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Dans quelle démocratie vivons-nous ?

mardi 16 mars 2010, par Jean-Claude Bauduret

Les rubriques : la démocratie, un processus toujours en construction ; est-elle en crise ? ; les points faibles du suffrage universel ; les medias : la censure invisible ; le rôle des partis ; le rôle des sondages ; démocratie représentative ou démocratie délégataire ?

Nous vivons dans un système qui a toutes les apparences d’une démocratie : nous jouissons des libertés d’opinions, d’association, la presse est libre, les élections sont libres, le pluripartisme est réel, le Parlement résulte d’élections libres, nous élisons librement le Chef de l’Etat, le gouvernement ne peut pas gouverner sans l’accord de la majorité de l’Assemblée Nationale, chambre élue au suffrage universel censée représenter la Nation.

Ces caractéristiques se retrouvent dans la plupart des démocraties occidentales européennes. Mais ces dispositions sont-elles suffisantes pour garantir en tout temps la souveraineté populaire ? Visiblement non, comme l’illustre l’histoire de la construction de l’Union Européenne.

En Juillet 92, les danois disent « non » par référendum au traité de Maastricht, ils devront revoter en mai 93. En juin 2001, les irlandais disent « non » de la même façon au traité de Nice, ils devront revoter en Octobre 2002. En mai et juin 2005, les français et le hollandais disent « non » à la constitution de l’Union européenne, ils n’auront pas l’occasion de revoter. En juin 2008, le peuple irlandais, seul à être consulté par référendum, dit « non » au traité de Lisbonne, il devra revoter. [1]

Ainsi, chaque fois que le peuple, consulté par référendum, ne donne pas une réponse satisfaisante selon l’exécutif, celui-ci s’arroge le droit de le faire revoter ou choisit une autre voie que la consultation populaire [2]. Or le critère fondamental de la démocratie est bien la souveraineté populaire. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans notre démocratie ? Pourquoi en est-on arrivé là ? Le suffrage universel est-il le nec plus ultra indépassable de la démocratie ? C’est entre autres à ces questions que tente de répondre cet essai.

La démocratie ne peut être qu’un processus, toujours en construction [3]

Chaque victoire contre l’arbitraire constitue une avancée de la démocratie. Mais il ne faudrait pas croire pour autant qu’il suffit de lever les obstacles à la démocratie pour qu’elle s’installe spontanément. Spontanément, ce sont d’autres obstacles qui surgissent [4].

Dès qu’une règle est établie, démocratiquement ou non, les intérêts qu’elle contredit s’organisent pour la contourner, la détourner, la dénaturer. Dans un régime apparemment démocratique le lobbying intervient sur le contenu de la loi avant même que celle-ci ne soit soumise au vote.
Quand les règles démocratiques restent figées la démocratie régresse et peut même régresser jusqu’à un régime totalitaire [5]. L’exemple d’Hitler ou du pouvoir soviétique [6] sont connus.

Le pouvoir, qu’il soit démocratique ou non, n’est pas exempt de la tentation de se pérenniser et de s’étendre. Montesquieu, l’avait constaté il y a bien longtemps : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (…) Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (L’esprit des lois, 1748)

L’exemple français montre que non seulement le pouvoir n’hésite pas à confisquer le droit du peuple à s’exprimer lorsque la Constitution rend ce dernier possible. En effet, en 2005, le président de l’UMP Nicolas Sarkozy plaide pour que le projet de Constitution européenne soit soumis au référendum [7]. Les français disent « non » à 55%. En 2007, le Président de la République Nicolas Sarkozy décide, pour un texte quasiment identique au précédent, le Traité de Lisbonne, de le faire adopter par la voie parlementaire. Non seulement le Parlement adopte le texte à 86% mais au préalable il se fait complice du Président : le Congrès adopte en effet les modifications constitutionnelles préalables pour aligner la Constitution française sur le Traité. Il suffisait que 2/5 des parlementaires s’y opposent pour que la voie référendaire soit incontournable. Moins d’1/5 vota contre.

