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Démocratie en danger

Martine Boudet

vendredi 4 janvier 2019

La campagne des Gilets jaunes s’avère, de l’avis majoritaire, une bouffée d’oxygène dans le bras de fer qui oppose depuis des années l’oligarchie au pouvoir et les forces populaires.

Pour sortir du cycle de la répression d’Etat, des échecs et de la montée subséquente de l’extrême-droite, il reste à proposer aux mobilisations, qu’elles soient spontanées ou organisées, des cadres de débat adaptés à la nouvelle donne. Le paradigme démocratique est devenu incontournable à cet égard.

Panorama des mobilisations organisées et spontanées
La campagne des Gilets jaunes s’inscrit comme la énième vague de protestation à l’égard de la gestion néolibérale, austéritaire et autoritaire des affaires publiques. Auparavant, le refus de la 1ère puis de la 2e loi sur le Travail –sous l’ère Hollande puis celle de Macron-, de la réforme de la SNCF, de l’orientation-sélection des publics scolaires à l’entrée à l’Université….ont rythmé le calendrier du mouvement social. Ces mobilisations, orchestrées pourtant par des syndicats et des organisations, et le plus souvent de manière unitaire, ont buté sur l’appareil d’Etat, dans ses composantes tant répressive qu’institutionnelle, avec son arsenal juridique.
L’innovation de la dernière période réside dans l’émergence de mobilisations spontanées, en réaction à des situations limites devenues insupportables : l’affaire Benalla (refus de l’arbitraire élyséen en juillet dernier, à l’initiative de médias, juges et élu-e-s) (1) , la manifestation écologiste du 8 septembre après la démission-sanction de Nicolas Hulot ministre d’Etat, la campagne "#Pas de vague" (refus de l’autoritarisme administratif et de la violence sociétale chez les enseignant-e-s du secondaire, 35000 tweets en quelques jours en octobre dernier), les gilets jaunes (refus de la technocratie responsable de la « vie chère ») depuis le 17 novembre, date de leur première manifestation publique. A cette liste, il faut ajouter l’opération Rosa Parks, à l’appel des organisations des quartiers populaires et de la Marée populaire, en refus de discriminations des citoyen-ne-s et catégories racisées souvent institutionnalisées, et en soutien des peuples victimes de l’impérialisme guerrier (opération prévue les 30 octobre et 1er décembre prochains). Le mouvement Meetoo relayé en France a permis de cibler le patriarcat et le machisme comme un autre vecteur des dominations sociales et institutionnelles.
Autant dire que c’est un large panel de champs citoyens qui est revisité par la vox populi –social, sociétal, écologique, politique, géo-politique…-et que tente de se construire, ce faisant, un contre-pouvoir, celui de la rue. Ce projet a été précédemment porté par les acteur-e-s des occupations de place, de Nuit debout, acteur-e-s majoritairement urbain-e-s et intellectualisé-e-s, les Gilets jaunes appartenant quant à eux plutôt aux catégories populaires et souvent des périphéries, rurales et ultramarines.

