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Mépris et reconnaissance formelle, le cas des Français d’origine non européenne

Adda Bekkouche

samedi 19 avril 2014, par Groupe Société-Cultures

Plan
1 – Spécificité de la condition politique des Français d’origine non-européenne
2 – Les Français d’origine non-européenne : Français ou immigrés ?
3 – La délégitimation politique des Français d’origine non-européenne
4 – La pluralité, condition de la cohésion collective et du bien commun
5 – Sous-représentation institutionnelle et inégalité de condition politique
6 – Sens de la condition politique des Français d’origine non européenne

La sous-représentation des Français d’origine non européenne au sein des instances publiques de délibération et de décision et, plus largement, de l’espace public constitue, après celle des femmes, le point culminant des différentes ségrégations à l’œuvre dans la société française. Fondamentalement, leur mal-représentation n’est pas sans poser d’innombrables problèmes aux idéaux de justice et de démocratie et s’explique par le rapport de la société politique à ces populations. Ce rapport est conditionné par la singularité de ces populations, dont la caractéristique principale est leur origine non-européenne. Les représentations de ces populations par les agents du système politique français et, aujourd’hui, les limites de ce dernier vont influer fortement sur leur condition politique, une condition inférieure, donc de subalternes.

1 – Spécificité de la condition politique des Français d’origine non-européenne   

Entre la fin de l’empire colonial français et le début des années 1980, la question de la communauté nationale française semblait se poser en termes, a priori, simples. Les Français étaient constitués de population, en grande majorité européenne et chrétienne. Les autres populations vivant sur le sol français sont constituées d’immigrés issus en grande partie des anciennes colonies. Les premiers bénéficiaient du plein exercice de la citoyenneté française, c’est-à-dire des droits politiques correspondants. Pour les autres, considérés, ou plutôt représentés dans leur totalité, par l’opinion publique et la société politique comme des étrangers, l’effectivité de leurs droits politiques ne se posait pas. Pourtant parmi eux, il y avait un nombre important de Français. Ce fait fit irruption à l’automne 1983. Répondant à des violences policières contre des jeunes gens, enfants d’immigrés, des révoltes urbaines explosèrent aux quartiers dits des Minguettes à Vénissieux en région lyonnaise. Une Marche pour l’égalité et contre le racisme s’en est suivie. Elle draina plus 100 000 personnes. D’autres manifestations et revendications suivirent, qui attestèrent de l’existence d’une catégorie de population qui accepte de moins en moins la condition sociale, économique et urbaine inférieure dont ils sont l’objet.
Ces catégories de populations spécifiques - que d’aucuns qualifieront de communautés - vont subir de plein fouet la crise économique et la désindustrialisation. Au chômage de masse vont suivre les problèmes d’insertion sociale et de ségrégation territoriale. Malgré et parallèlement à ces crises, ces populations vont s’enraciner en France, favorisant ainsi un pluralisme culturel de plus en plus important de la société française. Alors que ce pluralisme de la société n’est pas contraire aux valeurs et principes politiques de la France, les populations qui en sont les auteurs, du fait de leurs caractéristiques exogènes, font l’objet d’une condition inférieure dans le domaine politique. En d’autres termes, en plus de leur condition sociale et urbaine, leur condition politique se trouve également infériorisée par rapport à celle du reste des Français. On assiste-là à une double inégalité : socio-économique et politique.
Il s’ensuit que le domaine politique et l’espace public en général sont peu représentatifs de ces populations que l’on qualifiera ici de Français d’origine non-européenne, car leur caractère non-européen est leur dénominateur commun. La condition politique de ces Français est ainsi déterminée en partie par ce caractère, impensé certes mais qui est à l’œuvre dans leur différenciation par une partie du corps social. Dans cette perspective, traiter de la condition de ces Français, revient à s’interroger sur leur place au sein de la société, leurs rapports avec les autres composantes, leur participation à la conduite des affaires publiques, donc le degré de leur appartenance à la collectivité politiquement constituée. Au-delà du cas français, c’est aussi s’interroger sur les sociétés modernes et de ce qui est constitutif de la collectivité politique, la caractérise, la définit, la structure, l’organise, bref ce qui lui donne sens. À travers l’analyse de la condition politique d’une catégorie de population, on peut être éclairé sur une partie de l’ensemble complexe du problème de la cohésion des sociétés modernes. Qui prétend en faire partie ? À qui reconnaît-on, qui peut ou doit-il reconnaître, selon quelles conditions et modalités, cette appartenance ?
Nous postulons que la condition politique des Français d’origine non-européenne est le produit de la mobilité des personnes et, par voie de conséquence, du pluralisme des sociétés contemporaines. Mais plus fondamentalement, au regard des rapports, d’hier et d’aujourd’hui, qui structurent les relations entre ces populations et la société française dans son ensemble, cette condition est déterminée par l’histoire et les représentations françaises de l’altérité.
Au regard de ces considérations, notre propos s’articule à partir d’une idée centrale, corroborée par des faits historiques et des institutions : la mal-représentation est le résultat d’un processus fondé sur des représentations faisant de l’Europe le « monde » supérieur et central par rapport à tous les autres, notamment ceux qui sont convoités par elle et encore plus ceux qui lui résistent, notamment l’Orient (1). L’Européen est, dans ce contexte, le seul sujet doué de raison ou tout au moins de raison supérieure, donc le seul pouvant accéder à l’humanité. Cette supériorité supposée s’exerçait sur des espaces et des individus extérieurs à l’Europe. Aujourd’hui, dans tous les pays d’Europe occidentale, celle qui décréta sa supériorité aux autres, des non-Européens y vivent. Alors que partout dans cet espace, il est proclamé la plénitude des droits politiques à tout être humain majeur disposant de la citoyenneté européenne, certains ne sont pas reconnus comme des citoyens à part entière et sont, de ce fait, absents de la représentation dans l’espace public. Ce sont surtout les représentations et constructions culturelles qui les rendent ainsi inaptes à l’exercice des responsabilités publiques. Ce qui n’est pas sans rappeler dans le passé le déni d’humanité de la part des Européens vis-à-vis des Amérindiens et Africains et autres Aborigènes. Aujourd’hui, on se trouve face à une contradiction : si durant des siècles l’européocentrisme a agi hors d’Europe, vis-à-vis de groupes humains non-Européens et vivant en dehors de l’Europe, aujourd’hui il est à l’œuvre au sein même de l’Europe. En effet, dans le passé ce traitement particulier des non-Européens obéissait à une logique « institutionnelle », qui était « normale », car socialement acceptable et acceptée. Aujourd’hui, du fait que des non-Européens, vivant en Europe, donc à l’intérieur d’elle-même, subissent un traitement similaire à leurs ancêtres, alors qu’ils sont juridiquement européens, constitue une certaine forme de « suicide » politique. Le progrès dans la reconnaissance de droits fondamentaux et politiques fait que cette contradiction devient de plus en plus insupportable et antagonique. Ce schéma s’applique en grande partie à la France dans ses relations avec ses citoyens d’origine non-européenne. Mais loin d’évoluer vers une reconnaissance effective, le recul relatif du mépris, comme politique (2), à l’égard des Français d’origine non-européenne n’a pu donner lieu, à ce jour, qu’à une reconnaissance formelle.
Ces aspects posent des questions de l’ordre de la philosophie politique et sociale en lien étroit avec les problématiques de reconnaissance et de pluralité. La condition politique des Français d’origine non-européenne questionne le modèle politique occidental et ses fondements. Sa prétention à l’universalité produit des valeurs, des principes et droits humanistes. Avec l’avènement du citoyen moderne, il porte en lui les germes de la remise en cause de cette supériorité de l’Europe. C’est le sens des luttes du 20ème siècle qui mettent en exergue ses contradictions et finissent par les indépendances des pays anciennement colonisés. Ce sont ces valeurs et principes qui seront à l’œuvre, aussi durant les années 80 et 90, portés par les enfants d’anciens colonisés, devenus Français, pour conquérir la plénitude de leurs droits politiques. Cette évolution constitue pour les Français d’origine non-européenne un progrès partant d’une forme de négation de leur citoyenneté du déni à une forme de reconnaissance à la marge.
Enfin, la période actuelle où le principe d’égalité, grâce notamment à la quête - au désir ? - de démocratie et de reconnaissance, suppose une effectivité de la citoyenneté et des droits politiques, notamment en matière de conquête du pouvoir de tous ceux qui le veulent et d’accès des plus aptes aux responsabilités publiques, y compris des Français d’origine non-européenne. Ce processus est loin de produire des résultats tangibles, quant à l’effectivité de cette égalité sur le plan politique. Ces considérations renvoient à une hypothèse selon laquelle le processus d’émancipation des Français d’origine non-européenne est encore inachevé et nous met en présence au pire d’une reconnaissance formelle et au mieux d’une mal-représentation.