En France le pouvoir est de plus en plus concentré dans les mains d’un seul homme. Le Président-souverain se substitue au peuple souverain. La Constitution de 1958 instaurait un exécutif fort. Celui-ci fut renforcé par de Gaulle en 1962 par l’élection du Président de la République au suffrage universel et renforcé encore davantage par Lionel Jospin et Jacques Chirac, qui, en 2000 firent en sorte que les élections législatives suivent immédiatement les présidentielles.

De fait nous vivons dans un régime qui ressemble de plus en plus à une monarchie élective.

  • La séparation des pouvoirs est de plus en plus ténue : si le Parlement continue de débattre et de voter les lois, l’immense majorité de celles-ci n’est pas à son initiative. Elles résultent soit de projets de lois gouvernementaux (exécutif), soit de transcriptions des directives de l’Union Européenne issues, elles aussi, de l’exécutif de l’Union, émanation des exécutifs des 27 pays qui la composent.
  • L’ordre judiciaire est de plus en plus dépendant lui aussi de l’exécutif. Déjà un juge d’instruction, à la suite de découvertes de faits nouveaux mais sans rapport apparent avec son instruction ne pouvait pas étendre le champ de son enquête sans l’autorisation du Ministère de la Justice (exécutif) [8]. Des fuites, largement médiatisées, mettaient cependant le pouvoir dans l’embarras. Ce dernier n’aurait plus ce souci avec remplacement du juge d’instruction, indépendant du ministère [9] par un juge « de l’instruction », dépendant du Parquet.
  • L’audio-visuel public, élément essentiel du « 4ème pouvoir », le pouvoir médiatique, est lui aussi de plus en plus dépendant de l’exécutif qui nomme désormais les présidents de France télévision et de Radio France [10].
  • Les contre-pouvoirs, qu’il s’agisse des partis politiques, des syndicats ou des associations organisés traditionnellement suivant le modèle pyramidal délégataire sont affaiblis à un tel point que la plupart sont incapables de s’autofinancer.(voir ci-dessous « La crise de la représentation ») La presse écrite n’est pas indépendante financièrement. Il est quasiment impossible de se passer des recettes publicitaires pour celle qui ne dépend pas directement de groupes financiers ou de groupes d’armement.
  • Toutes les mesures « sécuritaires » (fichage, garde à vue, rétention, répression) ont pour conséquence d’instiller dans les esprits la méfiance et la peur de l’autre et sont utilisées pour intimider et réprimer toute action contestataire. La détention sans charge avérée nous ramène à l’époque des lettres de cachet.

La démocratie occidentale en crise ?

Outre l’égalité en droit qui n’a jamais été contesté, deux valeurs fondamentales sont proclamées dans toutes les Déclarations des droits de l’homme. [11] : la liberté et la propriété. En toute logique, si on se réfère aux déclarations françaises de 1789 et 1795, la devise de la République devrait être « Liberté, égalité, propriété ». Si la liberté de l’individu est bornée par celle de ses concitoyens, la propriété a connu des « bornages » différents. Elle est « inviolable et sacrée » dans la déclaration de 1789 et n’est bornée que par l’exigence de « la nécessité publique » légalement constatée. Dans celle de 1793, la propriété ne fait plus partie des « droits principaux », Robespierre et ses amis bornent ce droit de façon plus rigoureuse : « Il ne peut préjudicier ni à la sureté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables ». La réaction thermidorienne empêcha sa mise en œuvre. Celle de 1795 ne met plus de bornes juridiques au droit de propriété qu’elle rétablit comme droit fondamental au même titre que la liberté. La déclaration universelle de 1948 ne le borne pas davantage et introduit la notion de propriété collective.

Le droit de propriété fut remis en cause par Babeuf (1760-1797) qui le considérait comme incompatible avec le principe d’égalité, puis confusément par Proudhon (1809-1865) [12] et d’une façon rigoureuse et théorisée par Marx (1818-1883) uniquement en ce qui concerne les moyens de production. L’entreprise capitaliste est en effet le lieu où le salarié aliène sa liberté en signant son contrat de travail qui implique un lien de subordination avec la direction, propriétaire de l’entreprise ou nommée par le(s) propriétaire(s) de celle-ci. [13]

Il faut noter qu’à cette époque le développement industriel n’en était qu’à ses débuts. En 1846 75% de la population française était encore rurale.