Des obstacles de taille : répression d’Etat en connivence avec l’extrême droite
Si l’opinion publique et les médias ont majoritairement salué l’initiative des Gilets jaunes, qui a réussi à franchir les limites du nombre, de la visibilité et de la durée, le principe de réalité s’est durement imposé aux manifestations nationales du 25 novembre et du 1er décembre (Paris). Sous la forme d’une répression disproportionnée et source de dégâts humains inconsidérés (2). Des manifestants-e-s, qui étaient souvent des novices de la vie militante, ont fait l’expérience amère des « promotions » de militant-e-s écologistes, sociaux, juvéniles, des quartiers, des universités et lycées, depuis la COP 21, qui coïncida avec l’instauration de l’état d’urgence (3), banalisation juridique depuis 2017, en réponse aux attentats terroristes (4).
Or, un impensé persiste de manière inquiétante dans le mouvement social, au sujet de la dérive autoritaire des institutions, ou à tout le moins une inorganisation pour s’en prémunir (5) . Attention à ne pas être en retard d’une guerre avec l’oligarchie, qui joue sa dernière carte et qui applique des éléments du programme de l‘extrême-droite, son allié objectif, pour maintenir ses prérogatives et l’ordre dominant : violences policières et discriminations judiciaires systématiques (50 à 60% des forces de l’ordre votent pour l’ex FN), ségrégation-exclusion des étudiant-e-s étrangers non communautaires sur la base d’une augmentation exponentielle de leurs frais d’inscription (6)… Cette conjonction dangereuse est concomitante du travail de sape effectué à l’encontre des collectivités territoriales –dont les budgets de fonctionnement sont réduits- et des corps intermédiaires –syndicats et commissions paritaires dont les prérogatives sont revues à la baisse, société civile dont les aides financières et en matière d’emploi aidés sont asséchées…-
L’inorganisation actuelle sur la question démocratique devient également un problème, à l’heure où les extrêmes-droites, qui ont conquis des pouvoirs d’Etat, se fédèrent. A partir des bases italienne, hongroise… et avec l’aide d’un Steve Bannon, conseiller de Trump, et de l’ex FN, se préparent activement les élections européennes. Leur objectif, obtenir un tiers des suffrages, pour un blocage de la machine institutionnelle (7). Une contre-offensive serait de médiatiser les programmes de gouvernement de ces régimes, en même temps que ceux de l’oligarchie prétendûment respectable.
Italie, USA, Brésil, Turquie, Hongrie, Pologne, Autriche, Pays Bas, pays scandinaves dont le programme social et d’intégration est en berne...La liste des pays qui basculent est longue, et s’ajoute à celle des dictatures avérées, en Afrique et dans le monde arabe notamment. Concernant la France, si la question démocratique n’est pas suffisamment traitée, le pourrissement de la situation est à prévoir : l’un des derniers épisodes en date, la descente de police dans les locaux de la France Insoumise, principal parti parlementaire d’opposition de gauche. Episode resté étrangement en suspens.
Il reste donc à se doter d’une organisation à la hauteur des enjeux français et internationaux.

La convergence des luttes sur le paradigme démocratique
La convergence des luttes sectorielles nécessite un dénominateur commun, et celui du vivre ensemble s’impose naturellement. Quoi de plus naturel que de revendiquer le maintien et le renforcement des libertés publiques et des droits démocratiques ? Le partage de cette valeur entre les fronts de lutte, en tant que « commun citoyen et politique » est la meilleure manière de centraliser le combat contre le monarque républicain, dont l’affaire Benalla a illustré des dysfonctionnements illégaux. La dénonciation de l’engrenage que crée la répression policière s’impose au moment où les violences des confrontations sont assez systématiquement imputées au mouvement des gilets jaunes et à leurs périphéries –casseurs- (8), ces manipulations visant l’intimidation des citoyen.ne.s et le retournement de l’opinion. C’est un moyen également de se démarquer de l’extrême-droite, qui colle aux basques du mouvement social pour récupérer ses mots d’ordre à son profit exclusif. Le discernement serait évident s’il était acté que des organisations des quartiers populaires, qui sont en butte à la xénophobie et aux violences d’Etat, co-gérent une coordination des comités de soutien des victimes des répressions et de promotion des droits démocratiques (9) .
Au- delà des intérêts nationaux, ceux du peuple dans ses diverses composantes, c’est celui des peuples soumis à la tutelle fascisante de l’Etat néocolonial qui est en jeu, comme le souligne le collectif Rosa Parks. De la même manière altermondialiste, il serait judicieux d’associer la révolte des automobilistes hyper taxés par l’oligarchie, et la décision de la justice japonaise d’en finir avec la corruption de Carlos Gohn, magnat de l’automobile française et mondiale.
L’actualité des Gilets jaunes est une opportunité de favoriser ces passerelles, comme le manifestent la déclaration du collectif Rosa Parks, l’entretien de Youssef Brakni, du comité Adama Traoré (10), l’appel de syndicalistes entre autres. La victoire partielle de la mobilisation à la Réunion, où a été obtenu le gel des taxes pour une durée de trois ans, et cela malgré la relégation et la désinformation en métropole, est à médiatiser (11). Elle rappelle le Lyannaj guadeloupéen contre « la Profitazion et la vie chère », ou la mobilisation guyanaise. De même, sont à médiatiser les cas de contre-offensive gagnante sur le terrain des libertés publiques, au plan judiciaire (12).
Des représentant-e-s de comités de soutien de victimes de répression et des militant-e-s de différentes régions appellent à une coordination nationale (13), de manière à favoriser une collaboration intersectorielle, et à la décentraliser également.
Les prochaines manifestations de rue et dans l’espace public sont autant de confrontations directes dont la dangerosité n’est plus à démontrer : la responsabilité des directions du mouvement social est à cette aune. Au-delà de ce facteur humain, le facteur idéologique est à convoquer : l’élargissement des cercles d’appartenance commence à notre niveau, il passe par la sortie de nos bulles respectives –renforcées par l‘élitisme, les sectarismes, le centralisme….- sur la base d’un principe d’inclusivité bien compris.
La même problématique vaut à l’échelle internationale : comment rompre le silence gêné qui prévaut, face à la "dérive anti-démocratique des continents" et face au séisme brésilien en particulier ? Quelle construction altermondialiste ? Dans la bataille des idées qui impose pour l’instant le populisme, voire l’extrême droite, comme recours à la « stratégie du choc » de régimes politiques devenant de plus en plus prédateurs et parasites, et contribuant à la dépolitisation de jeunes ainsi qu’à l’abstentionnisme, c’est l’élaboration du paradigme démocratique à laquelle il reste à s’atteler.
20 décembre 2018

