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A propos du concept d’hégémonie (Philippe Corcuff)

Membre du Conseil scientifique

dimanche 10 septembre 2017, par Martine Boudet

1) Un rapport critique et nuancé à la notion d’inspiration gramscienne d’hégémonie dans la critique de l’impact des idées néolibérales

Un des risques dans l’usage de la notion d’« hégémonie » est d’homogénéiser a priori les bricolages idéologiques composites autour du néolibéralisme ; un usage prudent devant prendre en compte les bricolages propres à un matériau composite, voir par certains côtés contradictoire.
Toujours, dans cette dimension composite des constructions idéologiques, ce sont souvent historiquement des usages diversifiés, voire opposés, qui contribuent à fabriquer la stabilisation d’évidences à la fois partagées et disputées, car objets de conflits. Luc Boltanski a bien mis en évidence cet aspect dans la stabilisation des évidences autour du groupe « cadres », des années 1930 aux années 1970, c’est-à-dire en passant d’une période où la notion même de « cadres » n’existait pas à une autre où elle allait de soi (par exemple, les usages du syndicat de cadres CGC et ceux de la CGT, avec sa branche « cadres », continuant à être opposés, mais en même temps participant à faire vivre l’évidence de l’existence des « cadres » : voir Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982).
Par ailleurs, la diffusion des idées néolibérales par les cercles dominants et leurs appropriations au sein de la population devraient être considérés comme deux pôles non nécessairement homogènes. Le chercheur britannique Stuart Hall (qui utilisait la notion gramscienne d’hégémonie) a proposé sur ce plan un modèle intéressant de « codage/décodage », c’est-à-dire un « codage » des messages dominants en fonction de stéréotypes et des écarts dans le « décodage » par les récepteurs, autorisant des transformations des messages dominants et même des rapports critiques (voir S. Hall, « Codage/décodage », manuscrit initial de 1973,, revue Réseaux, n° 68, novembre-décembre 1994 ; disponible sur internet : http://enssibal.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/).
Enfin, il faudrait prendre au sérieux la récente hypothèse de Luc Boltanski selon laquelle une « idéologie dominante » ne serait pas nécessairement dominante dans la société, mais serait une idéologie de dominants. La fonction principale alors de ces idéologies dominantes serait « la disciplinarisation des classes dominantes elles-mêmes » et la recherche d’un maintien d’« une relative cohésion entre les différentes fractions qui composent ces classes » (L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 71), moins qu’une prégnance sur les classes dominées (ibid., p. 72)

2) Une critique de la notion d’« hégémonie » dans la perspective émancipatrice

La notion d’« hégémonie » demeure dans la perspective de la définition dominante de la politique moderne occidentale calée sur la figure de l’Etat-nation. Le Britannique Thomas Hobbes a été l’un des premiers à en donner une formule systématique dans son Léviathan (1651) : le passage du Multiple à l’Un. Aujourd’hui encore la politique se dit de manière dominante avec les mots « unir », « unité », « unification ». La conquête de l’hégémonie culturelle dans une perspective gramscienne dans la perspective d’une société socialiste apparaît donc aussi comme une telle construction unitaire. Or, cette logique d’inspiration étatiste tend à écraser la pluralité humaine, d’une part, et à concentrer les pouvoirs du côté des porte-parole de l’unité (via le mécanisme de la représentation privilégié aussi par Hobbes). Cela apparaît inadapté à une logique d’émancipation (tant parce que cela entrave l’expression de la pluralité humaine que parce que cela porte la domination politique des représentants sur les représentés). Pourtant, comme le note fort justement le Comité invisible :
« De l’unité, il ne reste que la nostalgie, mais elle parle de plus en plus haut.  » Maintenant, Paris, La Fabrique, 2017, p. 27)
Dans son ouvrage inachevé Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950-1959, Paris, Seuil, 1995), Hannah Arendt dessine un autre chemin que les politiques traditionnelles de l’unité. Elle avance d’abord :
« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine.  » (p. 31)
Et elle précise :
« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents.  » (ibid.)
La politique consisterait à créer des espaces communs en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un. Le Comité invisible le dit un peu autrement, en parlant de création par les singularités d’« un espace politique où composer leur hétérogénéité » (Maintenant, op. cit., p. 30).
Par ailleurs, la conquête de l’hégémonie culturelle chez Gramsci prend sens dans un cadre principalement agonistique, la politique étant avant tout « guerre », « combat », « rapports de forces », « conquête », « victoire », etc. Or, une politique émancipatrice ne peut être seulement ou principalement agonistique, à la différence des politiques conservatrices à qui peut suffire de « gagner », car elle doit aussi explorer, expérimenter, créer des formes de vie qui n’existent au mieux qu’à l’état embryonnaire. Elle devrait être agonistique et exploratrice.
Ces critiques convergent pour inviter à réélaborer radicalement la façon de concevoir les composantes culturelles des alternatives émancipatrices au capitalisme et aux autres formes d’oppression par rapport à la notion d’hégémonie.

3) Les intersections, les interactions et les tensions entre les idées néolibérales et les processus d’extrême droitisation

A un moment où le néolibéralisme est davantage critiqué, une extrême droitisation idéologique et politique mettant en avant des thèmes nationalistes, identitaires et ultra-conservateurs trace son chemin en France, en Europe ou aux Etats-Unis (voir sur le cas de la France : Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, Jean-Loup Amselle,Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014, Philippe Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, 2014, et Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2017). Ella a un effet d’aimantation tendancielle des débats (sur le mode du « champ magnétique des fascismes » dont parle l’historien Philippe Burrin à propos des années 30, dans La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945, 1e éd. : 1983, Paris, Seuil, 2003, collection « Points Histoire », chapitre II). Cet ultraconservatisme peut se présenter comme une critique du néolibéralisme, tout en ayant des rapports composites avec lui (ambiguïtés de Donald Trump ou association avec social-libéralisme chez Manuel Valls, par exemple). Cette aimantation apparaît transversale et touche aussi la gauche et la gauche radicale. Des tuyaux rhétoriques confusionnistes, caractérisés notamment par « l’ambivalence », des « ambiguïtés » et le « flou » (selon les expressions utilisées dans le cas des années 30 par l’historien Pierre Laborie, dans L’opinion française sous Vichy. Les Français et la crise de l’identité nationale, 1936-1944 1e éd:1990, Paris, Seuil, collection « Points Histoire », 2001, notamment pp. 93 et 121-132), facilitent cette aimantation.
Il s’agirait de mieux saisir les rapports entre néolibéralisme et extrême droitisation dans la période.