2 – Les Français d’origine non-européenne : Français ou immigrés ?

De par la condition qui les caractérise, la grande majorité des Français d’origine non-européenne, bien que juridiquement français, sont assimilables aux étrangers ou immigrés. Leur quasi-absence de l’espace public s’explique, en partie, par leur condition qui est due, en partie, à leur image, c’est-à-dire, aux stéréotypes, clichés et représentations sociales (3) que se font d’eux les autres membres de la société. Ces représentations sont historiquement marquées. En d’autres termes, le rapport de l’ensemble social et culturel français aux Français d’origine non-européenne est ambivalent, voire ambigu. Hier esclave, indigène ou rebelle, aujourd’hui travailleur immigré ou “ intéressé par les avantages que lui procurerait ” l’Etat-providence, ce rapport n’est pas empreint d’un sentiment d’égalité. En effet, les représentations sociales et culturelles françaises ont longtemps considéré l’immigré - et le Français d’origine non-européenne - uniquement comme un travailleur, qui va donc demeurer en France un temps déterminé, ensuite retourner dans « son pays ». En sa qualité de travailleur, sa présence en France se justifie par son utilité économique. Il est donc toléré le temps de cette utilité. Lorsqu’une partie importante du corps social considère que celle-ci ne se justifie plus, sa présence sur le territoire français peut être remise en cause politiquement, socialement et juridiquement. C’est dans cette optique, qu’il est qualifié de travailleur immigré (4). La terminologie désigne donc bien une réalité du passé et une condition à laquelle est assigné l’immigré aujourd’hui, pourtant cette perception ignore son projet de vie. Pour ces raisons et d’autres, l’immigré et sa descendance, quoique Français dans bien des cas, sont perçus comme des étrangers, donc des non-citoyens, et de ce fait exclus de la communauté politique, et par conséquent n’ayant pas les aptitudes nécessaires d’assumer des responsabilités publiques. Je postule ainsi que l’absence de représentation institutionnelle de ces populations, dénote bien, à la base, une absence de reconnaissance valorisée, voire un déni de valeur à leur endroit. C’est ce rapport qu’entretient la société française avec l’immigration qui, même lorsque la citoyenneté française leur est reconnue, ces représentations dévalorisantes aboutissent à minorer leur capacité à assumer des responsabilités collectives.
La condition politique de ces populations renvoie aux différents modes de reconnaissance distingués par Hegel et développés notamment par Axel Honneth. Ces modes relèvent de trois sphères, affective, juridique et de la solidarité, et contribuent respectivement à la confiance en soi, au respect de soi et à l’estime de soi (5). Réciproquement, « un tel examen montre qu’à ces trois modes de reconnaissance correspondent trois types de mépris, qui, par les réactions qu’ils suscitent chez l’individu, peuvent jouer un rôle dans la naissance des conflits sociaux (6). » Dans cet ordre de raisonnement, l’absence de reconnaissance aboutit au déni de dignité. D’ailleurs la lutte des populations qui font l’objet de telles représentations se situe bien dans cette perspective. Ainsi, leur lutte pour la reconnaissance, n’a pas pour objet une quelconque affirmation de leur supériorité, « mais le désir d’échapper au mépris, et précisément contre l’affirmation inégalitaire d’une supériorité. Justes ou ethniquement recommandables sont les sociétés qui permettent à leurs membres d’accéder à cette triple reconnaissance et d’échapper ainsi aux trois formes de mépris (7). »
Mais comment accéder à cette reconnaissance, lorsque les représentations sociales sont précisément basées sur l’affirmation inégalitaire d’une infériorité de l’immigré proche et si lointain, donc inconnu ou méconnu, car non-reconnu. Cette présence, accompagnée d’une méconnaissance, est motif à inquiétude et crainte, bouclant ainsi la boucle (8).
On observe donc la reproduction des représentations négatives, qui sont attachées à une catégorie sociale, y compris donc sa descendance. Concernant les Français d’origine non-européenne, ces représentations s’accompagnent d’un mépris donnant lieu à leur disqualification sociale et leur délégitimation politique.