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Martine Boudet Urgence antiraciste –Pour une démocratie inclusive- (Coord, Ed du Croquant, 2017)
https://france.attac.org/nos-publications/livres/article/urgence-antiraciste-pour-une-democratie-inclusive

(1) Affaire Macron-Benalla : non à l’impunité des violences policières (Commission Démocratie d’Attac France)https://blogs.attac.org/commission-democratie/textes-de-la-commission-democratie/article/affaire-macron-benalla-non-a-l-impunite-des-violences-policieres
Avec l’affaire Macron-Benalla, on continue comme avant ? (Tribune Mediapart) https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/310818/avec-laffaire-macron-benalla-continue-comme-avant

(2) https://lundi.am/Au-moins-une-personne-a-eu-la-main-arrachee-lors-de-la-manifestation-des-gilets
https://solidaires.org/Contre-l-usage-des-Flash-Ball-et-des-grenades-de-desencerclement-pour-la « Contre l’usage des Flash-Ball et des grenades de désencerclement, pour la liberté d’expression des gilets jaunes » Arié Alimi, avocat ; Patrick Bard, romancier, photographe ; Éric Beynel, Porte-Parole de l’Union syndicale Solidaires ; Laurent Binet, écrivain ; Dominique Cabrera, cinéaste ; Yves Cohen, historien, directeur d’études à l’EHESS ; Annie Ernaux, écrivaine ; Samy Johsua, professeur des universités ; Luc Lang, écrivain ; Catherine Lévy, sociologue du travail au CNRS, retraitée ; Noël Mamère, journaliste, ancien député écologiste ; Roland Pfefferkorn, professeur émérite de sociologie ; Patrick Raynal, romancier ; Jean-Marc Salmon, chercheur en sciences sociales.

(3) La loi de sécurité intérieure, votée en 2017, fait entrer l’état d’urgence dans le droit ordinaire.
(4) Voir le blog du groupe de travail Discriminations–Répression (commission Démocratie)
https://blogs.attac.org/groupe-discriminations-democratie/repression/
« Manifester peut vous conduire à Fleury-Mérogis pour plusieurs semaines »
Deux jeunes manifestants scolarisés ont été envoyés en détention provisoire pendant plusieurs semaines à la prison francilienne, avant d’être libérés puis relaxés. Ils racontent pour la première fois par Maxime Grimbert| Nov 21 2018
https://www.vice.com/fr/article/kzvbwx/manifester-peut-vous-conduire-a-fleury-merogis-pour-plusieurs-semaines
(5) S’il existe des comités locaux de soutien de victimes, la seule coordination existante est à l’échelle de Paris et est à l’initiative de militants anarchistes :
https://paris-luttes.info/coordination-contre-la-repression-7640