Depuis ces ilots de non liberté que sont les entreprises capitalistes ont envahi notre vie. En France 90 % de la population active est salariée, 70% des salariés se situent dans le secteur marchand. Le droit de propriété des actionnaires qui leur permet de disposer à leur guise de l’entreprise les autorise à « préjudicier à la sureté, la liberté et à l’existence »non seulement des salariés mais aussi de toute la population de la planète. La logique du système exige de produire et vendre toujours plus. L’emprise des sociétés capitalistes sur l’ensemble des activités économiques est telle qu’elle remet en cause la survie de l’espèce humaine elle-même : pillage des ressources naturelles menacées d’épuisement, réchauffement climatique, gaspillage dû à un mode de consommation absurde. Les droits fondamentaux de liberté et de propriété sont entrés en contradiction durable. [14]

Durant leur vie active les salariés passent environ 40% de leur temps d’éveil dans l’entreprise. A la culture paysanne d’antan a succédé une culture d’entreprise où la notion de citoyenneté est totalement absente et celle de droit fortement amoindrie par la précarité grandissante. Ce modèle de l’entreprise capitaliste s’est imposé comme modèle unique [15]. C’est sous le prétexte entièrement fallacieux et jamais démontré d’une meilleure efficacité que, selon le néolibéralisme, ce modèle doit s’appliquer aux services publics. [16]

Face à toutes ses dérives de la démocratie il est clair que les critères énoncés en introduction ne sont plus suffisants pour assurer une véritable démocratie. Même le suffrage universel est insuffisant pour garantir, un régime respectueux de la volonté populaire, assurant à chacun et en toute circonstance sa liberté et visant au « développement de toutes ses facultés. » [17] Les forces antidémocratiques ont su le contourner, le détourner, le dénaturer.

Les points faibles du suffrage universel pour une démocratie véritable

Le suffrage universel est une grande conquête démocratique gagnée partiellement en 1848 (citoyens) et presque totalement en 1945 (citoyennes). Les immigrés en sont encore privés.

Chaque citoyen a ainsi, pendant un court instant le pouvoir de choisir ceux qui vont décider « au nom du peuple français » pendant toute la durée de la législature. Un pays qui n’est pas régi par des élections libres au suffrage universel ne peut pas être considéré comme une démocratie.

Le vote est un acte politique majeure du citoyen qui doit ainsi désigner celui qui représente le mieux ses idées, ses intérêts, les intérêts de la Nation.
Mais c’est aussi un acte individuel. Il n’est pas guidé que par la raison. Il comporte une dimension psychologique propre à chaque individu. Quelles qu’en soient les raisons (phénomène de projection ou héritage de notre passé monarchique et féodale), on peut aussi voter pour celui que l’on admire, que l’on voudrait être, pour un modèle ou pour un chef. C’est un vote de démission ou de soumission « librement consenti. »

Les deux peuvent se combiner : on vote pour celui qui exprime mieux que soi-même ses idées et que l’on voudrait être.

Ce court instant de pouvoir que constitue le vote donne à l’élu un « chèque en blanc » pendant toute la durée de son mandat.

Ce vote se situe dans un contexte qui influence fortement le contenu du vote lui-même où le champs idéologique dominant et les médias jouent un rôle essentiel..

Le champ idéologique dominant, un conditionnement à notre insu

« L’idéologie est bien un système de représentation : mais ces représentations n’ont, la plupart du temps rien à voir avec la « conscience » : elles sont la plupart du temps des images, parfois de concepts, mais c’est avant tout comme structures qu’elles s’imposent à l’immense majorité des hommes, sans passer par leurs « conscience ». [18]

La pensée d’un individu dépend, nous dit Louis Althusser, de son rapport au champ idéologique existant.

On pourrait dire, plus simplement et plus prosaïquement que la plupart de nos idées ne résultent pas d’une analyse personnelle, consciente, mais sont souvent des idées reçues découlant du « sens commun » [19]. Nous baignons tous dans un champ idéologique dominant [20].

