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L’École handicapée ou l’impuissance publique à faire œuvre d’une sereine humanité (Yann Fiévet)

lundi 17 décembre 2012, par Commission Enseignement-Recherche

« L’impossible, nous ne l’atteignons pas mais il nous sert de lanterne » — René Char

« Voir ce qui ne paraît aux yeux de personne, c’est la seconde vue. » — Jules Michelet

On ne tournera pas autour du pot : « l’École de la République » est défaillante quant à l’intégration « normale » des professeurs – et des élèves – handicapés. Les exemples sont si nombreux de ce défaut d’attention minimale que l’on ne saurait invoquer en la matière de bénins dysfonctionnements à corriger ou le fatal manque de moyens des temps de crise budgétaire. Nous ne transigerons pas non plus : la question du handicap à l’École doit être un combat de portée universelle. Lorsque les avancées techniques permettent de compenser de mieux en mieux les handicaps physiques, le quasi-immobilisme politico-administratif se confond au mieux avec une indifférence pesante, au pire avec une douce barbarie. On se rassure à bons comptes en constatant ici ou là qu’il existe des hommes et des femmes de bonne volonté dans les rouages de l’Administration ou en saluant la ténacité des intéressés les plus volontaires, à qui rien n’est pourtant définitivement acquis. Quid de tous ceux qui n’ont pas la chance d’avoir un caractère bien trempé et ont la malchance de se heurter le plus souvent à la froideur indifférente de leur hiérarchie ? Le désarroi vécu au quotidien laissera chez eux la place au désespoir. Épuisés, des professeurs abandonnent ainsi le métier, parfois avant même d’y être entrés. Alors dénonçons une fois encore l’inhumaine attitude d’une Institution que l’on voudrait exemplaire en un tel domaine.

Il était probablement inscrit dans la marche des choses que l’École ne parviendrait pas à résister à la rigueur néolibérale lancée sur les rails voilà trente ans déjà. Dès 1999, dans un livre percutant intitulé « la barbarie douce » et sous-titré « la modernisation aveugle de l’entreprise et de l’école », le sociologue Jean-Pierre Le Goff constatait la lente déshumanisation de la « gestion » de ces deux lieux aux logiques en principe difficilement conciliables, la logique entrepreneuriale grignotant inlassablement les valeurs dites éducatives. Progressivement, à l’école l’entreprise fait son marché, l’élève y devient consommateur. On objectera à cet endroit que toute la société étant ainsi devenue, son École ne saurait déroger désormais à la règle commune. Résistons fermement à cette apparente évidence : précisément l’École, parce qu’elle a une mission éducative, se doit de soustraire à l’appétit des marchands et aux réflexes consommationnistes un certain nombre de valeurs humaines et morales. La reconnaissance du droit à l’hétéronomie, en particulier pour les handicapés, doit appartenir à cette volonté non négociable. Le droit à l’hétéronomie et tout ce que suppose l’exercice serein de ce droit.

La loi et ses arrangements…

La loi de février 2005 stipule que tout enfant atteint d’une déficience physique a droit, dans la mesure du possible, à une intégration au sein d’une école non spécialisée. Toute l’ambiguïté de cette disposition légale réside dans l’évaluation à géométrie variable de « la mesure du possible ». L’État s’est par avance couvert contre le reproche de ne pas respecter une volonté formellement énoncée mais pratiquement mal concrétisée. L’intégration des élèves handicapés en milieu scolaire dit conventionnel suppose bien sûr un certain nombre d’aménagements techniques et humains que le législateur n’a en rien prévu en appui de la loi de 2005. Les enseignants sont supposés accueillir ces élèves sans n’avoir jamais été sensibilisés à la question du handicap. Il est permis du reste de s’étonner que huit ans après l’adoption de ladite loi aucun ministre de l’Éducation Nationale n’ait songé à banaliser ne serait-ce qu’une demie journée dans l’année afin de familiariser la communauté scolaire, dans ses divers niveaux, aux multiples aspects de l’intégration sociale des handicapés. Quand de tells initiatives existent, elles sont le fait de démarches individuelles soumises au pouvoir discrétionnaire des supérieurs immédiats. Les élèves atteints d’un handicap se voient reconnaître sur le papier le droit à l’accompagnement d’un auxiliaire de vie scolaire (AVS). Ces auxiliaires sont en nombre trop limité, ne reçoivent aucune formation spécifique, sont soumis à des contrats de travail précaires ne pouvant excéder six ans. Cette activité n’est pas reconnue comme un métier – donc rémunérée au SMIC – et ainsi s’apparente souvent à un bricolage improvisé indigne des intentions proclamées par la loi et de l’attention véritable à porter au problème soulevé.