(6)http://www.groupejeanpierrevernant.info/#Etrangers
Groupe Jean-Pierre Vernant, « Des étudiants étrangers aux gilets jaunes »
Le programme de Marine Le Pen pour l’élection de 2017 comprenait essentiellement deux mesures :
• la fin du système Admission Post Bac (APB), jugé engendrer une "sélection par l’échec" et un tirage au sort "injuste" au profit d’un système fondé sur des "prérequis".
• l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers « La France, c’est un fait, consacre une dépense publique élevée à ses formations, et c’est un pari heureux sur l’avenir de sa jeunesse. Nous devons maintenir cet effort et même l’amplifier si possible. En contrepartie, je propose d’augmenter les droits de scolarité dont s’acquittent les étudiants étrangers quand ils étudient dans notre pays. Il n’est pas question de les augmenter à un niveau où ils deviendraient dissuasifs car la France s’honore de former des étudiants qui deviendront à leur tour des ambassadeurs de notre culture. Mais ces droits sont actuellement très bas et doivent mieux refléter le coût qu’ils induisent pour le contribuable français.”Marine Le Pen, 31 mars 2017.
(7) « L’Italie à l’heure populiste. Un danger pour l’Europe ? » Documentaire d’Arte https://www.arte.tv/fr/videos/083966-000-A/l-italie-a-l-heure-populiste/
(8) 100 blessés dont un gilet jaune en urgence absolue le 1er décembre à Paris. 66000 membres des forces de l’ordre sur tout le territoire, avec des stocks d’armements à flux tendu (gaz lacrymogènes, menottes…).
(9) https://www.bondyblog.fr/reportages/cest-chaud/gilets-jaunes-quartiers-comite-adama/
Youssek Brakni : « L’enjeu est maintenant de reconstruire des espaces et à travers le comité Adama, nous pouvons créer un socle fort pour les quartiers populaires. Avec des bases solides, nous pourrons aller discuter avec les mouvements sociaux, le monde rural en leur faisant une proposition claire afin de nouer des causes communes : par exemple, les violences policières qui touchent les mouvements écologistes comme à Bure, la mobilisation contre la Loi Travail, ou encore, actuellement, avec les gilets jaunes, des personnes âgées se faisant gazer alors qu’elles ne présentaient aucune menace. (…) Néanmoins, pour faire cause commune, il faut qu’ils entendent que le racisme s’ajoute à cette lutte, et qu’il a des conséquences destructrices sur nos vies. »
https://blogs.mediapart.fr/collectif-rosa-parks/blog/211118/des-gilets-jaunes-aux-gants-noirs-egalite-justice-dignite-ou-rien
« Des gilets jaunes au(x) gants noirs : égalité, justice, dignité ou rien ! » 21 nov. 2018 Par Collectif Rosa Parks
Il n’y aura pas de front large contre le régime de Macron ou contre le fascisme qui s’annonce si l’immigration et les banlieues qui constituent quelques millions d’âmes sont ignorées.

(10) https://reporterre.net/Cette-guerre-de-basse-intensite-contre-toute-forme-de-re-volte?fbclid=IwAR16wEmbnjQCPoyuC8oGr0CSD7bEcA7WLZQCYYWuRf0CblwmvnqLmfnhTLs Cette guerre de basse intensité contre toute forme de révolte 13 novembre 2018 / Gaspard d’Allens (Extrait de l’article) Un jour, peut-être, nous prendrons acte collectivement et nous nous organiserons en conséquence. Par de nouvelles solidarités, par la multiplication des collectifs anti-répression, par une meilleure circulation des caisses de soutien.....En nous rendant aussi plus insaisissables, en améliorant la porosité entre nos milieux, en rendant nos pratiques complémentaires. Nous y retrouverons de la force, une puissance. Partout. Ensemble.
Ce texte se veut une invitation. Un appel à se rencontrer, se reconnaître, à mêler nos vécus, nos expériences de répression et de lutte, pour reprendre du souffle et s’orienter dans les temps à venir.
Syndicalistes contre la vie chère : agir maintenant ! 27 nov. 2018 Par Les invités de Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/271118/syndicalistes-contre-la-vie-chere-agir-mainte-nant?fbclid=IwAR0EXFoMy1YE_O05_nV2F6zLE_LctyX5mWLSaTarkaOwRmOwg8A1LrZOPVo
(11) https://www.lci.fr/social/gilets-jaunes-quelle-est-cette-taxe-speciale-sur-la-consommation-de-carburant-en-vigueur-dans-les-dom-2105205.html

(12)http://www.europe1.fr/societe/etat-durgence-lun-des-premiers-arretes-interdisant-les-manifestations-fin-2015-juge-illegal-3804485
État d’urgence : l’un des premiers arrêtés interdisant les manifestations fin 2015 jugé illégal (20 novembre 2018)
(13) Appel à constituer une coordination nationale des comités de soutien de victimes (des répressions d’Etat, menées avec ou sans la complicité de forces d’extrême droite) et de promotion des libertés publiques et des droits démocratiques. Cela à partir des quartiers populaires, des migrant-e-s et de leurs soutiens, des militant-e-s et syndicalistes en lutte, des jeunes (lycéen-ne-s, étudiant-e-s...), des travailleur-e-s et citoyen-ne-s.... De manière autogérée et avec l’aide d’organisations progressistes.