Chaque individu a son propre système de valeurs, conscient ou inconscient. A partir de celui-ci il détermine le sens qu’il donne à sa vie et la nature des rapports qu’il entretient avec les autres. La conscientisation de ces valeurs est un enjeu essentiel pour la démocratie car elle détermine le degré d’autonomie de chacun par rapport à ce champ idéologique dominant. L’enseignement a, sur ce plan, un rôle fondamental, notamment au travers de disciplines comme l’histoire, la philosophie, l’économie (et les sciences « dures » quand l’esprit critique qu’elles requièrent ne s’applique pas exclusivement dans le domaine scientifique). Aucun pouvoir ne s’y trompe dans l’élaboration des programmes scolaires et la surveillance des contenus des manuels.

Les media : la censure invisible

C’est une évidence que les médias, le « 4e pouvoir » sont une composante majeure de ce champs idéologique dominant.

Au jour le jour, par le choix des faits exposés, la hiérarchie qui leur est donnée, les commentaires qui les accompagnent, on peut façonner les opinions et les esprits. L’objectivité n’existe pas. La seule exigence qui ne soit pas utopique est celle du respect des faits que tout journaliste doit avoir comme éthique. Au delà qui peut, à coup sur distinguer les faits significatifs des négligeables, qui peut déterminer l’importance de chacun d’entre eux et la place qu’il faut leur donner dans l’information fusse-t-il le plus honnête des directeurs de rédaction ? Chacun le fera en fonction de ses propres conceptions politiques, philosophiques, voire religieuses et il ne peut pas en être autrement et ceci dans le meilleur des cas, celui d’un service public de l’information réellement indépendant du pouvoir d’Etat et des puissances économiques. La seule exigence, la seule garantie que puissent avoir les citoyens est celle du pluralisme, de la diversité, tant dans le choix des faits que dans les commentaires. Non seulement nous en sommes très loin de ce cas idéal mais à cela se surajoute le poids grandissant des médias privés, entreprises se livrant à une concurrence acharnée entre elles dont le critère fondamental dans le choix et l’importance donnée aux faits est celui de l’audimat ou de la courbe des ventes. La ligne éditoriale et le choix du responsable de la rédaction sont toujours décidés par le propriétaire de l’entreprise qui vend ses informations.

Ce pouvoir médiatique n’est pas sans limite. Le rejet populaire et massif du système soviétique et des « démocraties populaires » malgré un système d’information totalement aux ordres du pouvoir montre bien qu’il perd toute influence quand la réalité vécue est trop différente de la « réalité montrée ». En France, le fait que la quasi-totalité des grands médias faisaient sans vergogne campagne pour le « OUI » n’a pas empêché les citoyens de dire « NON » à 55% au projet de Constitution européenne néolibérale de 2005.

Les citoyens ne sont pas des robots programmables à volonté, il leur reste toujours une part de libre-arbitre. Il est donc intéressant de voir, au niveau de l’individu, quels sont les facteurs qui guident ses choix politiques.

Comment se réalise le choix des électeurs ?

L’évolution des moyens de communication/propagande [21] a donné de plus en plus d’importance à la composante psychologique du vote qui fait la part belle à l’inconscient.

L’écrit s’adresse surtout à l’intellect. La qualité de l’écriture joue un rôle dans la compréhension du message, mais n’obère pas le fond de celui-ci.

L’oral s’adresse aussi aux sentiments. C’est ainsi qu’un excellent orateur peut soulever les foules en exprimant avec force ce que les assistants d’un meeting ressentent profondément. Certains discours radiodiffusés de Churchill ou de Gaulle en sont d’autres exemples. L’esthétique est un puissant facteur de conviction idéologique.

Avec l’audio-visuel nous sommes carrément dans la politique-spectacle à un tel point que les acteurs concurrencent les hommes politiques sur leur propre terrain (Reagan, Schwarzenegger, Yves Montand, Coluche). Tout compte : le maquillage, la façon de s’habiller, les gestes devant la caméra que les journalistes commentent avec délectation. Un simple gros plan peut « fusiller » un candidat. Les débats prennent l’aspect de duels spectaculaires, les « politologues » autoproclamés [22] sont plus diserts sur les « petites phrases » que sur les propositions et les programmes.