3 – La délégitimation politique des Français d’origine non-européenne

La reconnaissance des groupes sociaux se traduit par une présence, certains diront, s’agissant de minorités, d’une visibilité, dans l’espace public. Ce n’est pas le cas aujourd’hui des Français d’origine non européenne. Cette méconnaissance, si elle est multiforme -notamment sociale, économique et politique-, est vécue comme et traduisant une injustice. Et précisément, selon Emmanuel Renault, c’est en raisonnant du point de vue de l’institution et depuis elle qu’il faut identifier les effets de reconnaissance ou de méconnaissance produits sur les individus, en distinguant la reconnaissance dépréciative (qui peut prendre trois formes : l’attribution d’un statut inférieur, la disqualification ou la stigmatisation), le déni de reconnaissance (méconnaissance ou invisibilité) et la reconnaissance fragmentée. « Prendre au sérieux la dimension institutionnelle permet de passer d’une théorie des institutions comme expression de la reconnaissance à une théorie des institutions comme constitution des relations de reconnaissance (9). » Dans cette perspective, l’absence de représentation institutionnelle des Français d’origine non-européenne nous éclaire sur les mécanismes de l’injustice qui caractérisent leur condition politique. Mais qui doivent-ils représenter ? Eux-mêmes, l’ensemble des Français, les deux ?
Par représentation institutionnelle ou politique nous entendons gouvernement représentatif avec toutes les interprétations, voire les limites que cela suppose (10). Là aussi, il est important de s’appuyer sur la pensée de Hannah Arendt pour saisir l’étendue et la complexité du politique. De même que dans la triade travail, œuvre et action, cette dernière est importante, dans la distinction public, privé, constituant l’autre idée centrale de sa Condition de l’homme moderne, le premier terme explicite le politique. Hannah Arendt rappelle que le mot « public » désigne deux phénomènes liés l’un à l’autre mais non absolument identiques : il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Dans un second lieu, le mot public désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. En ce sens, « le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres (11). »
Ce domaine est la sphère de la solidarité par excellence et est ouvert à tous les membres de la société. C’est aussi une sphère organisée. Le concept de représentation politique contribue à cette organisation. Il constitue le principe de la participation et donc le critère d’appréciation pour assumer la responsabilité des affaires publiques. C’est la question de l’incarnation du pouvoir politique en tenant compte des composantes de toute la population qui est posée. Comment traduire en termes de pouvoir la représentation de l’ensemble des composantes de la collectivité ? La souveraineté collective, donc du peuple, peut-elle surmonter cette difficulté en termes de gouvernement ? De ce fait, la seule forme de pouvoir connue, qui corresponde au respect de ces principes, est la démocratie.
A ce stade, se pose une autre question des plus redoutables, celle du choix entre démocratie représentative et démocratie directe (12). La dernière étant difficile à faire appliquer, à moins d’un modèle utopique d’autogestion, reste la solution « réaliste » de la démocratie représentative. En France, comme dans toutes les démocraties modernes, le choix s’est portée sur la démocratie représentative, qui est un régime politique dans lequel la volonté des citoyens s’exprime par la médiation de représentants élus qui, incarnant la volonté générale, votent la loi, et contrôlent, dans certaines conditions, le gouvernement.
La démocratie représentative suppose que ceux qui gouvernent soient investis par des procédés démocratiques, c’est-à-dire par le système de la représentation, dès lors qu’il s’agit de responsabilité politique. Lorsqu’il s’agit de « responsabilité administrative », ce sont d’autres voies qui sont utilisées, par exemple les titres académiques, l’examen ou le concours. Dans un cas, c’est le choix du peuple qui serait a priori le plus juste et dans l’autre cas, ce sont des experts qui jugent les connaissances et les compétences des prétendants aux charges publiques selon des critères d’appréciation égaux pour tous.
On observe donc que la démocratie représentative est celle qui, sur le plan formel, répond au mieux à l’intérêt général. Les règles a priori édictées avec l’accord majoritaire des représentants de la collectivité permettent de veiller au respect de l’intérêt de tous, le système, ainsi élaboré et appliqué, a une prétention universelle. Se pose alors le problème des particularismes et des revendications des groupes qui les incarnent, dès lors que le système ne les reconnaît pas. Ces phénomènes posent ainsi question à la démocratie représentative.
A cela, il faut ajouter un autre phénomène. La démocratie représentative est attaquée par une autre forme de démocratie, qui est un nouveau mode d’influence sur les gouvernements. Il s’agit de la démocratie dite d’opinion, sous-entendu l’opinion publique (13). Aujourd’hui à travers elle, en raison de la multiplicité des médias écrits et audiovisuels, de nombreux problèmes inédits et complexes sont ainsi posés. Qu’il s’agisse de leurs écrits et programmes ou de la confusion des genres qui prévaut dans la propriété et la gestion de certains d’entre eux, les messages qui sont délivrés au grand public, faute de pensée critique, ne concourent pas souvent à la formation d’une conscience politique et au développement de la capacité de jugement. Ceci provoque une situation telle que ce que l’école et les organisations collectives qui contribuent à la formation du jugement est en partie défait par certains médias. En raison des dernières évolutions concernant l’audience et la place qu’occupe notamment la télévision, certaines formes d’information, compte tenu de leurs caractéristiques, tant elles relèvent de l’émotion et de l’immédiat, portent atteinte à l’essentiel des efforts fournis par des institutions de la collectivité pour l’inculcation des valeurs d’intérêt général et de l’esprit critique (14). Entre, ce qui est particulièrement problématique, c’est l’imbrication des intérêts et fonctions sociales, pour ne pas dire l’alliance subjective qui se répand entre mondes politique, économique et médiatique. Certains médias proclament haut leur qualité d’« appareil idéologique (15) » du système économique, voire de groupes industriels et financiers particuliers (16). On peut se poser la question sur l’aptitude à gouverner de ceux qui sont aux affaires et ne condamnent pas explicitement le message de ces media, dans la mesure où gouverner nécessite de se soustraire aux intérêts particuliers. Pour que les décisions soient conformes à l’intérêt général et au bien commun, donc au plus grand nombre possible et de manière durable, il est indispensable de se soumettre à la morale au sens aristotélicien et kantien (17). En d’autres termes, la représentation démocratique juste suppose aussi une démocratie de jugement, par opposition à la démocratie d’opinion (18).
Pour ne pas perdre de vue la demande d’une plus grande représentation au sein des institutions publiques de ce qu’on appelle, de manière raccourcie, les minorités visibles19, doit-on la considérer comme relevant de la démocratie d’opinion ou comme une expression particulière non contraire au principe d’universalité et à l’intérêt général, et donc relever de la démocratie représentative ? La deuxième option nous semble pertinente au regard de la théorie de la justice et de la théorie de la reconnaissance. Toute la question est de savoir comment l’appréhender.
Ainsi, le problème en matière d’exclusion des Français d’origine non-européenne se situe-t-il avant même l’entrée dans la représentation institutionnelle et l’espace public ? Alors quels sont et comment qualifie-t-on les mécanismes qui écartent ces populations du principe d’égal accès aux responsabilités publiques ? S’agit-il d’actions réfléchies, préparées et concertées, auquel cas cela serait un système où il s’agit d’une série et succession de pratiques, dont l’ensemble n’est ni réfléchi ni volontaire, auquel cas on serait en présence d’un processus. En d’autres termes, s’agit-il d’un processus, c’est-à-dire d’une « suite continue et ordonnée de faits ou d’opérations présentant une certaine unité ou se reproduisant avec une certaine régularité […qui] n’implique pas de normes » ou d’un système, c’est-à-dire, d’un « ensemble de moyens matériels et de procédés techniques destinés à obtenir un avantage ou à obtenir des succès (20). »
Nous pensons que le phénomène de non-représentation des Français d’origine non-européenne au sein des institutions publiques est le résultat d’addition de pratiques dues aux représentations, au conservatisme, aux ambitions personnelles de ceux qui détiennent le pouvoir, à l’insuffisante prise en compte de l’aspiration à la démocratie, etc., constituant ainsi un processus cohérent de mise à l’écart de ces populations des responsabilités publiques. Comme ces pratiques touchent certaines catégories de Français et posent le problème en termes de non-reconnaissance de nature politique, cette fois-ci, elles relèvent d’une discrimination qui s’appuie sur un processus de délégitimation politique.
Mais nous observons aussi que les revendications des Français d’origine non-européenne pour une représentation au sein de l’espace public se fondent sur l’appartenance à la communauté française. Nous considérons, du fait de leur exclusion des responsabilités publiques, que cette qualité ne leur est pas pleinement reconnue aujourd’hui. De ce fait, n’est-ce pas un ethnocentrisme, excluant de la sphère politique les populations porteuses d’une singularité, notamment celles ayant des caractéristiques ethniques et culturelles non-européennes, qui est à l’œuvre ? En raison d’une citoyenneté de seconde zone la lutte (21) menée par ces populations et pour ces populations, à l’instar de leurs parents dans leur lutte contre le colonialisme et un droit particulier en vigueur durant longtemps, est fondé sur des valeurs et des principes politiques et juridiques issus des Lumières, leur permettant ainsi de revendiquer une juste reconnaissance de leur appartenance à la collectivité nationale. Mais comme celle-ci tardait à venir, ils se sont exprimés contre cet état des choses de manière souvent désordonnée. Aujourd’hui, avec, d’une part, l’avènement de la parité homme- femme et la pression de l’Union européenne et, d’autre part, le discours des appareils politiques et certaines nominations ministérielles, doit-on considérer qu’une nouvelle étape est franchie, allant dans le sens d’une juste reconnaissance de leur place au sein de la collectivité ? Les multiples expressions de dénonciation de cette non-reconnaissance politique de la part des Français d’origine non-européenne et les tentatives d’organisation de leur action collective, grâce à la sensibilité, de plus en plus palpable des opinions publique et politique, aux méfaits de la discrimination en général ouvre, semble-t-il, cette perspective. L’objet de la présente contribution s’appuiera sur une approche, en grande partie, explicative en exposant les raisons de l’action des acteurs. Mais l’ambition est également cognitive et herméneutique en tentant d’élucider le sens produit par les acteurs eux-mêmes (22). De ce fait, pour nous la politique s’inscrit dans la conquête et l’exercice du pouvoir politique. A cela, il est utile d’ajouter la signification ou le sens de cette activité : pourquoi fait-on de la politique et exerce-t-on le pouvoir politique ? Par désir de compétition ou par volonté de servir les autres ? C’est là où la question de la condition politique des Français d’origine non-européenne se pose de différentes manières. Dans le premier cas, la compétition justifie la politique et l’exclusion de ces populations. Si la politique est l’action pour l’intérêt général ou le bien commun, l’exclusion de ces populations est illégitime. Bien évidemment, c’est la deuxième conception qui prévaut dans notre approche. Et dans ce cas, l’absence de pluralité fait que la condition politique de ces populations est anormale, voire injuste et éthiquement intenable pour la cohésion de la collectivité.