Pas de place pour les timides !

L’emploi des assistants de professeurs handicapés – statut non reconnu officiellement – est soumis aux mêmes règles de précarité et de rémunération que les AVS. Nombre de professeurs ont perdu leur assistant(e) au bout de six ans de « bons et loyaux services » et ont dû repartir de zéro dans la relation délicate du binôme professeur/assistant. Les assistants sont littéralement jetés dehors et ne se voient reconnaître aucune validation d’acquis professionnels. L’on ne s’étonnera donc pas que les assistants ne souhaitent pas, le plus souvent, aller jusqu’au terme des six années autorisées. Dans ce contexte instable, les professeurs peu enclins à quémander ou à faire simplement reconnaître leur droit à travailler dans de bonnes conditions se découragent vite. Ce système où seuls les « battants » obtiennent gain de cause correspond tellement au credo néolibéral ! Le métier de professeur n’est-il pas suffisamment difficile qu’il faille encore en augmenter les contraintes pesant sur ceux d’entre eux qui ont appris à vivre plutôt sereinement leur handicap ? Les ministres passent, le scandale demeure. Voici ce qu’écrivait le 25 juillet 2011 à une assistante terminant sa sixième année auprès d’un professeur handicapé – et prête à garder son emploi – le député... François Hollande : « Madame, j’entends vos préoccupations et je sais la légitimité de vos inquiétudes liées à la précarité de votre statut. En dépit de votre implication et de vos fonctions auprès de Monsieur F., vous occupez un poste d’assistante d’éducation dont le statut ne permet pas d’offrir aujourd’hui de perspectives professionnelles. Cette situation que vous rencontrez n’est pas isolée alors même que vos collègues et vous-même êtes particulièrement opérationnels du fait des acquis de l’expérience. Votre situation tend à montrer la nécessité d’examiner le dispositif spécifique des assistants d’éducation et à réfléchir sur le statut et l’avenir des personnes ayant consacré de nombreuses années à l’Éducation nationale. » À la rentrée de septembre 2012 rien n’a changé et rien de sérieusement tangible ne semble envisagé dans les plans du nouveau ministre de l’Éducation Nationale. Voilà pour la question purement humaine.

Éreintantes défaillances techniques

Au chapitre de l’usage des techniques « modernes » nous ne sommes guère mieux lotis. De plus en plus souvent l’Éducation Nationale sous-traite à des entreprises privées le soin ( !) de réaliser des systèmes informatisés de gestion de l’activité des établissements scolaires fonctionnant désormais en réseau. Il en va ainsi du système Pronote, inaccessible aux professeurs déficients visuels, en raison du fait que la société conceptrice du « produit » ne respecte pas les normes d’accessibilité W3C, normes déjà anciennes et connues pourtant de tout informaticien digne de ce nom. Pronote est le système adopté par nombre de collèges ou lycées permettant la tenue du cahier de textes électronique par discipline enseignée, la saisie des notes obtenues par chaque élève et la réalisation, en vue des conseils de classe, des bulletins électroniques trimestriels. Des parties de Pronote sont ouvertes aux élèves et à leurs parents mais encore faut-il qu’ils ne soient pas eux-mêmes déficients visuels. Ce problème est régulièrement soulevé par les professeurs directement concernés, malheureusement trop peu nombreux et dispersés. À l’évidence, le ministère de l’Éducation Nationale n’est pas en mesure de demander au concepteur du programme Pronote qu’il le rende accessible à tous. Un comble ! Jamais ces sociétés qui ont pognon sur rue ne s’enquièrent auprès des professeurs les mieux placés pour corriger les défauts d’accessibilité. Ils ne sont pourtant que déficients visuels ; pour le reste, ça marche ! Il semble que cette tenue à l’écart soit une spécialité toute française. Laissons donc faire les spécialistes de la communication. Ils nous l’assurent : tous leurs sens sont en éveil, au service de tous.