Dans les périodes électorales, le traitement réservé à chaque parti, à chaque candidat est fortement, voire scandaleusement inégalitaire. L’information privée n’est soumise à aucune contrainte autre que la sanction de ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Les règles concernant l’information publique sont complètement insuffisantes. L’égalité des temps d’antenne ne concerne que le temps de la campagne officielle, brève période avant le vote alors que la campagne réelle a débuté plusieurs mois avant son ouverture. La « pipolisation » a pour fonction de produire des modèles. Le passage des hommes politiques dans les émissions de variétés, les reportages sur leur vie privée, le rôle des épouses et de la famille dans la vie politique américaine et maintenant française relèvent de cette démarche qui nous les rend plus proches, plus sympathiques. Même si la « gloire » qu’ils en tirent est éphémère, elle peut suffire à faire gagner des élections.

Le rôle des partis : un crible imparfait

La plupart du temps, la candidature à une élection politique ne relève pas d’une simple décision individuelle : il faut, au préalable, être « investi » par un parti. S’il arrive que l’homme fasse le parti, dans le cas (rare) de leader « charismatique » comme de Gaule, pour le courant des hommes politiques, c’est le parti qui fait le candidat. Sur quelle base se fait la sélection ? Le rôle de « l’appareil » est déterminant, c’est lui qui choisit le candidat qui sera proposé aux militants, qui n’auront en fait que le droit d’entériner ou de désavouer le choix de l’appareil. Le candidat doit donc plaire à l’appareil et ne pas déplaire aux militants. Un courtisan ambitieux sait faire les deux. La conquête du pouvoir dans le parti est souvent le préalable à la conquête d’un pouvoir politique. Le risque est donc de sélectionner non pas le meilleur représentant et le plus convaincu des thèses dudit parti, mais le plus attiré par le pouvoir. Or, comme on le sait, l’appétit de pouvoir vient avec l’exercice de celui-ci et le pouvoir peut être corrupteur. De plus, si la situation des élus est diverse, peu attractive dans les petites communes ou c’est très souvent le dévouement qui est le mobile principal, celle des parlementaires est plutôt enviable. Salaire et surtout avantages en nature, indemnités diverses coûtent à la Nation plus de 25 000 € par mois et par parlementaire. [23]

La classe politique s’est profondément transformée et a donné naissance à des professionnels de la politique qui y font carrière comme on pourrait le faire dans n’importe quel autre domaine d’activité. Il arrive même que le mandat politique devienne, de fait, héréditaire et que se créé des « dynasties » sur plusieurs générations.

Les élections présidentielles faussent et appauvrissent la vie politique

Paradoxalement, ce qui peut apparaître comme une avancée démocratique importante, l’élection du Président de la République au suffrage universel n’a fait que renforcer le caractère de monarchie élective de la 5ème République et a appauvri considérablement la vie politique et le débat démocratique.

Cette élection nous positionne, qu’on le veuille ou non, dans l’idéologie du chef, celui qui sait, mieux que tout autre et mieux que tous les autres ce qu’il faut faire. La composante personnelle prend une dimension importante qui, pour certains électeurs, peut dépasser celle de son programme.
Jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas un seul candidat victorieux à l’élection présidentielle qui n’ait pas d’abord conquis le pouvoir dans son propre parti. Celui-ci a tendance à se transformer en parti de « supporters » inconditionnels, parti de « godillots » disait l’opposition à l »époque où de Gaule était président de la République. [24]

Ce type de scrutin majoritaire à deux tours, dont l’enjeu est fondamental pour l’avenir de la Nation nous conduit à concevoir la vie politique en mode binaire d’autant plus qu’elle se conjugue avec un mode de scrutin pour les législatives qui va dans le même sens. La synchronisation des deux élections qui subordonne les législatives au résultat des présidentielles [25] conforte encore lourdement cette tendance. Nous sommes de plus en plus exposés aux risques d’aboutir au modèle anglo-saxon d’une démocratie de façade d’alternances sans alternative

Le rôle des sondages

Les « instituts de sondages » ne sont, en rien des instituts. Ce sont des entreprises privées capitalistes fonctionnant selon les lois du marché. Ce constat ne met en cause à priori ni le sérieux des sondages, ni l’honnêteté des sondeurs, bien qu’un certain nombre d’avatars tendent à jeter le discrédit sur ceux-ci. Ces entreprises réalisent des sondages d’opinion pour le compte de leur client qui, après règlement, dispose du résultat et l’utilise comme bon lui semble, qu’il s’agisse de faire du marketing commercial …ou du marketing politique. Rien de scandaleux jusque là, il est prudent de connaître les opinions des consommateurs avant de lancer une production de masse, il n’est pas inutile de connaître l’état d’esprit des citoyens pour rendre plus pédagogique l’exposée de son programme.