4 – La pluralité, condition de la cohésion collective et du bien commun

En dépit d’un ethnocentrisme prôné par de nombreux idéologues, la diversité ethnique et culturelle de la nation française est depuis quelques décennies une évidence. Pourtant, le concept de nation à la française recèle, sous certains aspects, une forme d’ethnocentrisme. Ce dernier est une conception du monde qui fait du groupe humain d’appartenance le centre de tout. Toutes les autres communautés ou sociétés humaines « sont appréciées par rapport à sa propre entité et donc ses propres valeurs (23). »
La condition politique des Français d’origine non-européenne s’explique en grande partie par les effets et dérives du concept de nation, notamment le nationalisme français qui s’apparente à une sorte de « francocentrisme » et qui n’est qu’une forme d’européocentrisme. Notons que la condition politique des Français d’origine non-européenne est même déterminée par cette dérive. Nous savons que la nation, en tant que collectivité politique, est affaire d’histoire ou de passé, de présent, dans l’expression d’une volonté générale - en fait majoritaire - sur les conditions d’u vivre ensemble. Dans cette optique, c’est aussi vision d’avenir de la société considérée. Selon que l’on accorde de l’importance au premier ou au dernier terme, ladite collectivité sera moins ou plus ouverte. Aussi, tant que le contrat portant sur le projet, c’est-à-dire l’avenir, ne prime-t-il pas sur la conception de la nation, le nationalisme, voire l’ethnicisme prend le dessus sur sa définition, réduisant par-là, explicitement ou implicitement, les droits politiques des composantes de la société considérées comme exogènes. Une telle conception de la collectivité ne tolère pas certaines spécificités ou des particularismes et, de ce fait, finit par exclure de la communauté nationale les groupes qui en sont porteurs. Il s’agit en somme de la recherche d’une homogénéité, qui est aujourd’hui irréalisable.
En effet, la diversité culturelle, ethnique, religieuse se généralise dans de nombreuses parties du monde, notamment en Europe occidentale, et fait perdre aux sociétés l’homogénéité dont elles s’étaient relativement caractérisées jusqu’à ces dernières décennies. En cela, l’hétérogénéité des sociétés met en cause les principes et conditions classiques d’appartenance. Pourtant, il est important de penser d’autres modes de cohésion. Cette diversité doit être traduite en concepts politiques permettant la cohésion. Donc comment dépasser l’alternative des communautés, voire des individus, ou de la collectivité. Le concept de pluralité développé par Hannah Arendt permet d’accorder une place centrale aux notions de bien public et d’amor mundi (24) en favorisant ainsi l’option de la communauté tout entière. En cela la notion de pluralité est particulièrement prometteuse. Aussi pour revenir au cas de la France, la notion de pluralité est préférable à celle de diversité utilisée aujourd’hui comme donnée et principe de philosophie politique. 

5 – Sous-représentation institutionnelle et inégalité de condition politique

La sous-représentation des Français d’origine non-européenne dans l’espace public confirme leur inégalité de condition politique. Cette situation est contraire aux fondements constitutionnels et porte atteinte aux valeurs et principe d’égalité. En effet, quelles que soient les modalités de choix des personnes appelées à assumer des responsabilités publiques, elles doivent être égales pour tous. Dans les démocraties modernes, les deux modalités de choix pour assurer les charges publiques sont l’élection et l’examen. Dans le premier cas, c’est le peuple qui choisit, alors que dans le second, ce sont des experts, mandatés à cet effet, qui apprécient les connaissances et les compétences des prétendants. Cette appréciation de l’aptitude est ainsi fondée sur des critères de jugement supposés égaux pour tous. A ce stade, pour l’un et l’autre mode de choix, l’égalité de traitement s’applique. Qu’en est-il des étapes antérieures ? Si le même principe d’égalité de traitement a été appliqué, tous les prétendants potentiels ont pu ou peuvent prétendre arriver à ce stade. Si ce n’est pas le cas, tous ne peuvent prétendre y parvenir. Dans cette hypothèse, la question est de savoir pourquoi tous n’y ont pas pu y arriver ? A-t-on accordé à tous le bénéfice égal des mêmes conditions ? En conséquence, faute de cette condition d’égalité, on se trouve en présence d’une injustice. C’est le cas des Français d’origine non-européenne qui, au sein du champ politique, en particulier, et de l’espace public, en général, ne bénéficient pas de cette égalité de conditions.
Cette problématique renvoie concrètement à leur insuffisante représentation au sein des institutions publiques. De l’exclusion à la discrimination politiques, puis de la sous-représentation à, aujourd’hui, la mal-représentation politiques, l’écart entre les principes constitutifs du système politique et de ses résultats, en termes d’éligibilité et d’élection, constitue la caractéristique principale de la condition politique de ces Français. La quête de reconnaissance (25) qui sous-tend la recherche de leur représentation politique, depuis près de trois décennies (26), éclaire sur cette condition. Mieux encore, grâce à ce concept, utilisé en tant que valeur, il est possible de mesurer que, en dépit des progrès réalisés par les Français d’origine non-européenne, dans leur quête d’émancipation politique, leur condition correspond toujours à celle de subalternes.
