sont de qualité, mais manquent en général d’expertises en matière de géopolitique, d’histoire sociale, d’anthropologie culturelle, de philosophie de terrain, de sémiologie des médias...
L’apport de ces disciplines est nécessaire pour accéder au nouveau paradigme, qui s’inscrit dans les suites de la chute des régimes étatisés de l’Est et qui est axé sur la lutte multilatérale et intersectionnelle à l’encontre des dominations de peuples et de communautés, notamment des Suds, ainsi que des discriminations de citoyen.nes sur différents critères (de genre, d’origine, de classe, d’orientation sexuelle…). La forte promotion, encore empirique, de ce paradigme à dimension altermondialiste, qui s’ajoute à d’autres, d’ordre libéral et égalitaire –axés traditionnellement sur la défense et la promotion des droits citoyens et sociaux-, témoigne de l’émergence et de la dynamique des questions (inter)culturelles dans ces différents domaines, mettant à l’ordre du jour la construction de sociétés plus fraternelles. Si les droites en font un objet de rejet au nom d’ « identités nationales » closes et anachroniques, les gauches en minorent les enjeux (inter)culturels, ainsi que l’Ecole et de l’Université tant comme cadres de pondération de l’idéologie dominante et de ses avatars que de promotion de ce nouveau paradigme. Un effet institutionnel de ce double blocage a été l’arrêt des activités du CSP/ Conseil supérieur des programmes, mis en selle sous la présidence de F Hollande et le ministère de V Peillon.

Eléments programmatiques et stratégiques

Un texte cadre pourrait relier ces fils, en montrant la nécessité d’une formation citoyenne et précoce aux enjeux précités que peuvent gérer nos disciplines, d’ordre notamment (inter)culturel et (inter)subjectif, portant sur des domaines de connaissance et des principes et valeurs à caractère éthique.
Outre les outils bien balisés de la "raison démocratique" qui sont à articuler à différents niveaux (dont l’international qui est trop souvent minoré) et à opposer à la régression voire à l’irrationnel grandissant de l’arène politico-médiatique, il serait souhaitable de promouvoir la stratégie de l’interculturel et du transculturel, une francophonie progressiste, des disciplines minorées comme l’arabe et les langues-cultures régionales, la littérature comparée, l’anthropologie, une géopolitique à caractère anti-colonial et anti-impérialiste, l’histoire des idées et des arts, l’histoire sociale, la philosophie de terrain, la sémiologie des médias, une analyse ou grammaire des discours critique, les sciences de l’éducation (pédagogie, didactique, politiques éducatives), les métiers du soin (médicaux et para-médicaux) et du travail social ...
Ce changement de paradigme ne peut s’effectuer valablement et en profondeur sans l’apport d’intellectuel.les et d’équipes d’intellectuel.les non occidentaux, en particulier francophones et des Suds. L’inclusion de pair.es de ces origines revêt une importance à la fois stratégique et symbolique, pour mettre fin à un ethnocentrisme corrélé aux dominations néocoloniales et impérialistes.
A cela, il faudrait adjoindre des analyses et préconisations précises relatives au capitalisme cognitif et à son instrumentalisation des médias et des industries de programmes, et inversement, au développement des coopérations interdisciplinaires, incluant systématiquement des sciences sociales outre l’économie, ainsi que les humanités philosophiques, littéraires et artistiques. Ces coopérations étant conditionnées à la défense voire à la réhabilitation de départements universitaires et de recherches-formations en LLA-SHS, actuellement sinistrés par une décennie de paupérisation post LRU.
Un programme stratégique serait à établir, en fonction de nos expériences disciplinaires respectives, et pourrait intéresser les organisations du monde enseignant et du mouvement social. Un premier objectif concret à réaliser serait à mettre au point d’ici les élections de 2022.

Signataires
Philippe BLANCHET, sociolinguiste (Rennes 2), Conseil d’orientation fondation Copernic, élu national CGT au Comité Technique Universitaire et au Conseil National de l’Enseignement supérieur et de la recherche
Martine BOUDET didacticienne, Conseil scientifique d’Attac France, laboratoire de recherche EILA/ Etudes interculturelles en langues appliquées (Paris Diderot)
Claude CALAME, helléniste et anthropologue, directeur d’études à l’EHESS Paris
Pierre COURS SALIES sociologue (Paris VIII Saint-Denis), Ensemble !
Georges Yoram FEDERMANN psychiatre gymnopédiste (Strasbourg)
Yann FIEVET, socio-économiste
Olivier LONG universitaire et artiste plasticien (Paris)
José TOVAR professeur de Lettres et syndicaliste
Christiane VOLLAIRE philosophe, comité éditorial revue Chimères

Source
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/01/07/les-sciences-sociales-et-les-humanites-un-recours-face-a-la-derive-autoritaire/

Publications de référence
(liste non exhaustive)
Marc Conesa, Pierre-Yves Lacour, Frédéric Rousseau, Jean-François Thomas (dir), Faut-il brûler les Humanités et les Sciences humaines et sociales ?, L’atelier des SHS n°6, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2013.
https://aggiornamento.hypotheses.org/2235
https://calenda.org/208996?lang=pt
Alain Touraine, Un nouveau paradigme pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2015
Yann Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif –la nouvelle grande transformation-,Paris, Ed Amsterdam,2008
HTTP ://WWW.EDITIONSAMSTERDAM.FR/LE-CAPITALISME-COGNITIF-2/

Edgar Morin, Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Le Seuil, 2000.
Edgar Morin, Edgar, Une tête bien faite : Repenser la réforme, réformer la pensée, Paris, Le Seuil, 1999.

Martine Boudet (dir.), SOS Ecole Université –Pour un système éducatif démocratique, Paris, Le Croquant, 2020 https://editions-croquant.org/hors-collection/609-sos-ecole-universite-pour-un-systeme-educatif-democratique.html
Martine Boudet-Florence Saint-Luc (dir), Le système éducatif à l’heure de la société de la connaissance, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2014
http://pum.univ-tlse2.fr/~Le-systeme-educatif-a-l-heure-de~.html

Georges Yoran Federmann, "X-Alta" n° 2/3, "Multiculturalisme", octobre 1999, pp. 141-154. « Le parti pris de l’étranger » (ISBN 2-913-998-00-3) 66
• "Quasimodo" n°9, "Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions", Printemps 2005. « L ‘horreur de la médecine nazie. Struthof, 1943 : qui se souviendra de Menachem Taffel ? », Quasimodo No 9, pp. 109-125, (ISSN 1279-8851)67,44
• "Mortibus" n°10/11, "Masses et moi", Automne 2009, « Médecine et crimes de masse », pp 241 à 260. (ISSN 1950-3237)
et deux documentaires,"Le divan du monde " https://vimeo.com/101083099
Mot de passe : Federmann
« Comme elle vient »https://vimeo.com/ondemand/commeellevient

Olivier Labouret, L’explosion de la violence -Quand les individus pètent les plombs-, Editeur Yves Michel, 2017 https://www.ombres-blanches.fr/autres/livre/l-explosion-de-la-violence---quand-les-individus-petent-les-plombs/olivier-labouret/9782364291089.html