Mais en période électorale ou pré-électorale il en va autrement. Il ne s’agit plus d’être « bon pédagogue » mais de mesurer les effets du discours et au besoin d’en modifier le contenu pour caresser les électeurs dans le sens du poil. Nous sommes purement et simplement dans la manipulation de l’opinion. Pendant un temps la publication des sondages électoraux (et non les sondages eux-mêmes) fut interdite en France. Cette précaution démocratique ne résista pas à la mondialisation libérale : sous prétexte que cette publication, interdite nationalement, pouvait se faire librement à l’étranger et être connue en France, au lieu d’interdire les sondages eux-mêmes, on autorisa à nouveau leur publication !

Dans le cas des élections à deux tours, en règle générale, au premier tour on choisit, au deuxième on élimine. Mais, dans les cas de l’élection présidentielle la publication des sondages, largement médiatisés, fait que l’on élimine dès le premier tour. [26] Les calculs électoraux conduisent bon nombre de citoyens à voter « utile » c’est à dire non pas pour le candidat qu’ils auraient préféré, mais pour celui qui est le plus proche de leur opinion et qui a le plus de chances de l’emporter, parce que les sondages l’ont classé parmi les 3 premiers.

« Démocratie représentative » ou « Démocratie délégataire » ?

Le pluripartisme, l’existence d’un Parlement, le suffrage universel sont trois critères de la démocratie dite « représentative ». Mais comme on l’a vu précédemment ceci ne suffit pas pour gouverner conformément à la souveraineté populaire.

Nos représentants parlementaires, même élus au suffrage universel, ne sont pas représentatifs du peuple qu’ils sont censés représenter. Le vote des citoyens n’implique pas en effet que les élus votent conformément à l’opinion de leurs électeurs. Ils votent « en leur âme et conscience » et en fonction des consignes de leur parti auquel ils doivent leur investiture.

En fait, les citoyens délèguent leur pouvoir aux élus qui décideront à leur place, sans aucune possibilité pour les citoyens de remettre en cause la décision ou le mandat qu’ils ont donné, véritable chèque en blanc pendant toute la législature.

Le terme « Démocratie représentative », consacré par l’usage est un abus de langage qui fait partie du champ idéologique dominant. En réalité, nous vivons dans une Démocratie délégataire de moins en moins démocratique de surcroit. Remarquons au passage que si le pouvoir politique s’arroge le droit de faire revoter les citoyens quand il estime qu’ils ont « mal » voté, la réciproque n’est pas vraie : si les citoyens estiment qu’ils ont mal choisi leurs élus, ils n’ont aucun moyen de provoquer de nouvelles élections.

La crise de la représentation

Toute notre vie démocratique, partis politiques, syndicats, associations, est organisée selon ce mode délégataire : une base –citoyens, membres- délègue ses pouvoirs à un conseil –Parlement, Conseil d’Administration, commission exécutive, comité national, etc…- lequel conseil délègue à un bureau qui a le pouvoir exécutif et la plupart du temps à un Président supposé « incarner » tous les membres ou citoyens. Ces matrices pyramidales s’emboitent, il y a des pyramides de pyramides, mais on en reste toujours à ce modèle pyramidal délégataire.

Il ne répond plus aux exigences. Aujourd’hui, chaque individu veut juger et décider par lui-même. L’élévation du niveau de l’instruction, les moyens modernes de communication et la multiplicité des sources d’information lui en donne la possibilité. Les militants ne s’identifient plus à leur direction, il n’est plus nécessaire de s’organiser pour agir. Il y a une crise du militantisme traditionnel qui se répercute sur les partis, les syndicats, les associations. Le fonctionnement de nombre d’entre eux n’est plus financé exclusivement, voire majoritairement par les cotisations des adhérents. Mais l’esprit de résistance ne disparaît pas pour autant. Il se manifeste par des mouvements quasi-spontanés qui, même si ils ont souvent l’allure d’un feu de paille, sont suffisamment puissants pour faire reculer le gouvernement sur des objectifs précis et limités. [27]

Le développement de la démocratie dite « participative » est une tentative de réponse à cette crise du mode de représentation traditionnel. [28] Cependant, si l’élu fait s’exprimer ses électeurs sur des sujet bien précis il garde intact le pouvoir de décision que lui a conféré son élection. Les citoyens sont consultés, mais ils ne participent pas à la décision. En fait, le champ idéologique dominant a encore frappé : on appelle « Démocratie participative » ce qui n’est en fait qu’une « démocratie consultative ».