En effet, depuis le début de leur lutte pour l’effectivité de leurs droits politiques, les Français d’origine non-européenne ont été successivement traités par les appareils et le personnel politiques, au gré des besoins de ceux-ci ou de la pression de l’opinion publique, avec condescendance (1983-1989), indifférence (1990-2001) et une certaine insistance (2002 à 2008). Depuis 2009, la méfiance envers ces Français et les étrangers non-Européens ne cesse d’augmenter, notamment en raison de la montée de la « musulmanophobie » (27), entretenue par certains appareils politiques et encouragée par les derniers gouvernements de droite. Bref, malgré un intérêt exprimé pour cette question dans la durée cela ne dénote pas un progrès notable.
Par ailleurs, cet échec nous semble également résider dans l’incapacité, subie ou entretenue par les acteurs concernés, donc au premier chef les Français d’origine non-européenne, de s’allier avec les organisations sociales de “ droit commun ” et autres mouvements de lutte pour l’émancipation. C’est à ce niveau que les intérêts de différentes catégories sociales ou politiques doivent converger vers des objectifs communs. Il est certain que si les revendications des Français d’origine non-européenne se cantonnaient uniquement à la reconnaissance de leurs droits politiques, le combat est perdu d’avance, car il souffrirait d’un manque de cohérence et d’éthique portant, en retour, atteinte à leur aspiration d’émancipation. Dans cette perspective, le combat doit s’inscrire dans une optique de citoyenneté politique et sociale. Politique car il doit être lié aux nouvelles conquêtes de citoyenneté liée à la ville, à l’environnement, à la culture… et aux droits des dominés, précaires et démunis. Cette dimension ne doit pas faire perdre de vue aux « élites » issues de l’immigration que leur combat ne doit pas être déconnecté de la lutte des femmes, des immigrés et des chômeurs, notamment dans la lutte des premières pour la parité et celle des seconds pour la reconnaissance égale de leurs droits fondamentaux, notamment en matière de liberté de circulation et de leurs droits en tant que travailleurs. Plus encore, leur lutte doit être liée à celle de tous les « sans » (sans logement, sans emploi, sans papiers, sans soins…)
Force est de reconnaître que cette différenciation dans la lutte n’est pas exclusivement le fait des Français d’origine non-européenne. En effet, les organisations collectives de droit commun et les partis politiques sont souvent prisonniers de leur vision « catégorielle » et donc partielle des luttes. Pire encore, certaines organisations collectives et tous les partis politiques sont prisonniers d’une vision européocentrique, relevant d’un universalisme européen à prétention universaliste, alors qu’il ne constitue pas dans ses déclinaisons pratiques l’universalisme. Cet universalisme-là a un énoncé généralisant mais il n’est pas généralisant dans toutes ses expressions et manifestations. En portant mieux les revendications de ces Français, l’universalisme de combat de ces organisations contribuerait à le rendre plus authentique. D’ailleurs, l’intégration des revendications de ces populations à leurs luttes ne peut que bénéficier à tous. Ce combat commun à tous les dominés est, selon Frantz Fanon, essentiel, car « ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total, se fera avec l’aide décisive des masses européennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la belle au bois dormant28. » Ainsi, l’un des problèmes principaux réside-t-il dans le différencialisme exacerbé par les dominants, notamment les derniers gouvernements de droite (29), et entretenu par les dominés eux-mêmes. Or ces derniers doivent le surmonter pour faire valoir leur cause commune, l’émancipation.
Ces éléments montrent que, malgré la prise de conscience et l’action des dominés, le progrès est seulement apparent et le système de domination n’est jamais à court de stratégies pour contrer les luttes pour l’émancipation. De ce fait, les campagnes soutenues par le complexe médiatico-économico-politique et basées sur des terminologies, mots d’ordre, slogans n’ont pas permis l’amélioration substantielle de la condition politique des Français d’origine non-européenne. L’intégration, le multiculturel ou l’interculturel et, aujourd’hui, la diversité ou les minorités visibles sont souvent des mots qui cachent mal l’échec du système, dont les structures reproduisent la domination sous des formes variées, sexuelles, sociales, culturelles ou ethniques.
La problématique de la "diversité", sans qu’elle en rende compte, renvoie à une domination exacerbée, à travers la minoration d’une catégorie de population. Aussi, doit-on lui préférer le concept de parité de participation. C’est la revendication d’être reconnu en tant que pair. Le combat social devrait aussi avoir cet objectif.
L’intérêt de ce débat est justement de faire reconnaître que le combat qui vaille est celui de l’égalité sociale, et dans ce combat celui des Français d’origine non européenne mérite une attention particulière car il concentre les deux dimensions sociale et ethnique (ou culturelle, voire religieuse).
Toutefois la lutte politique ne doit pas avoir comme objectif la reconnaissance formelle, comme c’est le cas avec le dernier gouvernement de droite. La reconnaissance effective doit avoir comme fond la remise en cause du système inégalitaire. Ce qui suppose l’unité de combat de tous les "sans".