Vous entrerez dans la carrière…

Les professeurs déficients visuels ont aujourd’hui à leur disposition des outils informatiques de plus en plus efficaces pour communiquer, faire des recherches, préparer leurs cours. Ces outils coûteux leur sont en principe financés par le FIPHFP (Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique) créé précisément à cet effet. Le renouvellement tous les trois ans est possible afin de pallier l’obsolescence relativement rapide de ces outils, tant matériels que logiciels. Cependant, de nombreux dossiers sont actuellement en souffrance dans certains rectorats d’académie faute du versement en 2012 de la subvention du FIPHFP. C’est en particulier le cas dans l’académie de Versailles, la plus importante de France par le nombre de ses professeurs, où la situation sera au mieux débloquée en février prochain. En attendant, chaque professeur espère que ses outils actuels ne le laisseront pas tomber avant leur renouvellement différé.
D’une manière générale, l’Institution peine à adapter ses procédures aux contraintes vécues par les professeurs handicapés physiques. L’exemple des concours de recrutement, Capes et agrégation, est édifiant. Récemment, une candidate au Capes de Lettres modernes s’est vu refuser la possibilité d’utiliser son ordinateur à synthèse vocale le jour des épreuves alors qu’elle les soutient dans une salle voisine du lieu accueillant les autres candidats. Lorsqu’elle étudiait à la Sorbonne, on lui fournissait le sujet des examens sur une clef USB, son ordinateur étant contrôlé préalablement par un appariteur. Le service des concours a répondu que « cette manière de faire n’existe pas ici ». Cet exemple n’est pas un cas isolé et a de quoi décourager les meilleures volontés.

Au-delà des effets d’annonce si chers à la société de communication dans laquelle nous nous engluons au quotidien, il reste donc de gros efforts à consentir pour l’intégration pleine et entière des professeurs et élèves handicapés au sein de « la communauté éducative ». Depuis le site Internet du Ministère de l’Éducation Nationale on peut télécharger un document de 36 pages intitulé « Mon handicap j’en ai parlé et j’ai bien fait ». Il s’agit d’une série de témoignages – au demeurant tous intéressants – de personnes handicapées toutes bien (ré)intégrées dans diverses structures relevant de l’Education Nationale. Un document en trompe-l’œil laissant supposer que tout va bien dans la meilleure des institutions possibles !
En vérité, le combat sera gagné lorsque à l’école le handicap, au lieu d’être considéré comme un moins, sera vraiment perçu comme un plus à partir duquel tant de choses peuvent se construire. Alors, jamais plus un membre du jury de l’agrégation – d’italien en l’occurrence – ne pourra dire à un candidat handicapé et recalé à l’oral : « Vous savez, vous auriez souffert face aux élèves. » Quel ignoble lot de consolation ! Non, nous ne souffrons pas devant nos élèves, du moins pas de ce que l’on semble parfois imaginer. Nous avons appris au fil de nos embûches vaillamment surmontées que les vrais handicapés ne sont pas toujours ceux que l’on voit comme tels. Que progresse l’éducation !

Yann Fiévet
Professeur de Sciences Économiques et Sociales au lycée Jean-Jacques Rousseau de Sarcelles

Le Sarkophage – 15 janvier 2012