Pour que « le pouvoir arrête le pouvoir » il faut redonner du pouvoir aux citoyens en trouvant des moyens de corriger les points faibles du suffrage universel que l’on a trop tendance à fétichiser. La relance du processus démocratique ne pourra avoir lieu sans une série de réformes profondes tant au niveau des institutions que des entreprises.

Notes

[1] Nous ne sommes plus très loin de la fameuse réplique imaginée par Berthold Brecht dans « La Solution » : « Ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? »
[2] A l’inverse, si le peuple n’est pas satisfait des dirigeants qu’il a élus, il n’a aucun moyen de provoquer de nouvelles élections !
[3] ATTAC « Démocratie et transformation sociale : 12 thèses pour la réflexion d’ATTAC »
[4] Ainsi au cours de la révolution iranienne de 1979, le peuple se débarrassa de la dictature du Shah, mais la constitution de la République Islamique déboucha sur un régime théocratique qui ne laisse pas une grande place à la souveraineté populaire.
[5] Hitler fut nommé Chancelier légalement en janvier 1933, alors que le parti Nazi né dans les années 1920 était le 1er parti d’Allemagne (avec plus de 30% de voix). Il fit dissoudre régulièrement le Parlement et les élections du 5 mars donnèrent 43,9% de voix et 228 sièges au parti Nazi, mais dans un climat de terreur et l’arrestation de 4 000 responsables communistes. Après invalidation de la centaine de députés communistes élus malgré cela, le 23 mars, le Parlement vota les pleins pouvoirs à Hitler par 444 voix contre 94.
[6] J C Bauduret « De l’abnégation révolutionnaire à la tyrannie » Avril 2008
[7] « Je ne vois pas comment il serait possible de dire aux français que la Constitution européenne est un acte majeur et d’en tirer la conséquence qu’elle doit être adoptée entre parlementaires, sans que l’on prenne la peine de solliciter directement l’avis des français. »
[8] Eric Halphen, « Sept ans de solitude » Ed Denoël, 2002 et Eva Joly « Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ? » Ed Les Arènes, 2003. Ces auteurs, chargés respectivement des dossiers des marchés publics d’Ile de France et « Elf » ont témoigné des conditions éprouvantes de leurs enquêtes, des pressions politiques et même des menaces d’attentat dont ils ont été l’objet.
[9] La Justice est constituée, selon le principe de la séparation des pouvoirs, de deux Institutions : Le Parquet, dépendant du Ministère de la Justice et l’Instruction, indépendante des pouvoirs publics.
[10] Les Présidents de France Télévision et de Radio France sont nommés en Conseil des ministres après avis conforme du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et accord du Parlement à la majorité qualifiée des 3/5es.
[11] Déclaration des droits de Virginie (1776), Déclaration des droits de l’homme et du citoyen françaises de 1789,1793, 1795, Déclaration universelle des doits de l’Homme de 1948.
[12] Il expliqua sur la fin de sa vie que sa fameuse formule « La propriété c’est le vol » ne s’appliquait qu’aux propriétaires terriens oisifs et que la propriété était nécessaire pour servir « de contrepoids à la puissance publique ».
[13] Aucune loi n’est à l’origine du contrat de travail. Ses bases sont jurisprudentielles. Tout au plus peut-on considérer que la déclaration de 1795 le reconnait par opposition à l’esclavage dans son article 15 : « Tout homme peut engager son temps et ses services, mais il ne peut se vendre ou être vendu ;(…) »
[14] L’expérience de l’économie sociale, du mouvement coopératif montre que si la propriété est juridiquement une source de pouvoir elle n’est pas la seules. Outre l’avoir, le savoir, s’il n’est pas partagé est aussi un moyen du pouvoir.
[15] Michaela Marzano : « Visage de la Peur » PUF
[16] Circulaire du premier ministre Michel Rocard du 26 Février 89 : La gestion « managériale du privé doit être introduite dans le secteur public afin de « restaurer la qualité et de s’ouvrir à la concurrence pour mieux servir le client »