6 – Sens de la condition politique des Français d’origine non européenne

Nous avons tenté par la présente contribution d’expliquer les facteurs objectifs et symboliques dans la formation de la condition politique des Français d’origine non-européenne. A travers l’analyse des rôles et fonctions des systèmes de domination et de leurs acteurs, notamment de ceux qui font l’objet de domination, nous avions également pour ambition de procéder selon une approche compréhensive et herméneutique en vue d’éclairer le sens produit par ces acteurs eux-mêmes (30). Pour nous ce sens, souvent implicite, était la recherche d’autonomie et d’émancipation. En effet, lorsque l’aspiration des dominés à l’émancipation n’est pas très explicite, il n’est pas aisé de l’analyser. De plus, il ne suffit pas qu’il y ait aspiration à l’émancipation, mais encore faut-il qu’elle soit acceptable et acceptée par le corps sociale, donc visible. Quant au contenu de l’aspiration à l’émancipation, il peut consister en différents degrés. La liberté à laquelle elle postule peut prendre des contenus et formes diverses. Aujourd’hui, elle se trouve circonscrite dans des catégories juridiques, telles que l’indépendance ou le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais quelles que soient ces catégories, elles ont toutes pour objet l’aspiration à la dignité, dans le sens où le groupe aspire à une relative maîtrise de sa destinée, qui suppose, compte tenu du contexte, un degré d’autonomie et d’autodétermination le plus élevé possible. Aussi, dans notre démarche, notre perspective fut-elle la recherche du sens, des fins ou des finalités de l’action des dominés pour accéder à ce minimum de dignité. Ce sens étant la recherche de la vie bonne tout en obéissant aux normes (31), les dominés subissent plus ces dernières qu’ils ne contribuent à les construire.
Par référence au sens tel qu’il vient d’être évoqué, si l’aspiration des dominés et subalternes est, de manière plus ou moins explicite, d’accéder à plus de dignité, celle-ci est multidimensionnelle. Faute de pouvoir contrer les facteurs immatériels de soumission, les dominés ont tout intérêt à les comprendre pour les déconstruire. Mais cette capacité de déconstruction n’a pas toujours été possible. Aujourd’hui, elle le devient grâce à la compréhension des représentations négatives, souvent exploitées par tous ceux qui ont intérêt à ce que la domination persiste.
Appliquée aux Français d’origine non-européenne, autant que les connaissances des sciences sociales, humaines et historiques le permettent, leur condition fut caractérisée durant longtemps par le mépris (32). Aujourd’hui, leur condition politique, encore largement déterminée par une certaine continuité historique, puise ses fondements sinon dans l’idéologie coloniale au moins dans des représentations européocentriques. La relative reconnaissance à laquelle ont accédé ces citoyens est plutôt de type formel, dans la mesure où elle ne remet pas fondamentalement en cause la domination (33). Bien au contraire, elle donne le sentiment d’une autonomie alors qu’elle ne fait que reproduire les rapports de subordination. Ces derniers sont aujourd’hui, en raison de la dévalorisation sociale et culturelle d’une catégorie de la population, l’œuvre d’appareils idéologiques et politiques, qui produisent des représentations et des lectures différencialistes discriminatoires du monde.
Parmi ces représentations, ont cours, depuis la fin de la Guerre froide, différentes variantes du « choc des civilisations » qui tendent à essentialiser les rapports politiques des Français au regard de ceux qui sont d’origine non-européenne et particulièrement ceux de culture musulmane. L’approche en terme de compétition des « civilisations » force le trait des expressions identitaires au détriment des oppositions d’intérêts sociaux ou nationalistes (nord/nord, nord/sud, sud/sud) qui prévalaient pendant la Guerre froide. Certains acteurs du débat politique et intellectuel ont désigné, depuis les années 1980, l’islam politique, l’islamisme, voire l’islam tout simplement et, de fait, le musulman, comme le nouvel ennemi des sociétés occidentales et de leurs valeurs. + discours de Dakar –(juillet 2007) 
Cette conception pénètre les luttes internes, notamment en France, où la terre et une certaine conception fermée de la culture française deviennent des éléments d’identité nationale (34). Or, l’identité, qu’elle soit voulue ou prescrite, ne suffit pas à elle seule à définir les entités humaines. Il découle que la lutte politique en France aujourd’hui, s’agissant des Français d’origine non-européenne en particulier, doit être appréhendée, en plus de l’identité, multiforme et non-unique, sous l’angle de la participation politique, étant entendu que les deux aspects se déterminent l’un l’autre.
En conséquence, la condition politique analysée sous l’angle de la participation, d’une catégorie de population à la délibération et à la décision publiques, pose à notre sens deux questions fondamentales : la cohésion collective et les moyens d’y parvenir. Les revendications pour une meilleure représentation sont entre autres motivées par un désir de justice et de reconnaissance de leurs auteurs. La question est de définir les critères et les modalités de cette représentation. Lorsque la société est homogène ou considérée par ses membres comme telle, c’est-à-dire, constituée par un groupe appartenant plus ou moins à une même ethnie et ayant une langue, une religion, une culture… communes, la difficulté se situe moins dans la représentation politique que dans la répartition des ressources. Mais lorsque les éléments constitutifs de la société sont hétérogènes, en plus de l’exigence d’une répartition juste des ressources, qu’est-ce qui détermine la cohésion de l’ensemble du groupe ? En d’autres termes qu’est ce qui fait ou peut faire ciment et quelles sont ses conditions ? La langue, l’ethnie, le territoire, la religion, la culture ? Toutes ou quelques-unes suffisent-elles ? En tout cas, la réunion de toutes dans une même société est difficile à réaliser.
Nous ne pouvons donc pas se nous départir de considérations et de préoccupations qui renvoient à la question fondamentale de la justice. Les règles et modalités de conquête et d’exercice du pouvoir en France obéissent-elles, aujourd’hui, à ce principe ? Force est de constater que, notamment au regard de la condition politique des Français d’origine non-européenne, la réponse est négative. Mais quelles sont les conditions ou les conditions minimales pour contribuer à cette finalité de justice ?
De plus et au moment où nous arrivons à la fin de nos propos, de nombreux évènements ont lieu dans le monde qui tous sont porteurs de changements profonds et ont un lien commun : l’aspiration à la dignité et à la démocratie. Les soulèvements des peuples des pays arabes, le mouvement des indignés en Europe, l’alternance politique en France, la crise financière, le problème de la dette publique, les menaces d’atteintes à l’écosystème… rappellent une évidence : le pouvoir politique ne peut pas ne pas garantir un minimum de justice et de conditions de vie collective. Cette exigence ne doit pas seulement nous être appliquée, ici et maintenant, mais également aux autres, d’ailleurs et des générations futures. Dès lors la représentation politique, comme condition de la participation de tous et pour tous à la décision publique, donc qui concerne le destin collectif, constitue la question fondamentale. Sa légitimité n’est aucunement à prouver, elle est déterminée par la réalisation de ce bien commun !
C’est donc la question redoutable du sens ou de la finalité du pouvoir qui reste posée. Et bien que la représentation politique de notre catégorie de population, les Français d’origine non-européenne, soit motivée par une recherche de reconnaissance à leur endroit, elle sera d’autant plus légitime si elle a pour objet la démocratisation de la société tout entière avec comme finalité la justice au sens de bien commun.

Adda BEKKOUCHE,
Membre du Conseil scientifique d’Attac. Dernier ouvrage : La condition politique des Français d’origine non européenne. Du mépris à la reconnaissance formelle, éditions du Cygne, Paris, mars 2012.


[1] Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 1980.

[2] Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, La Découverte, Poche, Paris, 2009.

[3] « Le concept de représentation sociale désigne une forme de connaissance spécifique, le savoir de sens commun, dont les contenus manifestent l’opération de processus génératifs et fonctionnels socialement marqués. Plus largement, il désigne une forme de pensée sociale. Les représentations sociales sont des modalités de pensée pratique orientées vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l’environnement social, matériel et idéal. En tant que telles, elles présentent des caractères spécifiques au plan de l’organisation des contenus, des opérations mentales et de la logique. Le marquage social des contenus ou des processus de représentation est à référer aux conditions et aux contextes dans lesquels émergent les représentations, aux communications par lesquelles elles circulent, aux fonctions qu’elles servent dans l’interaction avec le monde et les autres. » Denise Jodelet, « Représentations sociales : phénomènes, concepts et théorie », in Serge Moscovici, Psychologie sociale, PUF, Paris, 1984, pp. 357-378.

[4] Les Allemands désignent l’immigré de Gastarbeiter, ce qui veut dire travailleur hôte !

[5] Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 208.

[6] Ibidem, p. 9.

[7] Alain Caillé, “ De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi ”, Revue du MAUSS, op. cit., pp.8-9.

[8] Abdelmalek Sayad, « Immigration et ‘‘pensée d’Etat’’ », Actes de la recherche en sciences sociales, 1999, vol. 129, n° 1, p. 11.