[17] Déclaration des droits de l’homme de 1793.
[18] Louis Althusser « Pour Marx » Ed Maspéro, 1968
[19] Le vocabulaire que nous utilisons couramment est éloquent sur ce plan. Par exemple « LAmérique » ou « les américains » ne désignent pas, la plupart du temps s les continents américains du nord au sud ni ses habitants mais seulement les USA et ses habitants. Ces expressions sous-tendent l’hégémonie ambitionnée par les USA sur les deux continents depuis Monroe. Il en est de même quand nous désignons l’Union européenne par « Europe » ». L’expression « sauver la planète » nous fait perdre de vue que c’est la biosphère, dont dépend l’avenir de l’espèce humaine qu’il faut sauver. La planète terre a existé des milliards d’années avant l’apparition des hominidés et existera encore longtemps après la disparition des Cro-Magnon que nous sommes. Cette expression qui fait de l’homme une abstraction quasi-divine veillant sur le sort d’une planète relativise grandement l’urgence écologique.
Les expressions « Démocratie représentative » et « Démocratie participative » sont commentées plus loin.
[20] L’analogie avec un champ magnétique permet de mieux comprendre cette notion. On sait que l’on peut matérialiser les lignes de forces d’un champ magnétique dans un plan en dispersant de la limaille de fer sur une plaque de verre : chaque grain de limaille s’oriente suivant ces lignes de force. Suivant notre degré d’autonomie de jugement, notre esprit critique, nos esprits sont plus ou moins orientés par ce champ idéologique dominant.
Pour les « matheux », l’analogie avec un champ de vecteurs ou un champ de forces serait encore plus pertinente.
[21] « Propagande » a la même racine étymologique que « propager » et n’a pas le sens péjoratif de « fausse nouvelle » qu’on lui donne souvent. Elle suppose un émetteur d’une information ou d’une idée et des récepteurs qui peuvent à leur tour devenir émetteurs en direction d’autres récepteurs. La propagande est à sens unique. « Communication » vient du latin « communis » . Il y a « mise en commun » et possibilité d’échanges dans les deux sens. Jusqu’à l’avènement d’internet, tous les moyens d’information, presse écrite, radiodiffusée ou télévisée relevaient de la propagande et non de la communication. « Quand les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté » disait Confucius. Désigner par « communication » ce qui n’est que de la propagande ou de la publicité relève bien du champ idéologique dominant.
[22] Il n’existe pas à ma connaissance de diplôme de « politologie ».
[23] Voir le site www.parlement.fr, Assemblée Nationale, Connaissance de l’Assemblée, le statut des députés, l’indemnité et la situation matérielle et Le Sénat, connaître le sénat, le statut des sénateurs.
[24] A l’inverse de celui-ci se situe le parti de militants, attentifs à l’application du programme pour lequel ils se sont battus. Dans ce cas l’exercice du pouvoir est plus difficile, à moins de s’appuyer sur la volonté populaire qui en est à l’origine et qu’elle veuille bien se manifester car dans un démocratie l’illusion que le pouvoir a tous les pouvoirs est meurtrière pour la Démocratie. Cette illusion est sans doute pour une bonne part responsable des échecs de nombre d’expériences de gauche, notamment celle du Programme commun de 1981 ou de la Gauche Plurielle de 1997 en France. A l’inverse, l’échec du coup d’état contre Hugo Chavez au Venezuela en 2002 montre l’importance de l’irruption des masses populaires sur la scène politique.
[25] Résultat d’un accord Lionel Jospin-Jacques Chirac, respectivement 1er ministre et Président de la République, mais surtout représentants l’un et l’autre les deux partis dominants de la vie politique française.
[26] « La surprise électorale, paradoxe du suffrage universel », Olivier Dabène, Michel Hasting et Julie Massal, Ed Karthala, 2007.
[27] Jacques Ion « La fin des militants ? » Ed de l’atelier.1997
[28] Philippe Dujardin. Interview de Catherine Foret, 29 mars 2007.