[9] Emmanuel Renault, « Reconnaissance, institutions, injustice », Revue du MAUSS, op. cit., pp.180-195.

[10] Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Histoire de la souveraineté du peuple français, Gallimard, Coll. folio/histoire, Paris, 2000, pp. 18-20.

[11] Hannah Arendt, op. cit., p. 92.

[12] Nous verrons plus loin, ces questions de fond soulevées, entre autres, par Rousseau et leurs traductions en fictions et concepts mis en œuvre par la Révolution bourgeoise française. Voir les développements sur l’idée de nation, p… et s.

[13] Il y a de nombreuses sortes d’opinions, celle que l’on qualifie d’opinion publique est la plus répandue et, hélas, à laquelle la majorité du personnel politique est la plus attentive. Il existe des opinions propres à chaque groupe culturel ou socio- professionnel : communauté éducative, communauté hospitalière, communauté scientifique, etc.

[14] Il n’est pas dans ces propos de traiter de ces questions. Il serait utile toutefois de signaler parmi quelques ouvrages celui de Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Liber - Raisons d’agir, Paris, 1997 et l’émission de télévision réalisée par Daniel Schneidermann, Arrêt sur images, diffusée jusqu’en juin 2007 sur la chaîne de télévision « La 5 » et supprimée depuis. Aujourd’hui, elle diffuse sur Internet à l’adresse : http://www.arretsurimages.net.

[15] Louis Althusser, Les appareils idéologiques d’Etat, Editions de Minuit, Paris, 1971.

[16] Alors que le processus idéologique de domination fut pendant longtemps implicite, tout en s’accentuant, il est devenu ces dernières années plus explicite. A l’aide notamment de la télévision le conditionnement idéologique permet d’affirmer que le cerveau du téléspectateur doit être disponible pour le préparer à l’achat de produits commerciaux. Ainsi, Patrick Le Lay, alors directeur général de TF1, déclarait-il en juillet 2004 : « Soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca Cola, par exemple à vendre son produit [...] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est à dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible [...] » Dépêche AFP du 9 juillet 2004, reprise notamment par Libération (10-11/07/04) : « Patrick Le Lay, décerveleur ».

[17] « On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée de la vie bonne et obéissance aux normes l’opposition entre deux héritages : l’héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique (de telos, signifiant "fin") ; et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique (déontologique signifiant précisément "devoir"). Je me propose, sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, de défendre », Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, Paris, 1990, p. 200.

[18] En d’autres termes, la démocratie d’opinion pose le problème de la propriété des grands médias et du soutien dont ils peuvent bénéficier des pouvoirs publics. Ceci pose aussi le problème de la connivence entre détenteurs de grands médis et des responsables politiques ou de l’utilisation de certaines formes d’informations par ces derniers. Mais toute la difficulté est, en étant en démocratie d’opinion, de garantir la liberté d’expression, ce qui risque d’accentuer la démocratie d’opinion.

[19] Il s’agit bien des Français d’origine non-européenne, mais nous utilisons la notion, importée du Canada, de minorité visible car elle fut surtout vulgarisée et est toujours utilisée par les médias télévisés.

[20] Christian Godin, Dictionnaire de la philosophie, Fayard / Editions du temps, Paris, 2004.

[21] Lutte au sens d’Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit.,

[22] Cette distinction a été clarifiée par W. Dilthey en différenciant les sciences sociales des sciences de la nature : Wilhelm Dilthey, Introduction to the Human Sciences : An Attempt to Lay a Foundation for the Study of Society and History, Wayne State University Press, 1989, cité par Sophie Heine, Les résistances altermondialistes à l’Union européenne : Analyse comparative des idéologies d’Attac-France et d’Attac-Allemagne, Revue internationale de politique comparée, De Boeck Université, 2008/4 - Volume 154, p. 605.

[23] L’ethnocentrisme « consiste à ériger de manière indue, les valeurs propres à la société à laquelle j’appartiens en valeurs universelles. L’ethnocentriste est pour ainsi dire la caricature naturelle de l’universaliste : celui-ci, dans son aspiration à l’universel, part bien d’un particulier, qu’il s’emploie ensuite à généraliser ; et ce particulier doit forcément lui être familier, c’est-à-dire, en pratique, se trouver dans sa culture », Tzvetan Todorov, Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, Coll. Points/essais, Paris, 1989, p. 21-22.

[24] Sophie Cloutier, « La pluralité arendtienne en réponse aux débat libéraux-communautariens », Phares, vol. 7, 2007, Université Laval, Québec. Url de référence : http://www.ulaval.ca/phares/vol7-07/texte07.html, consulté le 2 février 2012.

[25] Comme nous l’avions examiné plus haut, conformément aux travaux de Nancy Fraser, la problématique est double, dans la mesure où l’approche de la reconnaissance ne doit pas ignorer celle de la redistribution.

[26] Comme nous l’avons souligné plus haut, ce combat politique peut être daté de La Marche pour l’Egalité, en 1983.

[27] D’aucuns diront islamophobie. Ce terme réduit la réalité et la gravité de l’attitude et l’acte concernés. Le fait est qu’il s’agit bien d’une catégorie de population : les musulmans. Porter l’expression sur le rejet d’une religion, l’islam, atténue de manière symbolique la gravité de l’acte d’exclusion, mais il reste néanmoins ségrégationniste.

[28] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., pp. 140-141.

[29] Dans le cadre des élections présidentielle de 2012, le discours politique de droite a rarement autant essayé de faire diversion pour consacrer la stigmatisation et la discrimination multiforme des immigrés et, par voie de conséquence, des Français d’origine non-européenne. Cette évolution confirme, concernant ces Français, l’existence d’une condition politique subalterne, dont les fondements puisent leurs racines dans l’idéologie séculaire qu’est l’européocentrisme.

[30] Cf. W. Dilthey, Introduction to the Human Sciences : An Attempt to Lay a Foundation for the Study of Society and History, op. cit.

[31] Cf. note 68.

[32] Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance et La société du mépris, op. cit.

[33] Louis Althusser, cité par Axel Honneth, La société du mépris, op. cit., pp. 245 et s.

[34] Nicolas Sarkozy discours de Poligny, 27 octobre 2009.